Pie XII et l’hypertrophie de l’État

par | Documentation Chrétienne - numéro 10

En 1944[1] Pie XII examinait « selon quels principes (la démocratie) doit être réglée pour pouvoir se dire une vraie et saine démocratie. » Explicitant la « doctrine catholique sur l’origine et l’exercice du pouvoir », il l’appliquait à deux cas particuliers :

    1. Les caractères distinctifs des hommes vivant en régime démocratique ;
    2. Les caractères distinctifs des hommes qui, dans une démocratie, détiennent le pouvoir publique.

Quant aux gouvernés, il exposait qu’ils doivent constituer un peuple et non une masse. La masse est la « multitude amorphe », « inerte », et qui « ne peut être mue que de l’extérieur » ; « la force élémentaire de la masse peut n’être qu’un instrument au service d’un État qui sait habilement en faire usage. » La masse est « l’ennemi principal de la vraie démocratie ».

Au contraire, « dans un peuple digne de ce nom, toutes les inégalités qui dérivent non du libre caprice, mais de la nature même des choses, inégalités de culture, de richesses, de position sociale – sans préjudice de la justice et de la charité mutuelle – ne sont nullement un obstacle à l’existence et à la prédominance d’un authentique esprit de communauté et de fraternité » ; ces inégalités, loin de nuire à l’égalité civile, lui confèrent son sens légitime, à savoir que chacun a le droit, en face de l’État, de vivre honorablement sa propre vie personnelle. »

Mais si l’ « État démocratique (est) laissée au caprice arbitraire de la masse », alors « quel spectacle ! » s’écrie Pie XII : « La liberté, en tant que devoir moral de la personne, se transforme en une prétention tyrannie que de donner libre essor aux impulsions et aux appétits, aux dépens d’autrui. L’égalité dégénère en un nivellement mécanique, en une uniformité sans nuance aucune. « Toutes les valeurs morales entrent alors en décomposition : Sentiment de l’honneur vrai, activité personnelle, respect de la tradition, dignité, tout ce qui, en un mot, donne à la vie sa valeur, s’effondre peu à peu et disparaît. »

Il ne reste plus finalement que, « d’une part les victimes trompées par la fascination apparente de la démocratie », et, « d’autre part, que des profiteurs plus ou moins nombreux ayant su, grâce à la puissance de l’argent ou de l’organisation, s’assurer par-dessus les autres une condition privilégiée et le pouvoir lui-même. »

Oui : « Quel spectacle ! » Plus ou moins, nous l’avons contemplé et subi pendant douze années. Pie XII a vu pendant douze ans s’installer et s’approfondir cette forme inacceptable de la démocratie contre laquelle il avait mis en garde tous les chrétiens et tous les démocrates. Douze ans après, il constatait « l’absorption de l’individu dans la masse » :

« L’État moderne, pleinement conscient de toutes les possibilités de la technique et de l’organisation, n’a que trop tendance à retirer à l’individu, pour les transférer à des institutions publiques, le souci et la responsabilité de sa propre vie. UNE DÉMOCRATIE MODERNE AINSI CONSTITUÉE DEVRA ÉCHOUER, dans la mesure où elle ne s’adresse plus, ou elle ne peut plus s‘adresser à la responsabilité morale individuelle des citoyens. Mais même si elle voulait le faire, elle ne pourrait plus réussir, parce qu’elle ne trouverait plus chez eux d l’écho, dans la mesure du moins ou le sens de la véritable réalité de l’homme, la conscience de la dignité de la nature humaine et de ses limites, ont cessé d’être sentis dans le peuple. »

    Douze ans auparavant, Pie XII avertissait que l’État « doit être en réalité l’unité organique et organisatrice d’un vrai peuple », au sens où il distingue le peuple de la masse. C’est ce que nous n’avons point fait.

Il avertissait que « l’État ne contient pas en lui-même et ne réunit pas mécaniquement dans un territoire donné une agglomération amorphe d’individus »

Après une expérience de douze ans, Pie XII conclut nettement : « Une démocratie moderne ainsi constituée devra échouer. »

Après s’être placé au point de vue des gouvernés, Pie XII se plaçait on 1944 au point de vue des gouvernants : « L’État démocratique, qu’il soit monarchique ou républicain, doit comme n’importe quelle autre forme de gouvernement être investi du pouvoir de commander avec une autorité vraie et effective. »

La liberté personnelle ne peut légitimement « nier toute dépendance par rapport à une autorité supérieure munie du droit de coercition ». « L’ordre absolu des êtres et des fins » montre dans l’homme « un sujet de devoirs et de droits inviolables », et en ce sens une personne autonome » ; mais ce même ordre « comprend également l’État comme société nécessaire, revêtu de l’autorité sans laquelle il ne pouvait ni exister ni vivre ».

Mais attention : cet « ordre absolu », déjà « aux yeux de la saine raison » (naturelle), et plus encore pour « la foi chrétienne », « ne peut avoir d’autre origine qu‘un Dieu personnel, notre Créateur ».

