Deux professeurs de théologie français ont fait l’honneur de visiter les Lausannois ces derniers jours. On ne pourrait les imaginer plus dissemblables.
Amour chrétien et lutte des classes. Le premier, M. Georges Casalis, de Paris, a parlé sur le thème indiqué par notre titre. Profondément traumatisé par le sort des petits et des faibles, de ceux qu’on publie ou qu’on écrase, des affamés et des torturés, il a épousé par vraie compassion le cause de tous ces souffrants. Son plaidoyer généreux en leur faveur nous empêche de nous endormir sur nos privilèges de gens relativement aisés et de pays prospère, et nous aiguillonne à faire l’impossible pour que cessent les plus criantes injustices qui se commettent sous le ciel. Avec d’autres, il attire notre attention sur l’erreur de notre civilisation qui est de l’avoir et non de l’être, et où le développement des uns se nourrit du sous-développement des autres. Au surplus, il met en garde opportunément contre la tentation des gouvernements et des partis gouvernementaux de se servir de la religion pour asseoir leur pouvoir et conserver l’ordre établi. Quand la foi se dégrade en une idéologie de la résignation, elle mérite le qualificatif d‘opium du peuple.
Cela dit, le langage tenu par le professeur Casalis a été bien plus celui du tribun que du théologien, et c’est bien plus de lutte des classes que d’amour chrétien qu’il nous a entretenus. La dialectique marxiste, qui pour un philosophe contemporain est «la plus extravagante mythologie que l’esprit ait jamais produite», est pour lui vérité au-dessus de toute discussion, à laquelle il adhère par un véritable acte de foi. Il porte sur le capitalisme un jugement sans appel, allant jusqu’à accuser ses plus éminents représentants d’avoir délibérément condamné les pays pauvres à mourir de faim. Il estime donc que la violence révolutionnaire ne fait que répondre à la violence légale et institutionnelle de ceux qui tiennent le couteau par le manche. Les seuls responsables de la lutte des classes menée «d’en-bas», ce sont ceux qui la mènent «d’en-haut». Voilà ceux qu’il faut combattre dans le monde entier, au no même de l’amour, pour les libérer du pouvoir qu’ils ont d’opprimer les autres.
C’est en cela seulement car, dit le conférencier, – il ne faut pas prêcher le pardon eux victimes, et les affrontements politiques sont inévitablement empreints de haine – c’est en cela que la lutte des classes rejoint l’amour chrétien. Mais on peut se demander si cet amour vengeur est bien l’équivalent de celui que le Christ a enseigné et vécu.
Il est significatif qu’à côté de plusieurs citations de Marx, le seul texte de l’Évangile qui ait été invoqué soit une parabole à laquelle on fait dire autre chose que ce qu’elle dit. Là où Jésus nous commande l’amour du « prochain », le conférencier nous invite à aimer aussi le «lointain». Là où le Samaritain vient concrètement en aide à une personne concrète, nous sommes priés de nous soucier idéologiquement d’une abstraction : « les masses ». Or, il n’y a rien de tel que le culte des abstractions pour produire la haine et la violence.
Il est paradoxal que cette conférence, qui à soigneusement exclu toute réconciliation entre les classes sociales, par exemple du type « paix du travail », avant la victoire finale du prolétariat, ait été organisée notamment par les adeptes de la non-violence, membres du Mouvement international de la Réconciliation.
Une nouvelle Réformation ? Pourquoi pas ? Le second théologien qui se soit exprimé ces jours-ci à Lausanne, M. Pierre Courthial, d’Aix-en-Provence, s’est placé sur un tout autre terrain et son exposé serait sans doute jugé « démobilisateur » par son collègue.
La question qu’il pose est celle de la vérité. Qu’est-ce qui est vrai, et comment le savoir ? Parmi toutes les idées qui circulent dans le monde, toutes les doctrines morales et spirituelles qui sont défendues, qui se contredisent et se détruisent les unes les autres, laquelle est le bonne et qui nous le dire ?
Sa réponse est celle de l’Église de toujours, mais particulièrement des Églises de la Réformation : la Vérité, c’est Jésus-Christ, le Fils de Dieu fait homme, auquel l’Écriture sainte rend témoignage. La Bible écrite par des hommes sujets à l’erreur, est néanmoins Parole de Dieu gardée de l’erreur. Il faut aborder l’Écriture comme l’ont fait les Réformateurs, avec obéissance plutôt qu’avec soupçon. Écouter ce qu’elle dit, plutôt que de douter systématiquement de son contenu. La consulter avec un préjugé favorable, plutôt qu’avec l’à-priori qu’elle ne peut avoir dit que des choses inacceptables par la raison humaine. Et le conférencier de s’étonner que dans le monde moderne, et parfois jusque dans l’Église, on accorde plus de crédit à des gens comme Marx ou Freud, dont la volonté avouée a été de détruire la foi chrétienne, qu’au témoignage d’hommes inspirés de Dieu qui ont exposé et défendu cette foi.
Mais pourquoi parler d’une nouvelle Réformation ? Précisément parce que toute la pensée moderne est imprégnée d’athéisme, qu’elle e comme perdu son point d’appui ou de référence, et qu’elle ne sait plus à quelle certitude se raccrocher. D’où le désarroi du monde actuel, qui navigue comme un bateau ivre et se disloque sous nos yeux. Cette nouvelle Réformation, qui se fera par une ré-acceptation de la souveraineté de Dieu sur toute la création, devra gagner tous les aspects de l’activité humaine et régler à nouveau la vie familiale, sociale et politique. (Ici, P. Courthial se rencontre avec G. Casalis, mais seulement sur le principe ; les applications seraient fort différentes). La culture elle aussi – instruction, science, médecine, littérature, théâtre, cinéma, musique et peinture – retrouvera son aplomb et son sens quand elle aura retrouvé Dieu. C’est donc une « Weltanschauung », une conception globale de l’existence inspirée par la foi eu Dieu de Jésus-Christ, que le conférencier appelle de ses vœux les plus fervents. Le salut de notre société moderne est à ce prix.
Non seulement il l’appelle de ses vœux, mais il la pressent, il la prophétise, il en voit des signes avant-coureurs. Il compte sur la fidélité de Dieu, qui n’a jamais abandonné son Église et qui l’a tirée, dans le passé, de combien de mauvais pas. Qu’il subsiste un reste de croyants fidèles, et avec ce reste Dieu reforme son peuple et régénère la société entière. Il en sera de même vers la fin de notre siècle.
C’est donc un message tonique et de grande espérance qu’il nous a été donné d’entendre.
Roger Barilier[1]
[1]Nouvelle Revue de Lausanne, 25.2.1978, Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.