« Un médecin[1], au moins aux États-Unis, ne vous annoncera pas qu’un homme est mourant. Il vous dira que le diagnostic, en ce moment, demeure sans signe significatif d’encouragement »[2]. Cette citation de l’économiste J.K. Galbraith, illustre le fait que toute expression linguistique possède un contexte d’utilisation qui lui est propre. Il serait déplacé de la part d’un médecin de laisser échapper « votre mari est en train de mourir, Madame », ce qui choquerait à bon droit sa sensibilité.
De même, le fait que la forme se rapporte au contenu concerne aussi le livre de la Genèse. Dans quelle mesure ce livre constitue-t-il un produit littéraire, ou, comme certains le nomment, un produit éclectique[3], se reposant fortement sur d’autres cosmogonies[4] dans son expression de la vérité ? Doit-on s’inquiéter ou se placer sur la défensive lorsque des savants érudits traitent les textes en termes de poésie génésiaque, d’apport symbolique, de traits mythologiques ?
Hypothèse de Cassuto
Dans son commentaire, Umberto Cassuto[5] pense que la clé de la compréhension des trois premiers chapitres de la Genèse réside dans l’évaluation de l’histoire et des principes des traditions littéraires et thématiques environnantes. Son hypothèse est des plus intéressantes, dans la mesure où elle rejette totalement celle de la haute critique des sources JEP[6] comme base de son exposé. L’auteur[7] soutient que non seulement il existait des histoires, des légendes et des mythes multiples sur la création et le jardin d’Éden dans le milieu culturel païen environnant (nombre d’entre eux ayant déjà reçu une forme littéraire en des poèmes épiques[8]), mais qu’il existait aussi des cycles[9] de poèmes narratifs et d’épopées[10] nationales antérieures au récit biblique chez les Israélites, concernant la création et le début de l’histoire du monde.
L’auteur pense trouver des indices permettant de conclure à l’existence de ces narrations dans la Genèse et d’autres parties des Écritures, sous la forme d’allusions faites à la création du monde, par exemple à l’histoire de Rahab prince de la mer, qui se souleva contre Dieu, que Dieu battit et mit à mort (cf. Job 38:4-7 ; Es.40:21-22). Le caractère fugace de ces allusions montrerait que les auteurs bibliques touchaient à des sujets bien connus du peuple auquel ils s’adressaient.
Bien qu’il s’agisse ici clairement d’une forme d’hypothèse des sources parmi d’autres, Cassuto veut surtout montrer que les prophètes ne s’appuyaient pas sur les mythes païens contemporains : un tel syncrétisme[11] leur était en abomination. Il n’est pas non plus concevable qu’ils aient simplement accommodé leur message avec le consensus culturel, (méthode aujourd’hui fort populaire !) en fermant les yeux sur certains éléments connus et bien acceptés des Israélites. En fait, leur but est d’exposer le caractère totalement fallacieux des mythes païens en soulignant le contraste avec la révélation divine qui exalte Yahweh, le seul Dieu vivant, Créateur du ciel et de la terre.
Cette hypothèse peut-elle être réconciliée avec une lecture simple et claire de la Genèse ? Nous en dirons plus à ce sujet dans la critique ci-après. Pour l’instant, nous nous contenterons de nous référer à E.J. Young[12], qui soutient qu’en composant le Pentateuque sous inspiration divine, Moïse peut certes avoir fait des emprunts à des documents existants à son époque[13].
