L’enseignement, initiateur de subversion

par | Association Vaudoise de Parents Chrétiens

L’enseignement, initiateur de subversion

 G. H. Hoffmann

 1968 — La contestation devient ré­volution. A Paris, ceux qui parlent sans cesse d’écologie abattent les arbres du boulevard Saint-Michel. Par ce geste criminel, ils démontrent l’aberration d’esprit dont ils sont atteints. Pourtant, si cette chienlit est vécue par ses parti­cipants comme « la fête » — avec tous les désordres qu’elle implique — elle n’est que l’exécution d’un élément d’un plan général de subversion couvrant l’ensemble de nos nations soi-disant « démocratiques ».

1968 — En divers pays d’Amé­rique latine s’élaborent de nou­veaux concepts révolutionnaires ten­dant à traduire en actes l’enseignement des « maîtres à penser » occidentaux, de Sartre et Husserl à Habermas et Al­thusser. A Cuernavaca, autour d’Ivan Il­lich et de Mgr Mendez Arceo, comme à Recife, parmi les protégés de Dom Helder Camara, se réunissent les éléments de ce qui va devenir un des plans de subversion intellectuelle le plus précis qui soit en même temps que le plus in­sidieux et qui sera d’autant plus nocif qu’il saura s’adapter aux idéologies ré­volutionnaires, en particulier celle pro­fessée par les partis d’inspiration mar­xiste.

 La libération par l’éducation

L’un des principaux artisans de ce mouvement est le Brésilien Paulo Freire, chassé de son pays en 1964 par le coup d’état du maréchal Castelo Branco, réfugié au Chili, où il déve­loppa la plus intense activité sous les présidences de Frei et d’Allende et la protection de l’UNESCO, avant d’être appelé â enseigner à Harvard, puis à assumer un secrétariat à Genève au Conseil Œcuménique. Deux de ses ou­vrages sont à l’origine de divers élé­ments de l’orientation actuelle de l’en­seignement en certains pays d’Europe : L’Education, pratique de /a liberté (1971) et, surtout, sa Pédagogie des opprimés[1].

Membre du secrétariat de départe­ment de l’Education du Conseil Œcuménique, il va de soi que celui-ci s’est multiplié pour assurer la diffusion des idées de son collaborateur, d’au­tant plus que l’UNESCO le faisait de son côté. Les sociaux-démocrates sué­dois s’emparèrent immédiatement des ouvrages de Freire, heureux d’y trouver des arguments permettant la réalisa­tion de leur programme de transforma­tion de l’enseignement en instrument de promotion d’une société sans classe caractérisée par une complète égalité. non seulement sociale mais aussi intel­lectuelle. Nous vous rendons attentifs à ce dernier point, car il se retrouve à la base de toutes les entreprises de ré­forme de l’enseignement en Europe occidentale et plus particulièrement en Allemagne fédérale, en France et même en Suisse, pour ne pas parler de la Scandinavie.

Se voulant « socialiste », la « nouvelle société » ne peut admettre le maintien d’un système éducatif fondé sur le res­pect des conceptions anciennes, dites « bourgeoises », puisqu’elles représen­tent un potentiel d’opposition à ses propres principes de nivellement égali­taire. Aussi, le ministre suédois Sven Moberg a-t-il défini en ces termes ce que doit être la formation des enfants :

L’éducation est un des plus impor­tants facteurs de la transformation de la société. Dans notre plan d’ensemble, pour réaliser celle-ci, l’éducation a pour but de façonner le type d’individu le plus adéquat pour la société nouvelle. L’école nouvelle rejette toute individua­lité et enseigne aux enfants à collabo­rer entre eux. Elle rejette toute compé­tition et enseigne la coopération. Les enfants apprennent à travailler en groupes, à résoudre les problèmes en­semble, jamais seuls. L’idée de base est qu’ils sont considérés comme membres de ia société à part entière et tout signe d’individualisme est décou­ragé. Nous voulons produire des indivi­dus intégrés dans la société[2].

Dès que furent connues en Suède les idées de Freire et l’importance que leur accordait le gouvernement dans l’établissement de son plan de ré­forme de l’enseignement, le Conseil Œcuménique des Eglises suédoises consacra à l’étude des théories de ce pédagogue révolutionnaire et à leurs conséquences prévisibles sa session de printemps de 1973, afin d’arrêter com­ment il conviendrait d’en compenser le plus possible les effets destructeurs.

