Pauvre vicaire ! Il était fort en exégèse, et ses professeurs l’avaient fortement stylé en hébreu et en grec ; et quand il tombait sur un passage obscur dans le livre de Job ou dans celui des Proverbes, la peur s’emparait de lui, il enfilait ses bottes et courait à Berne, car cette matière était tout ce qu’il y avait de plus sérieux pour lui. Quand alors quelqu’un lui disait qu’un point était déplacé ou que le problème en question se rapportait à ce qui suivait et non à ce qui précédait, qu’il recevait ainsi en mains la clef lui permettant d’entrer dans le sanctuaire fermé, il était à nouveau heureux, rentrait en courant à la cure, la tête remplie de lumière, arpentait à grands pas le plancher de sa chambre ; il lui semblait que tout le monde devait voir à son air ce qu’il avait rapporté de nouveau et quelle base profonde il avait trouvée. Mais hélas ! aucun professeur n’avait prononcé un seul mot au sujet de l’exégèse de la vie ; l’université n’avait pas institué de chaire pour cette matière, ni non plus les plus grands bonzes de la faculté de théologie ne l’avait sérieusement stylé en cette matière. C’est magnifique de pouvoir ruminer sur les dialogues de Platon pour y découvrir ce que Platon voulait dire ; et de pouvoir lire chez Cicéron comment il a su dire son fait à Verrès ; il n’est pas moins intéressant de connaître le nombre des manuscrits du Nouveau Testament, de discerner leur valeur respective, de disserter sur les termes archaïques grecs et sur les passages en langue chaldéenne, de saisir les relations profondes qui existent entre les mythes hindous et assyriens. J’irais jusqu’à dire que tout cela est parfait et nécessaire même.
Aussi l’être humain qui possède un œil peut-il s’estimer heureux, car que serait l’être humain s’il n’avait aucun œil ! Mais il est plus beau et mieux de posséder deux yeux plutôt qu’un seul ; Dieu nous a donné deux yeux, et l’être humain qui n’en possède qu’un seul restera toujours à moitié aveugle. Dieu nous ayant donné deux yeux, Il nous a donné aussi deux livres, le vieux livre sacré dont un vicaire n’est pas seul à faire l’exégèse, mais que chaque chrétien doit comprendre ; mais il y a aussi ce magnifique livre qui est vieux et pourtant nouveau chaque jour, ce magnifique livre né d’une source divine, comme naît un fleuve alimenté par d’innombrables ruisseaux ; sur ce livre nourri par des sources jaillissant de chaque poitrine humaine, Dieu envoie son souffle vivifiant et le décrit feuille par feuille devant les yeux de chaque humain.
Et de même que les deux yeux s’entraident de façon inexplicable, que l’un sans l’autre se sent abandonné et solitaire, réduit dans sa qualité par rapport à autrefois, ainsi en est-il de même pour le premier livre et l’autre livre ; un livre jette sa lumière sur l’autre livre, les deux se donnent un courant de vie, et les deux livres restent pour le moins dans le demi-jour sans l’autre.
L’être humain qui ne sait lire qu’un livre est pour ainsi dire seulement à moitié homme, doué d’une demi intelligence, ou bien il est semblable à quelqu’un qui n’aurait qu’un œil. S’il ne sait lire que sa chère vieille Bible, il parvient certes à connaître ce qui a été, mais non ce qui est ; il comprend ce que Dieu est, mais la façon dont il règne sur le monde lui reste cachée, il parvient à connaître les contenus de la foi, mais sans trouver son chemin dans la vie. Mais celui qui lit seulement le livre de la vie, ne cesse de lire sans jamais parvenir à découvrir un sens, bien qu’il lise toutes les phrases les unes après les autres sans en comprendre le sens, glisse une perle après l’autre sur un fil interminable sans parvenir à confectionner un collier, il ne cesse de courir sans parvenir à la sortie, cherche sans trouver ce qui est juste ; il ne trouve pas l’esprit dans le corps, ni Dieu dans le monde, et c’est pourquoi il ne trouve pas le salut, car le salut réside uniquement auprès du Saint-Esprit qui est notre Père dans les cieux. Là où le premier livre est ouvert aux yeux des humains, ils comprennent la chute et la désobéissance des premiers parents au paradis et la nécessité d’un Sauveur pour permettre à l’homme déchu d’obtenir la résurrection ; mais ils ne comprennent pas leur propre déchéance, ignorent les moyens de se redresser ; et là où ils ne font que lire l’autre livre, leur chute leur apparaît plus que compréhensible, mais sans l’intervention nécessaire d’un Sauveur ; la résurrection que la vie exige semble résider pour lui dans la sphère de sa propre force.