Pour illustrer la thèse de Cassuto en Genèse 1.9 par voie d’exemple, les eaux, alors qu’elles recouvraient tout sous les cieux, devaient être rassemblées en une seule place, provoquant l’émergence des terres aux autres endroits. Le refrain « et il en fut ainsi » souligne que cela fut accompli par la seule parole de Dieu, de manière infaillible et immédiate[14] La lecture des mythes mésopotamiens et cananéens de la création montre un récit fort différent, celui des dieux principaux faisant la guerre au dieu de la mer. Selon Cassuto, une tradition poétique similaire devait exister chez les Israélites[15] relatant l’histoire de Rahab, seigneur des mers, qui s’opposa à la volonté de Dieu en refusant de confiner l’eau à l’intérieur de limites données, jusqu’à ce que le Très Saint le vainquit et le fit périr, et confina l’eau à l’intérieur de limites définies, qu’elles ne puissent plus jamais franchir. Selon Cassuto, il en existe des traces en dehors de la Torah[16]. Il n’y a pas de trace de guerre entre dieux, seulement la révolte de l’une des créatures contre son Créateur ; comme le dit Cassuto, « … la tradition a acquis un profil mieux accordé à l’esprit du peuple d’Israël ».
Il avance que les prophètes et les poètes des générations postérieures à l’exil (moins susceptibles d’avoir subi l’influence de la mythologie païenne), étaient accoutumés à revêtir leurs idées d’un style poétique, de faire allusion aux anciens récits épiques au sujet de la révolte de la mer dans les images poétiques et des figures de style ; tandis que les rabbins incluaient dans leur tradition le mythe de la révolte de la mer[17], « la Torah, qui utilise un style prosaïque simple, sans fioritures en métaphores poétiques, ni figures de style comme support de ses enseignements, non seulement évite soigneusement[18] de faire usage de ce matériel poétique légendaire, qui, incorporé dans des écrits en prose, aurait pu être interprété littéralement par le lecteur, mais exprime une forme de protestation[19] contre ces mythes dont l’origine païenne était encore perceptible, et plus particulièrement contre les païens eux-mêmes ». E.J. Young accepte aussi l’idée de « protestation » en rapport avec Genèse 1-3[20].
Cassuto discute le fait que les passages de Ge. 1.6, 9, 14-15, 21 font en principe objection aux concepts païens, qu’ils soient mésopotamiens, cananéens, babyloniens ou d’Ugarit, d’une manière fort subtile qui leur est propre. Par exemple, Genèse 1.9 contiendrait en substance l’arrière-pensée suivante : « Loin de vous l’idée, comme chez les gentils, que la mer posséderait une puissance divine autonome capable, le cas échéant, de combattre le Créateur de l’univers ; n’allez pas imaginer que la mer puisse refuser d’exécuter la volonté de son Créateur et qu’Il fut ainsi forcé de la combattre et de la réduire à l’obéissance, comme le racontent les poètes israélites. Il est vrai que la Torah, elle aussi, relate que Dieu assigna un emplacement fixe à la mer, mais cela se fit sans suppression de la volonté de la mer, qui aurait transgressé les ordres divins. Dieu a dit : réunissons les eaux en un seul lieu ; il s’ensuit derechef : il en fut ainsi.
Si Cassuto a raison, nous trouvons en Genèse 1 un procédé fort subtil de démythologisation utilisé par les Écritures elles-mêmes, une éradication des prétentions du paganisme par des affirmations formulées dans un style non – figuré, non-abstrait que c’est Lui, Dieu, qui est SEIGNEUR. Le but du chapitre premier de la Genèse, serait d’enseigner que l’ensemble du monde et tout ce qu’il contient fut créé par la parole du Dieu unique, selon le conseil de sa volonté, qui opère de manière efficace. Le récit fait obstacle au paganisme environnant Israël, ainsi qu’aux traditions de nature folklorique qui prirent racine chez les Israélites eux-mêmes.
Cassuto spécule sur le fait que, lorsque les traditions poétiques d’Israël ne vont pas à l’encontre de l’esprit de la Torah, celle-ci ne se prive pas de récupérer certains éléments traditionnels. Des traces de ces éléments seraient décelées en Genèse 1:24 (construction poétique), jouxtant les passages écrits en prose de Ge. 1:23 et 25. Il existe des versets à rythme poétique tels Ge 1:27 qui, selon Cassuto, dénotent une tradition poétique antérieure au livre de la Genèse chez les Israélites ; la ligne « Ainsi Dieu créa l’homme », tétramètre de 6 syllabes, que l’on retrouve en d’autres versets de Genèse 1-3, est typique de la poésie épique des peuples orientaux de l’antiquité.