Il était en effet évident que la ré­forme de l’enseignement suédois se conformerait aux données formulées par le Parti socialiste reprenant les thè­ses de « l’école libératrice ».

Déjà Sven Moberg avait pris le contre-pied de la conception tradition­nelle de l’enseignement selon laquelle les enfants étaient répartis en groupes formés selon leur intelligence, leurs dons, leurs ambitions, leur vocation in­tellectuelle et professionnelle. Il s’agis­sait là de procéder à une sélection dans le but d’orienter l’élite des élèves vers l’université ou les grandes écoles où, du reste, un contingentement strict ga­rantissait aux étudiants le plein emploi dans la profession de leur choix. Ce système répondait aux besoins d’un milieu auquel importait de « servir » l’Etat et de respecter les règles et usa­ges propres à la vie sociale de l’époque.

Désormais, il ne saurait plus en être ainsi puisque la guerre était déclarée à tout élitisme et que le critère fonda­mental de l’enseignement se trouvait devenir « l’utilité ». La société actuelle se partageant entre opprimés et op­presseurs, que serait-il utile d’ensei­gner aux opprimés ? Cette question, ce fut (‘UNESCO qui la posa universelle­ment, mais plus encore le Conseil Œcuménique des Eglises pour lequel ce sont ces deux catégories d’individus qui « se partagent l’aujourd’hui de Dieu »[3]. Les « opprimés » constituent ce peuple immense, exploité et asservi sur toute la surface de la terre et maintenu dans son état de servage par l’éduca­tion reçue, une éducation dont le seul but est d’obtenir la totale aliénation des masses. Leur libération ne se réali­sera que lorsqu’elles prendront conscience de leur état, ce qui les met­tra à même d’arracher aux « oppres­seurs » la jouissance de ce monde, qui appartient au peuple et dont ils ont usurpé la possession à leur seul profit. La conscientisation des masses permet au peuple de devenir dans l’Etat une force capable de s’imposer politique­ment, d’abord par la crainte, puis, si cela ne suffit pas, par la révolution.

Ce que la nouvelle éducation doit détruire

Le langage étant à la base de toute culture, c’est à lui que doit s’en prendre l’éducation libératrice. En effet, si le peuple vit en état d’aliénation, c’est que la « classe bourgeoise » lui a imposé une langue qui n’est pas la sienne, un langage artificiel, créé et entretenu par la société dite « cultivée », sans cesse se référant à des siècles de « prétendues civilisations gréco-latines », dont l’école « bourgeoise » s’efforçait d’imposer les formes et les expressions aux élèves. Dès les premières heures de sa scolari­sation, l’enfant du peuple a vu « sa » langue (celle qu’il parlait à la maison et dans la rue) non seulement disqualifiée mais moquée. Les « oppresseurs » ont réussi à utiliser l’école comme instru­ment du maintien des « opprimés » dans leur état d’esclavage et ils y ont d’au­tant mieux réussi qu’ils ont institué « la relation paternaliste entre maître et élèves » fondée sur le respect de l’auto­rité du «maître». C’est donc cette no­tion qu’il importe de détruire en l’atta­quant dès l’école maternelle et en poursuivant jusqu’à l’université, puisque c’est la reconnaissance de l’autorité « magistrale » qui maintient les élèves dans l’esclavage et réussit à faire d’eux des robots, simples jouets aux mains des « oppresseurs ».

Plus n’est besoin alors de nous de­mander pourquoi, au printemps 1973, un ministre de l’instruction publique d’une de nos « démocraties » européen­nes occidentales a pu affirmer la né­cessité de « scolariser » les enfants dès avant la fin de leur première année d’existence, afin de leur éviter d’être « déformés » par « l’éducation bourgeoi­se ». Peut-être verrons-nous bientôt la réalisation d’une telle idée là où l’idéo­logie marxiste sera professée par les gouvernants.