Mais pour les êtres humains qui fixent leurs deux yeux sur les deux livres, le ciel et la terre s’approchent d’eux, le ciel s’ouvre, les anges de Dieu s’élèvent et descendent, des flots de révélations divines transfigurent la vie, sanctifiant les circonstances de la vie, la Bible donne sa consécration à la vie, la vie rend la Bible vivante. Dieu devient vivant pour eux et éclaire leur propre poitrine. Ils constatent que Dieu veut attirer les hommes vers Lui, alors que de leur côté, en voulant abattre Dieu dans la poussière, ils sentent le combat qui se livre dans leur propre âme, finissent par reconnaître dans une profonde humilité qu’ils sont des êtres coupables ; cependant, grâce à leur joyeuse confiance, ils reconnaissent qu’ils sont appelés à une vocation élevée et que Dieu exerce son pouvoir sur leurs péchés. Dieu est leur vie, et leur vie est pour Dieu ; qu’est-ce qui les sépare encore de Dieu quand, dans leur recueillement et leur désir d’être sauvés, ils lisent avec leurs deux yeux, les deux livres ?
Mais c’est précisément là que réside le malheur : la plupart des humains ne lisent qu’un seul livre, les uns lisant celui-ci, les autres celui-là ; et ils croient vraiment lire tout ce qui est à lire, et puis il y en a un qui a lu ceci et l’autre quelque chose d’autre ; ils se disputent terriblement, comme le font ceux qui sont à moitié aveugles, dont l’un ne voit que les fleurs qui sont à gauche, l’autre celles qui sont à droite ; les unes étaient roses, les autres bleu ciel, et l’un veut que toutes les fleurs aient été bleu ciel, tandis que l’autre les voyait roses ; l’un blâme l’autre, l’un porte la main sur un autre, tous les deux se figurent être dans leur droit sacré, et personne ne pense qu’il n’a porté ses regards que vers la gauche ou vers la droite. Bien sûr, il arrive souvent aussi que les yeux soient figés ; ils ont beau lire n’importe quel livre, ils n’y trouvent pas la vérité, n’y trouvent rien d’autre que l’erreur dans la-quelle leur âme se trouve. C’est ainsi, par exemple, qu’Antoni Unternährer trouva dans la Bible les cochonneries qui étaient nées dans son âme concupiscente ; il y en a d’autres qui, de la même façon, ne trouvent dans la vie que ce que leur propre cœur jette dans leur âme, n’ânonnent de cette matière que leur volupté, leur amour, leurs vœux et leurs haines, leurs jalousies et leurs aspirations, et ce qu’ils croient avoir trouvé doit être la vérité absolue et objective ; c’est pourquoi ils se disputent, tels de petits philologues invétérés ; et si leurs paroles ne parviennent pas à convaincre, ils passent à des voies de fait. Heini ressemble à Hans et Hans à Heini, et Anne Mey, qui ne sait que filer, et encore que de la filasse, n’est pas plus mauvaise qu’un petit pédagogue qui n’a que le truc de Wurst dans le ventre et le livre d’arithmétique de Buss1 dans les mains.
Ce qui est mauvais précisément, c’est que les personnes qui ont fait des études méprisent de plus en plus la vie, contrairement au commun des mortels qui, par réaction naturelle, méprisent le livre sacré dont les uns pensent qu’il est démodé, tandis que les autres sont d’avis que la vie n’a pas de sens et qu’on apprend à la comprendre automatiquement comme les garçons apprennent à siffler ; les uns croient que lorsqu’une personne est capable de parcourir les textes bibliques par-ci par-là comme une magicienne, elle est une ensorceleuse, et quand elle peut énumérer à l’aveuglette les catégories des anges, elle est elle-même un ange ; mais les autres pensent que quand quelqu’un peut le mieux tirer profit de la vie à son avantage et pour assouvir ses instincts, il est Dieu lui-même, maître de la vie.
C’est ainsi que naît un terrible simplisme qui sème la confusion dans les choses les plus simples en creusant un fossé qui sépare irréparablement les hommes ; on en arrive alors à la confusion des langues où plus personne ne comprend son prochain, ni ne peut être un frère pour son prochain.
Jeremias Gotthelf,
Anne-Bäbi Jowäger,
L’Âge d’Homme, 2004, p. 471-474.
Traduction de Raymond Lauener.