Il ne s’agit pas ici de prétendre que ces versets sont de simples citations de poèmes antiques, mais que, selon Cassuto, « … partout où, au cours de l’histoire biblique, écrite principalement en prose, l’importance particulière du sujet conduit à une exaltation du style le rapprochant du niveau poétique[21], la pensée entreprend, comme si cela était, de sa propre initiative, une orientation se conformant au schéma traditionnel de la poésie narrative – une orientation, en tous les cas, qui reste en rapport avec la tradition poétique ancienne »[22].
Cassuto poursuit : « la vérité que la Torah désire communiquer dans ce passage, que le monde dans son intégralité fut créé par la parole de Dieu, ne pouvait être affirmée en des termes abstraits comme un concept théorique. La pensée sémite évite les affirmations générales. C’est particulièrement vrai dans un livre comme le nôtre, qui n’a pas été écrit au seul usage des penseurs et d’une petite élite, mais à l’attention de tous, incluant le commun peuple, et qui se devait de formuler son message dans le langage de la description concrète.
Structure littéraire de Genèse 1
On peut discerner dans diverses parties du chapitre premier un système d’harmonie numérique autour du nombre sept – le nombre de la perfection et la base de l’aménagement ordonné de la création. Le travail du Créateur, qui porte la marque de la perfection absolue dans un ordre méthodique et sans défaut, se répartit en sept jours. En littérature akkadienne et d’Ugarit, il apparaît clairement qu’une série de sept jours consécutifs est considérée comme une période (unité de temps) parfaite, dans laquelle pouvait être produit un travail important, l’action durant six jours et trouvant son aboutissement le septième.
L’importance du nombre sept est démontrée par la fréquence avec laquelle il se manifeste en Genèse 1. Suite au verset d’introduction, le chapitre est divisé en sept paragraphes se référant chacun à l’un des sept jours. Le refrain « Il y eut un soir et il y eut un matin, ce fut le jour tel ou tel » soutient l’idée de cette division. Chacun des trois noms (Dieu, cieux, terre) qui se trouvent dans le premier verset et qui exprime les notions de base du chapitre, se trouve répété un multiple de sept fois : Dieu (35x), terre (21x), cieux (21x). Les dix expressions « et… dit… » peuvent se diviser en deux groupes : le premier contenant sept décrets divins ordonnant la formation des créatures (Qu’il y ait…) ; le second comprenant trois déclarations soulignant le souci de Dieu pour le bien-être de l’homme (trois étant le nombre permettant de faire ressortir un fait), à savoir : « faisons l’homme…, soyez féconds, multipliez-vous…, voici je vous donne toute herbe porteuse de semence… »
Selon Cassuto, les fréquentes occasions où l’on trouve le nombre sept, en hébreu, sont trop frappantes pour être de simples projections arbitraires ou de nature fortuite :
Genèse 1, §1 : les termes « lumière » et « jour » s’y trouvent 7 fois ; dans le §4, la lumière se trouve mentionnée 7 fois. §§ 2 et 3 : l’eau y est mentionnée 7 fois.
§§ 5 et 6 : les diverses formes de hayya (traduit par « êtres vivants » ou « bêtes ») s’y trouvent 7 fois. L’expression « cela était bon » apparaît 7 fois ; le premier verset contient 7 mots, le second 14 ; au septième paragraphe, chapitre 2.1-3a, qui traite du septième jour, se trouvent trois phrases consécutives (trois pour insister sur un point), chacune contenant sept mots autour de l’expression « le septième jour ».
