Avec ce troisième volume de son Histoire alliancielle de l’Église dans le Monde, Jean-Marc Berthoud nous fait survoler avec brio un panorama aussi vaste que passionnant qui s’étend de la période de la Réforme à la fin du XVIIIe siècle, tout en restant fidèle à l’esprit et la vision historique de Merle d’Aubigné, pour lequel il ne cache pas son admiration.
Comme pour les volumes précédents, il signale au lecteur dans chaque chapitre une très abondante littérature, lui permettant ainsi de s’orienter vers des lectures complémentaires sur tel ou tel sujet abordé. Il serait vain de vouloir résumer ici chaque sujet traité, chaque développement amené pour concourir à la vision d’ensemble dans son propos central, lequel consiste à mesurer le degré de fidélité ou d’infidélité manifesté par les acteurs de cette histoire vis-à-vis de l’Alliance divine révélée sur les pages de l’Écriture et incarnée dans la personne du Fils devenu homme. Je n’en mentionnerai que quelques étapes qui me semblent en être les principales articulations, les charnières.
Reprenant intégralement son éloquent ouvrage Calvin et la France, Genève et le déploiement de la Réforme en France au XVIe siècle (paru à l’Âge d’Homme en 1999), qu’on découvrira ou redécouvrira ici avec bonheur, l’auteur y ajoute en annexe une recension donnée par Jacques Perrin à laquelle on ne saurait ajouter quoi que ce soit.
Suivent de fort belles pages sur Théodore de Bèze, théologien bien méconnu ou caricaturé, dont la Confession de Foi du Chrétien demeure cependant un magistral exposé de la foi chrétienne. Avec sa connaissance si particulière de la littérature chrétienne francophone et du style de l’être opposé à celui du paraître, Jean-Marc Berthoud sait, entre autres, mettre en valeur l’apport unique du successeur de Calvin à Genève dans sa versification française des psaumes, lui qui, par une véritable métanoia, passa justement du style du paraître à celui de l’être alors qu’il ambitionnait dans sa jeunesse la gloire mondaine des littérateurs de son temps, ayant un temps été associé aux premières manifestations des poètes de La Pléiade.
Ce renversement rejoint le combat de Théodore de Bèze contre l’approche logico-rationaliste de Pierre de la Ramée, lui-même théoricien du mouvement de La Pléiade et grand adversaire de la pensée aristotélicienne, que défendait justement de Bèze. Voilà du reste une conjonction fort intéressante : le réalisme bézien au service d’une poétique du mot intrinsèquement lié à sa signification par le biais des universaux témoigne chez lui d’une harmonie indissociable entre métaphysique et poétique. Chez Pierre de la Ramée (lequel passa à la Réforme et périt lors des journées de la Saint Barthélemy parisienne, peut-être victime de jalousies professionnelles), une logique dialectique appliquée à la rhétorique, logique commune au reste des sciences et des arts dont elle serait en quelque sorte la matrice aux propriétés réductrices, conduit son promoteur vers une poétique de l’abstraction du mot, par le biais d’allégories et de l’hyper-spiritualisation : démarche néo-platonicienne par excellence. Dans un cas comme dans l’autre, les prémisses philosophiques se retrouvent de manière consistante dans l’approche littéraire adoptée, preuve évidente non seulement de la portée constante des présuppositions adoptées, mais aussi de la rigueur intellectuelle qui animait les grandes figures intellectuelles au seizième siècle.