La réhabilitation du langage popu­laire ne peut se réaliser qu’en combat­tant celui qui avait été « imposé ». Cela signifie que l’enseignement, loin de combattre la grossièreté, l’introduira dans l’expression même de sa pensée. C’est même devenu une des étrangetés de « l’après 1968 » que cette vulgarité des termes employés par les ensei­gnants, même universitaires, faisant usage de mots que les hommes de ma génération répugnaient prononcer à la caserne I Où donc est le temps où Sacha Guitry se vit refuser l’expédition d’un télégramme de cent dix-neuf mots par un postier consciencieux parce que ce message comportait un terme gros­sier — un seul — que nos universitai­res ont sans cesse à la bouche sans craindre qu’il les salisse ?

Il va de soi que doit être aban­donnée la règle classique : « le latin, dans les mots, brave l’honnêteté, mais le lecteur français doit être respecté ». Puisque ce qui est « oral » passe tou­jours, la nouvelle pédagogie va lui ac­corder une priorité absolue sur l’écrit, prétextant qu’il convient de stimuler « la créativité langagière » au détriment de l’apprentissage méthodique de la lan­gue tel que l’effectuaient l’étude du latin et du grec, celle de l’orthographe, la lecture des grands écrivains, la mé­morisation de textes classiques. Il s’en­suit que, dans le « plan de rénovation de l’enseignement du français » élaboré à l’intention de ce nouveau régime, fi­gurent des règles pour le moins sau­grenues telles que : « Il ne s’agit pas d’enseigner les règles, mais de les faire appliquer » ou bien : « la dictée n’est pas un moyen d’acquisition de l’ortho­graphe sous quelque forme que ce soit » ; ou encore : « Certains mots, dans certaines circonstances, n’ont pas be­soin d’être compris pour être utilisés ». Du fait qu’il ne saurait plus être ques­tion de leçons et de devoirs, les lan­gues doivent être désormais apprises « par imprégnation »[4].

La « libération par l’enseignement » aura donc eu pour effet de faire dispa­raître de celui-ci toute règle, à com­mencer par celles qui président au lan­gage, et surtout la grammaire, cet agent aliénateur par excellence, mais sans le recours à laquelle on imagine mal comment nous parviendrions à ap­prendre les langues étrangères, l’alle­mand par exemple.

Si M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, cet enseignement « libéré » devrait avoir des résultats sen­sationnels. Or, dans l’article cité plus haut, Pierre Gaxotte nous donne une preuve remarquable du contraire sous forme d’une rédaction d’un élève de sixième (11 à 12 ans) d’un collège de l’Académie de Poitiers. Elle nous dit comment cet élève voit le chômage. Nous en respectons l’orthographe — si tant est qu’on puisse encore employer ce mot en un tel cas:

Chômeur c’est Super car on ne fait rien. Tous le mois on va cherchez le fric qui nous fera bouffé la moitié du mois. Pour vivre / »autre moitié on vole des magasins et quelleque fois des ban­ques. Aussi des flics des fois nous ar­rête et nous envoie en cabane. Ils se ‘moquent de (ce « de » a été raturé) qui donnera ‘à manger aux gosses et la mère, les assurances sûrement : du moment quil on les pieds au chaud du reste il sen balance de ce qui se passe. Après tout les femmes vont (ce vont a été raturé) divorcées quand leur mari est en tolle.

Cette rédaction n’est, hélas, pas ex­ceptionnelle et Jean Brun, professeur de philosophie à Dijon et personnalité bien connue du monde des lettres, rap­porte qu’un de ses collègues universitaires, chargé de donner quelques cours à de futurs instituteurs dans l’ouest de la France, s’est vu remettre des dissertations à l’orthographe si délirante qu’il a prévenu ces élèves- maîtres de l’impossibilité où il se trou­vait de donner la moyenne à de telles copies. Tempêtes de protestations ! Comment, treize ans après mai 1968, était-on encore assez rétrograde et passéiste pour tenir compte de la forme ? Le syndicat des élèves-maîtres convoqua le professeur à une séance où il aurait dû rendre des comptes et s’expliquer sur ses méthodes répressi­ves et périmées. Bien entendu, il s’abs­tint de déférer à cette mise en demeure syndicale. De cet incident, il est à rete­nir que c’est la notion de faute d’ortho­graphe qui fut tenue pour culpabili­sante par ce syndicat de future ensei­gnants.