Il apparaît donc une forme de symétrie numérique reliant toutes les parties du chapitre, propre à fournir, comme le souligne Cassuto, la preuve convaincante de son unité à l’encontre des commentateurs modernes – la grande majorité – qui considèrent que Genèse 1.1 – 2.3 est formé de la réunion de deux récits différents.
Structure littéraire de Genèse 2-3
La seconde partie clairement définie de Genèse 1-3 est Genèse 2.4 – 3.24. Son but est d’expliquer comment le mal peut exister dans un monde créé par un Dieu débonnaire et généreux, et pourquoi l’homme doit y endurer peine et souffrance. La réponse donnée au problème du mal est que le monde fut effectivement créé « très bon », mais que l’homme se corrompit dans sa conduite, ce qui eu pour résultat d’y faire entrer le mal.
D’autres leçons non moins importantes peuvent être tirées de ce texte, au sujet de l’attention portée par Dieu à l’homme par l’établissement d’une alliance et la promesse de son aboutissement, de la conscience innée de l’homme, de la récompense et de la punition, de l’unité de la race humaine et de sa solidarité dans le péché, de la valeur du mariage et de l’importance de la monogamie, du caractère limité des facultés humaines.
En relevant les divers éléments poétiques du chapitre, par exemple la phrase en 3.24 : « les chérubins et la flamme de l’épée qui tournoie, pour garder le chemin de l’arbre de vie » et le rythme en 2.18,23 ; 3.14-19, Cassuto avance à nouveau l’hypothèse de l’existence d’une tradition poétique antérieure à la Torah dans la culture Israélite ancienne, au sujet du jardin d’Eden. Lorsque la Torah fut écrite, on ne négligea pas les traditions existantes, qu’elles tirassent leur origine des sages ou du folklore populaire. Il écrit : « Nous aurions pu nous attendre à ce que les Écritures adoptassent une attitude bien définie envers elles, qu’elles nous enseignassent comment en extraire le noyau précieux de la gangue sans valeur, comment les raffiner et les purifier, dans le but, d’une part d’en retrancher ce qui est incompatible avec son esprit, d’autre part de l’harmoniser avec ses propres doctrines et perspectives, afin de les valoriser dans l’avenir du peuple d’Israël ».
Le problème le plus fondamental posé par cette hypothèse est que l’auteur ne produit pas de preuve de ces sources ; elle reste donc purement spéculative, puisqu’il ne subsiste aucun des cycles de poèmes sur lesquels il se fonde. Ce qui doit être maintenu, c’est que le Pentateuque n’est nullement un ensemble bariolé fabriqué à partir de différentes sources, mais la révélation divine, cohérente, unifiée et logiquement progressive. La Genèse n’est pas simplement une création de Moïse, mais « la Parole du Seigneur par la main de Moïse »[23].
Le Psaume 103.7, d’autre part, implique que le récit de la création fait partie de ce que Dieu révéla à Moïse. Quel que soit le crédit que l’on accorde à la possibilité d’un emprunt à la littérature sapientiale ou folklorique, on ne peut que souscrire au fait que Genèse 1-3, selon son propre témoignage, se révèle être le récit unifié d’une histoire racontée de manière sobre, et qu’il entend être reçu ainsi[24].
En ce qui concerne les poèmes épiques des gentils en rapport avec ce chapitre de la Genèse, Il insiste à nouveau sur le caractère marqué des divergences et de l’originalité de la Torah. Les mythes sumériens et akkadiens racontent la création de l’humanité par les dieux, soit par l’engendrement d’êtres humains, soit par création à partir d’argile de la terre parmi d’autres matières, (tels la chair et le sang d’un dieu sacrifié pour la circonstance). Mais la Torah s’oppose à cela. Elle ne dresse pas le portrait d’une divinité liée à la nature, engendrant des êtres humains, ou contribuant par son sang ou une partie de son corps à l’opération de la création, pas plus qu’elle ne raconte ce qui arriva à un dieu ou ses souffrances. Il nous est enseigné que l’homme fut formé à partir de la poussière du sol (non d’argile), que le Créateur trois fois un (« Faisons… ») demeure au-dessus de la nature, et que, par-delà les faits révélés, il subsiste un mystère autour de la création de l’homme. La Genèse diffère aussi des autres récits de la création en ce qu’elle ne parle que d’un seul couple humain originel, un fait qui implique la fraternité et l’égalité des hommes, tandis que les textes païens se réfèrent à une création en masse de l’humanité, considérée globalement.