« Il suit de là que la dignité de l’autorité politique est la dignité de sa participation à l’ autorité de Dieu. » Et « aucune forme d’État ne aurait se dispenser d’avoir égard à cette intime et indissoluble connexion »

Telle est en effet « la doctrine catholique sur l’origine et l’exercice du pouvoir », dont le respect est la condition indispensable de la démocratie.

Indispensable, certes. Car ayant dit : « Aucune forme d’État ne saurait se dispenser d’avoir égard à cette intime et indissoluble connexion ». Pie XII ajoute aussitôt : « MOINS QUE TOUT AUTRE, la démocratie. » Celui qui ne le voit pas, et qui se trouve au pouvoir, « ébranle dans ses bases sa propre autorité ».

Les enthousiastes de la « désacralisation » peuvent ici méditer. Ils croient que l’origine divine de l’autorité publique, reconnue en esprit et en vérité, appartient à une époque « sacrale », à un régime « sacral ». Et que par exemple la monarchie du sacre de Reims avait besoin d’une telle conception pour asseoir son autorité, mais que l’autorité d’une démocratie est solidement et suffisamment assise sur le consentement populaire. Or, une telle conception n’est pas liée à la monarchie de Reims, elle est en réalité le doctrine catholique. Et la démocratie, MOINS QUE TOUT AUTRE régime, peut s’en passer sans dommage mortel. Souvent les démocrates chrétiens sont indulgents au laïcisme régnant parce que nous sommes en démocratie, et comme si c’était une circonstance atténuante. Mais c’est une circonstance aggravante. Le laïcisme, qui est toujours mortel, l’est plus rapidement, l’est plus universellement en démocratie. Plus que tout autre régime, la démocratie a un besoin vital de rejeter la laïcité de l’État.

Dans la démocratie laïque, « si celui qui détient le pouvoir publie ne tient pas suffisamment compte de cette relation (à Dieu), s’il ne voit pas dans sa charge la mission de réaliser l’ordre voulu par Dieu, le danger surgira que l’égoïsme du pouvoir ou des intérêts l’emporte sur les exigences essentielles de la morale politique et sociale. »

Douze années de confirmation pour ce diagnostic et ce pronostic.

La démocratie à perdu, en plusieurs pays, l’autorité indispensable à l’État. Elle l’a perdue parfois même aux yeux des catholiques. Après douze ans, Pie XII doit constater que l’autorité démocratique, pour les raisons qu’il avait dites, se trouve ébranlée dans ses bases mêmes comme il l’avait prévu. Il doit rappeler à la Noël 1956 que, dans une démocratie, « si une représentation populaire et un gouvernement élu au suffrage libre » prennent de légitimes mesures de défense militaire, alors « un citoyen catholique ne peut faire appel à sa propre conscience pour refuser de prêter les services et de remplir les devoirs fixés par la loi ». Car de fait, des citoyens catholiques, démocrates chrétiens, en sont là, après douze ans.

En 1944, Pie XII avertissait que « seule », oui, « la claire intelligence », – claire et non pas confuse, – « la claire intelligence des fins assignées par Dieu à toute société humaine, jointe au sentiment profond des sublimes devoirs de l’œuvre sociale, peut mettre ceux à qui est confié le pouvoir en mesure d’accomplir leurs propres obligations dans l’ordre législatif, judiciaire et exécutif ». Les accomplir « avec cette conscience de leur propre responsabilité, avec cette objectivité, avec cette impartialité, avec cette loyauté, avec cette générosité, avec cette incorruptibilité sans lesquelles un gouvernement démocratique réussirait difficilement à obtenir le respect, la confiance et l’adhésion de la meilleur partie du peuple. »

Pie XII notait que le pouvoir dit législatif, où parlementaire, possède une « particulière importance » dans les régimes démocratiques, qu’il en est le « centre de gravité », et il déclarait :

« La question de l’élévation morale, de l’aptitude pratique, de la capacité intellectuelle des députés au Parlement est pour tout de peuple de régime démocratique une question de vie ou de de mort… »

Tout corps législatif doit accueillir dans son sein une élite d’hommes spirituellement éminents et au caractère ferme, qui se considèrent comme il les représentants du peuple tout entier et NON PAS COMME LES MANDATAIRES d’une foule aux INTÉRÊTS PARTICULIERS de laquelle sont souvent, hélas, sacrifiés les vrais besoins et les vraies exigences du bien commun. Une élite d’hommes qui ne soit restreinte à aucune profession ni à aucune condition, mais qui soit l’image de la vie multiple de tout le peuple. Une élite d’hommes de conviction chrétienne solide… des hommes de doctrine claire et saine… »

Cela aussi est une condition, une question de vie ou de mort pour la démocratie. Lorsque cette élite n’existe pas, ou lorsqu’elle n’est pas à la première place dans la démocratie, alors, annonçait Pie XII en 1944, « d’autres viennent occuper leur place pour faire de l’activité politique l’arène de leur ambition, une course au gain pour eux-mêmes, pour leur caste ou pour leur classe, et c’est ainsi que la chasse aux intérêts particuliers fait perdre de vue et met en péril le vrai bien commun »

