Sous le tumulte de toutes mes passions qui me submergeaient au point que je ne pouvais reprendre haleine, je ne cessais de prier Dieu de me donner un ami, un sage et probe ami dont j’avais perdu jusqu’à l’image. Je n’avais goûté que le fiel de la fausse amitié et à satiété l’insuffisance des meilleures. Un ami qui pût me donner la clé de mon cœur, le fil conducteur de mon propre labyrinthe – tel était souvent le désir que je concevais sans en comprendre ni saisir justement le contenu. Grâce à Dieu, je trouvai cet ami en mon cœur où il s’était glissé, alors même que je sentais le plus vivement le vide, l’obscurité et le désert qui y régnaient. J’avais lu une première fois l’Ancien Testament jusqu’à la fin et le Nouveau Testament deux fois de suite. Je me disposai à une nouvelle lecture et il me sembla percevoir comme la couverture sur ma raison et mon cœur, qui m’eût empêché de pénétrer le livre une première fois. Je résolus donc de le relire avec plus d’attention et plus d’ordre et avec plus de faim, et de noter les pensées qui surgiraient.
Ce commencement, alors que je n’apportais que des notions fort imparfaites et troubles de la Parole de Dieu pour la lire, je l’entrepris avec plus de sincérité le 13 mars que jadis. Plus j’avançais, plus ce livre me semblait nouveau, plus divinement j’en éprouvais le contenu et l’effet. J’eus honte d’avoir osé comparer mes autres livres au livre de Dieu, d’avoir jamais osé les mettre en concurrence, d’avoir même pu les préférer au Sien. Je trouvais l’unité de la volonté divine dans la Rédemption de Jésus-Christ, je découvrais que toutes les histoires, tous les miracles, toutes les lois et toutes les œuvres de Dieu convergeaient sur ce centre, afin de mener l’âme de l’homme hors de l’esclavage, de la cécité, de la démence et de la mort des péchés, vers la suprême béatitude et vers l’acceptation de tels biens dont la grandeur doit nous effrayer encore davantage que notre indignité ou la possibilité de nous en rendre dignes quand ces biens nous révèlent l’une ou l’autre.
Je reconnus mes propres crimes dans l’histoire du peuple juif, c’était là ma propre vie que je lisais et je remerciais Dieu de sa miséricorde envers son peuple, parce que seul pareil exemple pût me fonder dans la même espérance. Ce fut avant tout dans les livres de Moïse que je fis cette rare découverte que les Israélites, si intraitables qu’ils puissent nous paraître en certains cas, n’attendaient de Dieu que ce qu’il était dans la volonté divine de faire pour eux, qu’ils reconnaissaient leur désobéissance avec ardeur comme jamais aucun pécheur repentant, qu’ils n’en oubliaient pas moins aussi rapidement leur repentir mais que dans l’angoisse de ce dernier ils n’imploraient que la venue d’un Sauveur, d’un médiateur sans lequel ils n’eussent pu ni craindre ni aimer Dieu justement. […]
Tout ceci me paraissait plein de mystère, je lus le 31 mars au soir le cinquième chapitre du cinquième livre de Moïse et pensant, dans une méditation profonde, à Abel dont Dieu dit : La terre a ouvert sa bouche pour recevoir le sang de ton frère – je sentis battre mon cœur, j’entendis une voix dans les profondeurs gémir et se lamenter comme la voix du sang, la voix d’un frère égorgé, menaçant de le venger si je n’écoutais à temps le cri de ce sang et continuais à me boucher les oreilles ; – ce cri qui rendit Caïn instable et fugitif. Tout à coup je sentis mon cœur sourdre et se répandre en larmes – il me fut impossible plus longtemps – il me fut impossible de cacher à mon Dieu que moi, j’étais le fratricide, le meurtrier de son Fils unique.
Johann-Georg Hamann (1730-1788)
Dans : Pierre Klossowski, Les Méditations bibliques de Hamann, Éditions de Minuit, Paris, 1948, p.