Un trait – sans doute le plus distinctif – est la totale absence de récits païens relatant l’histoire de la transgression par l’homme et de sa punition. Bien qu’il existe quelques points de similitude avec le récit biblique, il n’existe pas de parallèle en cela. Dans les autres récits, ce sont les dieux eux-mêmes qui sont responsables du mal, dès le début. Lorsqu’il y a reconnaissance d’une innocence originelle, la corruption consécutive de la race humaine n’est point contée. Mais le récit génésiaque conte l’expérience unique d’Adam, présentée comme capitale pour la destinée de l’humanité. Comment devons-nous lire le chapitre trois ? Sûrement à la manière dont il entend lui-même être compris : ni comme une fable (aucune morale n’y est attachée), ni comme une légende ou un mythe (le ton y est de loin trop sérieux, le lien entre les personnages du second et du troisième chapitre est clairement de type historique), ni une parabole (ni leçon, ni sollicitation n’y est attachée), mais bien de manière historique, comme l’apôtre Paul se donne la peine de le présenter en Romains 5.
Véracité historique et scientifique, et forme littéraire
Dans son livre sur la Genèse[25], Henri Blocher se satisfait de l’idée que Genèse 1 possède une forme littéraire soigneusement et habilement écrite. Ceci étant bien le cas, l’auteur entraîne le lecteur vers ce qu’il croit en être la conclusion logique, à savoir que le récit de la création ne peut être considéré comme historiquement et scientifiquement fiable. La conception évangélique traditionnelle est réprouvée pour son littéralisme, qui tirerait son origine d’un manque d’appréciation du genre littéraire. De par son genre littéraire même, le récit porterait tous les stigmates d’un travail de fiction ne pouvant avoir de portée historique ou scientifique réelle[26]. Genèse 1, semble-t-il, prend place parmi d’autres légendes et mythes anciens de la création, comme une épique fantastique aux dimensions wagnériennes.
Mais cette conception moderne sonne-t-elle le glas[27] de la croyance orthodoxe de toujours que le récit génésiaque est totalement fiable, à la fois historiquement et scientifiquement ?
Dans le numéro des Positions Créationnistes de février 1990 de l’Association suisse Création, Bible et Science[28], Jean-Marc Berthoud met le doigt sur le caractère illogique des suppositions de Blocher, en disant qu’il n’est pas du tout obligatoire qu’un texte littéraire doive nécessairement avoir un caractère fictif ; pas plus que de maintenir qu’un texte informe littérairement doive pour cette seule raison être plus fiable scientifiquement et historiquement. La supposition faite par Blocher est qu’une histoire et une science fiables ne puissent être exprimées que dans un style plat, neutre, sans artifices ni ornements propres au style poétique ou à la prose « littéraire ». Berthoud souligne que non seulement l’idée d’un style neutre n’a pas de sens – une telle chose n’existe pas dans le domaine des communications à but particulier entre personnes, étant plus du ressort des mathématiques que de la littérature – mais que l’équation : littéraire = fictif, n’est certes pas incontournable. Cette supposition trouve ses racines dans le domaine de la tradition poétique française du XVIᵉ siècle des poètes humanistes de la Pléiade, dont l’esthétisme essentiellement pétrarquisant se glorifiait dans un formalisme totalement coupé des réalités de ce bas monde.