De même, dans un rapport sur l’en­seignement religieux destiné à un sy­node régional de l’Eglise réformée de France, il est demandé qu’on ne parle pas d’« enseigner » les enfants, étant donné qu’il faut les engager au dialo­gue, pas plus qu’il n’est question de leur donner des « cours » du moment qu’il s’agit de « rencontres » entre aîné et jeunes. Il est également précisé qu’il ne faut jamais apprécier une contribu­tion d’un élève en la qualifiant de « bon­ne » ou de « mauvaise », car ce serait faire intervenir des « données morali­santes », donc susceptibles d’affecter « l’intégrité psychique » de l’enfant.

L’affranchissement des aliénations « traditionnelles »

C’est au nom de cette « intégrité psychique » de l’enfant que le ministre suédois de l’instruction publique Ingvar Carlsson, exposant le projet de création de « pré-écoles » chargées de « socialiser » les enfants à partir de trois ans, a dit : « Les enfants doivent être sous­traits à l’influence des familles, afin d’apprendre comment fonctionne la so­ciété. Ils apprendront à développer la fonction sociale de tout être humain et à vivre ensemble. Ils apprendront à être solidaires les uns des autres, à coopérer et à ne jamais être en compé­tition les uns contre les autres ». De la sorte, toute velléité de développement de l’individualisme sera brisée dans l’œuf et une collectivité parfaite sera réalisée, c’est-à-dire une collectivité qui ne pensera et ne réagira que conformément aux normes fixées par l’Etat. Ici, nous rejoignons le « Diamat » des républiques à régime soviétique.

En application de ces principes et afin d’éviter toute immixtion des pa­rents dans le domaine de l’enseigne­ment, en 1975, en Suède, non seule­ment plus aucune note n’était donnée aux prestations scolaires des enfants mais jusqu’à la fin de l’école de base, c’est-à-dire jusqu’à ce que les enfants atteignent 15 à 16 ans, aucune appré­ciation sur leur travail et leurs capa­cités ne devait être communiquée aux parents. Ce n’est qu’à ce moment-là, c’est-à-dire à la fin des années d’ensei­gnement obligatoire, qu’ils étaient informés si leurs enfants seraient ou non admis à passer au lycée, afin de s’y préparer à l’examen ouvrant la porte aux diverses formes d’enseignement supérieur[5]. Nous ignorons si la chute du gouvernement socialiste en 1 975 et son remplacement par un gouverne­ment de coalition des partis modérés a pu déterminer une restauration de la responsabilité familiale dans le do­maine scolaire. C’est possible mais non certain.

Que la réforme suédoise de l’ensei­gnement, opérée vers les années 1970-1974, ait traité les parents avec une telle désinvolture tient non seule­ment à la conviction créée par les psychologues que l’ingérence familiale at­tente à la liberté de développement des enfants, mais aussi à l’idée, professée par ces mêmes individus et des socio­logues, que « la permanence du lien conjugal est une aberration », la néces­sité du changement de « partenaire » étant propre à l’être humain et le ma­riage n’étant qu’une convention faisant partie des notions « bourgeoises » de la vie en société. Le mariage peut et doit être résiliable par simple signature, en­registrée au bureau responsable de la tenue du recensement de la popu­lation et de son habitat. Si aisée qu’ait été rendue la procédure de divorce par consentement mutuel (prononcée d’of­fice après une année de séparation), le régime social-démocrate n’est pas ar­rivé avant sa chute en 1975 à obtenir que mariage et divorce soient contractables ou résiliables aussi simplement qu’une notification de changement de domicile. Il a fait en sorte que la coha­bitation ait valeur légale et que les en­fants susceptibles d’en naître soient déclarés sous le double nom des pa­rents, avec liberté de choix de l’un d’eux à leur majorité. La fiscalité avan­tage les ménages non-mariés, les res­sources de chacun des partenaires étant comptées pour elles-mêmes — donc ne s’additionnant pas. Une taxe supplémentaire pénalise les hommes dont les épouses cultivent la notion « bourgeoise » de « la femme au foyer » et si une femme abandonne, après son mariage, la profession à laquelle elle avait été formée, elle devrait être frappée d’un impôt spécial puisqu’elle spolie la société de l’exercice d’une profession qu’elle lui a permis de pré­parer. Quant aux enfants, il n’y a au­cune raison que la femme soit plus res­ponsable que l’homme des soins à leur donner, ni que l’homme, laissé par sa compagne, n’en ait pas la charge, même s’il s’agit de nouveau-nés.