Dans ce dernier cas, il est évident que la démocratie devient, dans cette mesure même, une institution nuisible. Il est évident qu’il n’y a pas lieu alors de convoquer les chrétiens à une « défense du régime » , comme s’il conservait une valeur sacrée malgré sa déchéance, et comme si cette défense était en conscience un impérieux devoir imposé par la morale chrétienne. Une telle convocation risque de devenir, je parle avec exactitude, une imposture et une simonie. Il n’y a pas lieu non plus, Pie XII le constate et l’enseigne après douze années d’expérience de cette démocratie-là, il n’y a pas lieu de convoquer les chrétiens à opérer d’abord une « réforme du régime ». Ces « insuffisances » de l’ « actuelle structure démocratique », c’est un « faux réalisme », enseigne le Message de Noël 1956, qui les « réduit à de simples défauts d’institutions ». Dans la situation créée par la déchéance de la démocratie annoncée douze ans plus tôt, dans cette situation-là très précisément, qui est « angoissante », Pie XII prévient que « la réforme des institutions n’est pas aussi urgente que celle des mœurs » ; et que cette réforme des mœurs aujourd’hui urgente et nécessaire est celle qui « ne peut être accomplie que sur la base de la véritable réalité de l’homme, celle qu’on vient apprendre avec une religieuse humilité devant le berceau de Bethléem ». Les chrétiens n’ont en vérité ni à défendre le régime démocratique ni à le renverser, ni à le réformer ni à le conserver, mais d’abord à faire autre chose. Il y aura toujours, c’est humain, des personnes qui, en toute bonne foi, appliqueront d’abord (comme nous-même pendant plusieurs années), s’appliqueront surtout à la défense du régime, où à sa réforme, ou à son renversement : nous ne voyons nulle part qu‘elles aient le moindre droit de le faire au nom de la morale chrétienne. Nous voyons très clairement, en outre, que leur activité est en cela sans grande importance réelle pour l’avenir de la démocratie, pour l’avenir de la France, pour la restauration de l’État ou pour quoi que ce soit.

Faute de répondre aux conditions fixées, la démocratie, disait Pie XII en 1944, aboutirait à l’ « absolutisme d’État », – ce que nous appelons la démocratie totalitaire.

Une « saine démocratie » doit être « fondée sur les principes immuables de la loi naturelle et des vérités révélées » : alors, et alors seulement, elle « sera résolument contraire à cette corruption qui attribue à la législation de l’État un pouvoir sans frein ni limites et qui, malgré de vaines apparences contraires, fait du régime démocratique UN PUR ET SIMPLE SYSTÈME D’ABSOLUTISME ».

L’absolutisme : une notion qui revient souvent dans l’enseignement de Pie XII. Il l’a définie en 1944 : « L’absolutisme d’État est illimité dans le principe erroné que l’autorité de l’État est illimité et qu’en face d’elle-même quand elle donne libre cours à ses vues despotiques, en dépassant les frontières du bien et du mal – on admet aucun appel à une loi supérieure qui oblige moralement. »

Il y a un « ordre absolu », ce n’est pas l’État qui le fixe. L’ordre absolu est celui qui a été « établi par le Créateur » et mis en une nouvelle Lumière par la révélation de l’Évangile ». Et, précisait Pie XII en 1944, « c’est là le critère fondamental de toute forme saine de gouvernement, y compris la démocratie ».

Dix, douze ans plus tard, dans ses Messages de Noël 1954 et 1956, Pie XII constate l’existence et le développement de cet absolutisme d’État. En 1954, il insiste sur « l’État nationaliste, fermé sur lui-même », « dominateur et centralisateur ». En 1956, sur État qui « retire à l’individu le souci et la responsabilité de sa propre vie ».

Car « l’Église repousse tout totalitarisme d’État » (31 octobre 1948). « A toute époque, on a eu à déplorer, ici et là, les excès de la puissance de l’État ; mais à la nôtre les cas de cette hypertrophie se succèdent presque sans interruption. » (5 août 1949) Le socialisme vient puissamment aider la démocratie à devenir totalitaire.

Publié avec l’aimable autorisation des éditeurs.

 Ouvrages de Jean Madiran

  • Ils ne savent pas ce qu’ils font (N.E.L.) 1955.
  • Ils ne savent pas ce qu’ils disent (N.E.L.) 1955.
  • On ne se moque pas de Dieu (N.E.L.) 1957.
  • Brasillach (N.E.L.) 1958.
  • Doctrine, prudence et options libres (N.E.L.) 1960.
  • De la justice sociale (N.E.L.) 1961.
  • Le principe de totalité (N.E.L.) 1963.
  • L’intégrisme. Histoire d’une histoire (N.E.L.) 1964.
  • Les principes de la réalité naturelle de Thomas d’Aquin. 1963.
  • La vieillesse du monde. Essai sur le communisme (N.E.L.) 1966.
  • L’Hérésie du XXe siècle (N.E.L.) 1968.

L’essentiel de l’œuvre de Jean Madiran se trouve dans la revue qu’il dirige “ITINÉRAIRES », 4 rue Garancière, Paris VIe.

[1]Jean Madiran : « On ne se moque pas de Dieu » (Nouvelles éditions latines) Paris 1957. pp. 124-135.