Mais l’existence d’une autre tradition littéraire française (Il est intéressant de souligner que le plus grand représentant en est un huguenot, ancêtre du théologien américain Dabney – Agrippa d’Aubigné), datant aussi des XVIᵉ et XVIIᵉ siècles, appuie le point de vue que littéraire puisse également signifier historiquement et scientifiquement fiable. Dans ce sommet de l’art que constitue Les Tragiques, se trouvent parfaitement mariés une forme poétique fortement élaborée et un souci rigoureux de vérité historique et théologique. Toujours selon Berthoud, cette œuvre constitue la redécouverte d’une esthétique qui marie explicitement l’être et le paraître, le fond et la forme, où la forme est toujours contrôlée et ordonnée par la vérité.
Ainsi, le raisonnement de Blocher qui consiste à dire que l’issue du débat repose sur l’alternative littéraire / littéral passe à côté de la question. Il existe certes des exemples bibliques dans lesquels une lecture littérale aurait pour effet de déformer le contenu : (« Va et dit à ce renard… » n’est pas l’ordre de parler à un animal !), tandis que le gros du texte ne peut être compris correctement à moins d’être pris littéralement dans le plein sens du terme. Blocher se fait l’avocat d’une herméneutique rationaliste dans une approche de la Genèse qui aboutit à un divorce d’avec la réalité qui implique essentiellement que la forme littéraire ou poétique soit totalement impropre à véhiculer quelque chose d’aussi complexe que la réalité historique et scientifique, quelque chose d’aussi transcendant que la création du monde et de l’humanité[29].
« Mais qui est l’auteur de la Genèse ? » demande Berthoud dans une lettre à Blocher. « N’est-ce pas l’Auteur de l’Univers même ? Pourquoi aurait–il eu des difficultés à harmoniser la forme littéraire, complexe, avec la manière dont Il créa le monde en 6 jours ? La structure artistique du texte ne s’oppose en aucune manière à la structure du travail créatif, à moins que l’on veuille insinuer que l’Auteur du récit n’est pas le Créateur des faits décrits ! »
On a l’impression que les auteurs rationalistes ou scientistes auraient été beaucoup plus satisfaits si Dieu avait choisi d’écrire la Genèse sous forme d’une série de formules mathématiques et d’équations chimiques ! Au moins, il n’y aurait pas eu de problèmes en rapport avec la mythologie (vraiment?).
Selon Berthoud, l’erreur dans laquelle serait tombé Blocher est celle de la contextualisation[30]. L’hypothèse est qu’il serait nécessaire de détacher les Écritures de leur contexte précis pour en retirer leur signification authentique ; d’aller au-delà de la forme pour en découvrir les faits bruts ; d’éplucher les additions mythiques, légendaires et folkloriques pour atteindre le noyau de vérité. Le débat allemand de la critique des formes sur le « Jésus historique » n’est pas mort ; il est déjà bien vivant dès la Genèse ! Mais Berthoud va plus loin en soulignant que le contexte fait partie intégrante de la révélation elle-même, Dieu ayant choisi expressément l’auteur, l’époque, le lieu, la langue, la mentalité et même (pourquoi pas?) la forme littéraire en sa révélation qui fait autorité (bien que non exhaustive). Le seul « démontage » de facteurs contextuels d’ordre culturel, politique et scientifique qu’il soit nécessaire d’opérer est celui du lecteur lui-même, qui apporte à l’étude du texte ses présupposés apostats modernes et qui ne parvient ainsi qu’à tordre le sens des Écritures.
Conclusion
Les Écritures Saintes possèdent leur propre herméneutique[31]: la règle de lecture à appliquer est celle de la foi d’abord et puis surtout celle de l’analogie de la foi qui fonde la nécessaire unité et cohérence des Écritures[32]. Lorsque Jésus disait que « l’Écriture ne peut être anéantie »[33], nous croyons qu’Il incluait sa forme littéraire et poétique aussi bien que son intégrité doctrinale. Sans la nécessaire cohérence de la forme et du fond, il ne peut y avoir de vérité. Peut-être nos doxologies[34] devraient-elles comporter non seulement la glorieuse vérité doctrinale, mais aussi la vérité esthétique[35]?