C’est le mérite de Jean-Marc Berthoud que de mettre en évidence le fossé, voire l’abîme séparant ces deux approches pour la pensée européenne postérieure, tout en retraçant leur généalogie respective : Pierre de la Ramée opérant la jonction entre le courant nominaliste d’une part, Descartes, Bacon et Galilée de l’autre. Notre auteur reprend du reste en détail au chapitre X de son ouvrage aussi bien ladite généalogie que la descendance ramiste, en en soulignant les effets mortifères sur la pensée et la théologie chrétiennes : elles allaient sous peu se métamorphoser en un simple déisme d’où l’Incarnation du Fils – et avec elle notre Rédemption – serait purement éliminée. Au véritable Emmanuel (Dieu avec nous) se substituerait bientôt saint Emmanuel, tant révéré par la sécularosphère protestante contemporaine. Entendez, bien sûr : « saint » Emmanuel Kant…
Parallèlement à cette déconstruction progressive de la foi en le Dieu trinitaire et en l’Incarnation – les deux piliers de la foi chrétienne, qui se trouvent au cœur des confessions de foi universelles de l’Église – le piétisme wesleyen de tendance arminienne favorisera l’éclosion des mouvements pentecôtistes et l’illusion d’une seconde expérience régénératrice dans la vie du chrétien, amenant les heureux bénéficiaires de cette expérience à un état de sanctification achevé (chapitre VIII). On le constate, l’invasion d’une mystique post-doctrinale cherchait à apporter un contrepoids au rationalisme post-ramiste. Cependant, faute de retourner à la source vivifiante de la doctrine de la Grâce telle que l’avaient réintroduite les Réformateurs, ce contrepoids ne fera qu’opérer un mouvement de balancier tout aussi néfaste que celui qu’il cherchait à compenser : on trouve au cœur de l’un comme de l’autre l’homme comme centre de toutes choses, que ce soit par sa raison autonome ou à travers sa propre expérience auto-rédemptrice.
C’est entre ces deux écueils et au crépuscule de l’orthodoxie réformée au sein de la période couverte par ce troisième volume de l’Histoire alliancielle de l’Église que se situe la figure de Bénédict Pictet (chapitre IV). Héritier de la grande tradition calviniste genevoise (François Turrettini en particulier) et pasteur soucieux de conduire le troupeau qui lui est confié vers le Christ des Écritures, Pictet ne se départira jamais de son caractère irénique, ni ne s’épargnera aucun effort pour maintenir ses brebis sur le sentier étroit mais sûr menant au Christ.
C’est pourtant au sein de cette même Genève héritière de tant de grandes figures fidèles à la Parole que l’esprit des « lumières » étouffera progressivement celui de la Lumière du monde, par le biais de l’adoption d’un syncrétisme croissant avec la pensée cartésienne et sa méthode logico-mathématique appliquée à la théologie. La religion naturelle, celle célébrée dans l’Ancien Testament par les Israélites apostats au pied des poteaux d’Achéra ou sous tout arbre verdoyant, refait ici figure, énième avatar de la tentation originelle soumettant le cœur de l’homme à son désir de devenir « comme des dieux » en tuant le Père afin de prendre sa place.
Pourrais-je mieux faire en guise de conclusion à cette modeste préface, que de citer les dernières phrases du Traité sur la Liberté Chrétienne de Martin Luther (1520), lequel remet en perspective avec simplicité et lucidité la condition de la nature et de la raison humaines dans leur rapport à la justice divine ? Elles illustrent parfaitement, à mon sens, tout le propos de Jean-Marc Berthoud dans ce riche et stimulant volume :
D’elles-mêmes, la nature et la raison humaines sont superstitieuses et promptes à penser que toutes les lois et toutes les œuvres qu’on propose permettront de parvenir à la justice. Il faut prier afin que ce soit le Seigneur qui nous entraîne, que ce soit sa Parole qui nous instruise, que nous soyons obéissants à Dieu et que, selon sa promesse, il inscrive lui-même sa loi dans nos cœurs, faute de quoi c’en est fait de nous. S’il n’enseigne pas dans nos cœurs cette sagesse mystérieuse et cachée, notre raison naturelle ne peut que la condamner et la tenir pour un faux enseignement, car elle en est choquée et elle n’y aperçoit que de la folie. Dieu veuille prendre pitié de nous et faire resplendir sa face sur nous, afin que nous connaissions sa voie sur la terre et son salut parmi toutes les nations. Qu’il soit béni aux siècles des siècles. Amen.
Eric Kayayan, pasteur
Fontevraud-l’Abbaye, Maine-et-Loire, 31 octobre 2017 en ce jour de la célébration du cinq centième anniversaire de la Réformation du XVIe siècle.
9780244193706