Si nous avons cru devoir donner ces indications sur l’évolution de la notion de mariage, c’est parce qu’elle explique une notable partie de l’orientation donnée aux programmes scolaires. Le mariage tend à devenir une « conven­tion accidentelle », non seulement parce que, socialement, il est une survi­vance des conceptions existentielles « bourgeoises » mais surtout parce que l’éducation sexuelle prodiguée à l’école eh souligne l’inutilité.

C’est au gouvernement de cet Olof Palme tant prisé par J.-J. Servan- Schreiber que l’on doit « la révolution sexuelle appliquée en Suède dès l’entrée à l’école à l’âge de sept ans. Les enfants apprennent à ce moment- là que l’émancipation sexuelle est un de leurs droits fondamentaux. On leur dit également que c’est le socialisme qui les a affranchis des ‘ tutelles de la mentalité « victorienne ». En conséquence ils lui doivent leur recon­naissance de la totale liberté sexuelle dont ils n’auraient pas joui si les conceptions « bourgeoises » en matière d’éducation avaient persisté à les maintenir dans le climat d’hypocrisie propre à cette mentalité.

Nous n’étudierons pas ici les divers manuels et les films consacrés à cette éducation et dont les précisions qu’ils apportent sont justifiées en ces termes, par le Dr Goesta Rodhe, chef du dépar­tement de (‘Education sexuelle au mi­nistère de l’instruction publique : « Peu importe l’âge auquel les enfants com­mencent à coucher ensemble, ce qui compte, c’est d’y être préparé »… « Il n’y a aucune raison de s’émouvoir s’ils commencent dès la treizième année à avoir des relations sexuelles ; ce ne serait grave que s’ils n’y étaient pas ini­tiés ». L’Etat a créé dans ce but et dans le cadre des organisations socialistes, une « Association nationale pour l’édu­cation sexuelle ». Elle est chargée de « la diffusion des connaissances en ma­tière de technique érotique, l’encoura­gement à la limitation des naissances, la transformation des notions mora­les ». Dans ce domaine, il importe d’éli­miner des relations sexuelles tout « sentiment » puisqu’elles « ne sont qu’une fonction naturelle aussi pri­maire et nécessaire que manger ou boire ». Cette fonction « n’engage à rien » ceux qui en sont les exécutants. (« C’est du travail d’atelier et rien de plus », me disait un garçon de quinze ans en parlant de la projection du film sur l’accouplement qu’il venait de voir au collège.) Il est donc « normal » de changer souvent de partenaire et, dans ces conditions, les mots « mariage » et « famille » n’ont plus de sens.

Quarante-trois ans de stabilité mi­nistérielle sociale-démocrate et cinq présidences du conseil des ministres ont donc réussi à créer une mentalité de destruction, de revendication, d’exi­gences, de négations ramenant tout, en apparence, à ce que l’homme en tire de jouissance, de profit personnel. En fait cette contestation permanente n’est qu’un alibi à l’impuissance qu’é­prouve l’homme en présence de la dé­couverte de son échec personnel. Ce régime de permissivité totale l’entraîne à se désengager de toute responsabi­lité. Cette réelle dictature exercée sur notre société par les psychologues, ar­tisans principaux de cette destruction des règles de notre société, incite à cette forme de lâcheté consistant à s’en remettre à ces gens-là des déci­sions qu’il nous incombe de savoir prendre.

En voulant « éviter à l’enfant tout froissement psychique et mental », on détruit ses forces de résistance. Par crainte de le « traumatiser », on ne « l’élève » plus. La quête du bonheur à tout prix, caractéristique de notre siècle et justificatrice de cette course au ni­veau de vie sans cesse plus élevé, aboutit à faire de ce bonheur un véri­table tyran, créateur de ces « problè­mes » auxquels nous nous heurtons de toutes parts.