Jean-Marc Berthoud
[1] Traduit de l’anglais (S. Rambert / ACBS)
[2] J.K. Galbraith. Economics, Peace and Laugther. (1971)
[3] Éclectique : qui adopte, dans plusieurs opinions ou dans divers genres, ce qui lui parait bon.
[4] Cosmogonie : récit mythique de la formation de l’univers
[5] U. Cassuto. A Commentary on the Book of Genesis. Magnes Press. Jerusalem (1961, 1978)
[6] Hypothèse des sources : selon laquelle la Genèse, et d’autres textes de l’Ancien Testament, furent rédigés à partir de trois traditions orales (J, E et P) parallèles écrites séparément par différents auteurs, à des époques nettement postérieures aux faits rapportés.
[7] L’auteur U. Cassuto
[8] Épique : s’applique à des récits poétiques d’aventures héroïques, accompagnées de merveilleux.
[9] Cycles : ensemble de poèmes, en général épiques, groupés autour d’un fait, d’un héros.
[10] Épopées : récits de caractère épique.
[11] Syncrétisme : fusion de plusieurs systèmes religieux, de pratiques religieuses appartenant à plusieurs cultures.
[12] E.J. Young. Introduction to the Old Testament. Eerdmans (1949), révisée (1964), p. 45.
[13] cf. P.J. Wiseman, Die Entstehung der Genesis, Brockhaus Verlag (1987)(ndtr)
[14] Immédiate : par opposition à progressive.(ndtr)
[15] cf. F.F. Bruce That is that Paternoster (1968), p. 63
[16] Esaï 51:9-10 ; Ps. 89:10 ; Job 7:12, 9:13, 26:10 et 28:8-10
[17] par ex. Talmud. B. Baba Bathra 74b
[18] Souligné par l’auteur de l’article.
[19] Souligné par l’auteur de l’article.
[20] E.J. Young, Au commencement Dieu, Éditions Kerygma (1986). Cet auteur ajoute (p.9) “je le répète, les “évangéliques” qui veulent conserver l’évolution avec la signification que les incroyants lui donnent, et qui sautent par-dessus les difficultés en disant que Genèse 1 doit être interprété comme un poème ou un mythe et non comme un compte rendu de faits réels sont des interprètes qui s’écartent du sens biblique” (ndtr)
[21] C’est nous qui soulignons.
[22] Cassuto, op. cit p.11
[23] cf. Josué 22.9 ; cf. la phrase répétée “ce que l’Éternel avait ordonné à son serviteur Moïse”: Jos 11:15,20 ; 14:2 ; 21:2.
[24] cf.l’en – tête “Voici les origines du ciel et de la terre, quand ils furent créés” en 2:4, ainsi que la phrase répétée à partir de 5:1 et au-delà
[25] Henri Blocher, Révélation des origines, PBU (1988)
[26] Le texte original anglais se lit “By virtue of its very form the account bears all the hallmarks of a fictionnal work which cannot have factual reference to historic or scientific reality”
[27] L’original dit “Götterdämerung” (= crépuscule des dieux)
[28] Révélation des origines de Henri Blocher : Une réponse. Positions Créationnistes No 11, (Février 1990).A.C.B.S./ C.P. 4 / CH 1001 Lausanne
[29] Les italiques sont produites par l’auteur de l’article
[30] contextualisation : interprétation qui tend à supprimer la portée générale d’un texte pour ne lui attribuer de portée que dans le contexte historique dans lequel il a été écrit.
[31] Herméneutique : science de l’interprétation des textes anciens, des Écritures.
[32] cf. Heb 11:1
[33] Jean 10:35
[34] doxologie : formule de louange à Dieu dans la liturgie chrétienne.
[35] Rom.11:33-36