L’école fait appel à toutes les res­sources mises à sa disposition par la sociologie, la psychologie, la psychia­trie, les méthodes « globales » et celles « de groupe », pour « libérer » l’enfant de toute « aliénation » bourgeoise en le « socialisant ». Affranchie de toutes les notions éthiques, de toutes les discipli­nes physiques et morales à l’origine des conceptions « passéistes » de la vie sociale, la « vie permissive » va transfor­mer l’existence entière en se formulant à elle-même — si elle le juge utile — ses disciplines propres une fois que toute l’organisation actuelle aura été détruite.

« L’éducation libératrice » nous en­gage dans un monde nouveau où, dans le but de nous libérer des « complexes » créés par nos échecs, elle nous pro­pose de substituer au langage « bour­geois » périmé d’autres modes d’ex­pressions, qui ne sont qu’un invraisem­blable jargon chargé d’exprimer les « problèmes d’identification conflic­tuelle de notre vécu ». De même, si nous dînons en ville, le lendemain notre enfant a le droit de nous reprocher d’avoir « très mal vécu cette soirée » du fait qu’elle lui a fait « éprouver un trau­matisme de frustration ».

Nous n’exagérons rien. Prenons cer­tains des manuels scolaires français. Nous les trouvons encombrés de ter­mes peut-être savants mais certaine­ment incompréhensibles, tel le « syn­tagme ». Savez-vous ce que c’est ? Eh bien c’est « une combinaison d’unités linguistiques qui ont pour support l’étendue ». Ceci va assurément vous donner l’intelligence du texte qu’il s’agit que vous expliquiez ! II paraît qu’avec la connaissance du syntagme l’élève sera à même de rédiger son étude selon « une ergonomie de l’esprit aux prises avec la littérature considérée comme objet de connaître »[6]. Inutile de commenter !

 Mort à toute forme d’élitisme

D’une part la guerre est déclarée à tout ce qui, dans l’enseignement, concourt à la formation d’une élite mais, d’autre part, depuis qu’en France, à la suite de la révolution de mai 1968, Edgar Faure a voulu « ouvrir l’école sur son environnement », une tendance à « rentabiliser » les enseignants s’est fait jour en recourant à « l’éducatique » chargée d’« assurer à l’enseignement des gains de productivité comparables à ceux enregistrés dans les usines et les bureaux »[7]. Si nous voici bien avancés, nous les parents, du moins discernons-nous d’où souffle le vent.

Fait significatif : de plus en plus s’opère dans toutes sortes de textes la suppression des majuscules. De même que les élites doivent disparaître de l’enseignement, de même les majuscu­les se trouvent condamnées : témoi­gnage de la volonté de nivellement d’une société qui a honte d’elle-même. En même temps, elle cultive l’absurde en remplaçant l’enseignement magis­tral par la devinette, le jeu. Le maître a perdu sa chaire. Il ne « domine » plus ses élèves au niveau desquels il est descendu et dont il se fait tutoyer (mais certains évêques le font également, au point que l’un de mes petits fils em­ployant sans cesse un prénom, j’igno­rais qu’il parlait de l’évêque !).

Il y a cinq ans, les professeurs de l’Université d’Upsal se plaignaient de l’ignorance des nouveaux étudiants incapables d’écrire correctement et de respecter la concordance des temps. Aujourd’hui, aussi bien à Tübingen, et à Francfort qu’à Paris ou à Genève, des enseignants constatent que leurs élè­ves sont incapables d’écrire et même de lire correctement. L’Académie française se plaint de « l’abandon total des méthodes d’enseignement qui, fai­sant appel à la logique, à la réflexion, à la mémoire, ont fourni la preuve de leur efficacité ».

Comment veut-on maintenir la va­leur d’un enseignement systématique­ment « orienté » en fonction de l’idéolo­gie marxiste ? Or, comme le disait en 1968 Alexandre Dubcek, « l’égalita­risme encourage les paresseux et les passifs aux détriments des courageux » et le mot d’ordre électoral socialiste « Egalité, sécurité, irresponsabilité » transforme l’aspiration primitive et généreuse à l’égalité en une impulsion trouble animée par l’envie de ce que possèdent « les autres » et de ressenti­ment à leur égard. Faute de reconnaître la nécessité de la sélection dans l’en­seignement, la société socialiste se condamne à la pratiquer sournoise­ment.

Est-ce dans ce but que sont ré­digées les étranges grammaires qui ap­paraissent en divers pays d’Europe, dont celle de Dubois et Lagane, Com­ment apprendre la grammaire[8] a ins­piré à Marc Dem un remarquable arti­cle[9] ? Sous forme de rébus ou de casse-tête, cette grammaire est ré­digée dans une langue qui demande une réelle initiation pour être intel­ligible sinon parfaitement comprise — et c’est déjà significatif du mépris où elle tient les générations antérieures. Nous sommes en présence d’une appli­cation de « doctrines d’enseignement » que nous retrouvons pratiquées … dans certains des catéchismes ultra- modernes qui, l’automne dernier, ont stupéfait les parents. « De toute évi­dence, la Langue française est le cadet des soucis de ces apprentis sorciers, qui soumettent la réalité grammaticale à la fantaisie de leur pseudo pédagogie, faussant l’esprit des en­fants d’une façon à laquelle il sera sou­vent difficile de remédier »[10]

La culture en danger de mort

Une fois encore, nous voici confrontés avec cette entreprise de subversion dont l’enseignement est l’arme essentielle. Par lui la révolution doit s’étendre en partant de la base. Il faut vouloir ne rien voir, ne rien enten­dre, pour imaginer qu’il y ait là une pos­sibilité de libération. Evidemment dans l’esprit de Freire et de ses complices de « la libération par l’éducation », mais aussi de la Conférence œcuménique de Melbourne en 1980, « il n’y a ni foi en Dieu, ni vie chrétienne en dehors de la solidarité avec les pauvres », ces pau­vres que l’éducation « conscientise à leur situation d’opprimés » face aux « oppresseurs paternalistes » que nous sommes. Comme nous, les oppres­seurs, nous avons réussi à imprégner l’esprit de quantité de pauvres de nos conceptions « bourgeoises et capitalis­tes », mais c’est à l’éducation qu’il ap­partient de les « libérer » et cela ne peut se réaliser que par la révolution !

Ici apparaît en plein le pouvoir des mots, ce pouvoir dont Freire, Cardenal, Esquivel, Illich, d’autres encore, ont saisi l’ascendant sur les foules, surtout les analphabètes, mais qui agit presque autant sur ces idéalistes sensibles à « l’illuminisme du pauvre » qui les jette dans l’action révolutionnaire et finit par faire d’eux des guérilleros. En Europe — et surtout depuis mai 1968 — c’est l’école qui est devenue le foyer de la marxisation, si sensible que soit l’es­croquerie dont elle se rend coupable et qui trahit la véritable culture. Entendrons-nous cet avertissement ? Il vous appartient de répondre.

 L’Impact – mai 1981

[1] Edition originale Padegogia da Oprimido (1970), traduction américaine : Pedagogv of the Oppressed. Herder and Herder, New York 1970; traduction allemande: Paedagogik der Unter- drückten, Kreuz Voriag. Stuttgart 1971 ; traduc­tion suédoise : Pedagogik foer Foertryckta, Gum- mesons Kurslv. Falkoeping 1972.

[2] Cité par Roland Huntford. The New Totalitarians. 1971, p. 210.

[3] Sermon on la cathédrale Saint-Pierre de Genève, prononcé le 26 août 1973 par le Dr Ph. Potter, secrétaire général du COE, â l’occasion du vingt-cinquième anniversaire dudit conseil.

[4] Cité par Pierre Gaxotte, « Du syntagme à l’ergonomie ». Le Figaro, 13décembre 1980.

[5] Francis Aemy montre comment la même méthode se trouve appliquée sur le continent dans Les réformes scolaires, d’où viennent-elles et où vont-elles ? Association Vaudoise de Pa­rents Chrétiens, Lausanne 1980.

[6] Cité par P. Gaxotte. Ibid.

[7] E. Vandermeersch s.j. : La politique scolaire de la Ve République, Etudes, décembre 1980. pp. 609-626.

[8] Paris. Larousse éd. 1974.

[9] Marc Dem, La grammaire française sacri­fiée, Le spectacle du monde-réalité. N“ 226, jan­vier 1981, pp. 73-77.

[10] Marc Dem, op. cit., p. 75.