Introduction
Franck Jullié
Je ne remercierai jamais assez le professeur Paul Wells d’avoir permis cette relation avec Jean-Marc Berthoud.
En 2010, j’avais exprimé au professeur Paul Wells mon souhait d’aider financièrement aux travaux de traductions et de publications sur l’histoire de l’Église celtique et son travail missionnaire en France, de l’an 500 à l’an 1000.
Il me semblait qu’il y avait là un point de l’histoire de l’Église important et ignoré pour comprendre la relation particulière qui s’est nouée entre le pouvoir politique et l’Église.
Au-delà de ce point particulier du christianisme celtique, mes nombreuses lectures en français et anglais depuis le début des années 90 avaient suscité des interrogations plutôt qu’apporté des réponses : comment les chrétiens avaient-ils pu adopter si facilement la mentalité contraceptive ? Pourquoi étaient-ils incapables d’en formuler les enjeux philosophiques ? Pourquoi leur morale était-elle si subjective et si désincarnée ? Pourquoi n’ont-ils pas formulé de théologie du corps ? Pourquoi beaucoup de chrétiens sont-ils socialistes ? Pourquoi ne font-ils pas le lien entre leur vote et l’anthropologie biblique ? Pourquoi les librairies chrétiennes vendent-elles autant de livres superficiels véhiculant la pensée du verset magique ? Comment en est-on arrivé à ce point d’infantilisme intellectuel ?
Comment se fait-il que les catholiques soient plus robustes que les protestants dans leur traitement des questions bioéthiques ? Comment les protestants ont-ils à ce point décroché du niveau culturel et politique des Réformateurs ?
Comment les Églises sont-elles devenues des sortes de clubs de danse mystiques remplis de gens à problème ?
Lorsque j’ai reçu le texte de l’Histoire alliancielle fin 2014, c’est donc avec de nombreuses incompréhensions sur l’histoire de l’Église que j’ai abordé cette lecture.
Au début des années 90, j’avais lu avec passion les trois tomes History of Protestantism de James Aitken Wylie. J’avais un cadre de compréhension solide des origines de l’Église jusqu’à la Réforme, mais il me manquait les clefs sur la période de la Réforme à aujourd’hui. C’est cette période que couvre ce volume du travail exploratoire exceptionnel de Jean-Marc Berthoud.
Pour bien comprendre les dynamiques culturelles et philosophiques qui ont prévalu depuis le XVIe siècle et leur impact sur la vie de l’Église, Jean-Marc Berthoud a dû mener une enquête qui commence avec certains Pères de l’Église et les premiers Conciles (tome un).
Les premières lignes de démarcation entre un christianisme doctrinal et un christianisme bâtard sont tracées. Ceci lui permet d’établir des éléments de continuité et de discontinuité avec le christianisme médiéval, la scolastique et Thomas d’Aquin.
Ce sont des périodes et des sujets sur lesquels la plupart des protestants sont d’autant plus mal à l’aise qu’ils ont peu lu les auteurs et les textes de cette période.
L’Histoire alliancielle met bien en évidence l’intelligence du monde médiéval pour les lois créationnelles, lois qui retrouvent une pleine vigueur originelle par leur éclairage biblique. On y découvre également le combat qui fait rage entre ces défenseurs de la Bible, cohérente avec l’ordre créationnel, et ces premiers penseurs spéculatifs qui amorcent un divorce entre Bible et création, théologie et philosophie, dogmatique et métaphysique, réalistes et nominalistes.
Le lecteur ne sera pas fatigué par cette lecture. Le texte est clair, bien écrit, pénétrant. On apprend, on structure sa pensée, on comprend des points difficiles en le lisant.
Les nombreuses citations des textes originaux et les sources bibliographiques francophones et anglophones donnent à ces travaux une force très particulière.
Après avoir identifié la racine nominaliste de la déconstruction du christianisme au Moyen Âge (tome deux), l’Histoire alliancielle aborde avec une clarté et une pénétration que je n’ai pas trouvées ailleurs, la question de l’idéalisme cartésien et les différentes étapes de la déconstruction de la métaphysique, de l’ordre créationnel et de ses lois.
Car c’est depuis un angle philosophique que va se déployer cette attaque contre l’Église, en s’attaquant à la définition du réel et de son langage.
Cette révolution épistémologique et cette réduction du langage à l’esprit de géométrie font l’objet de développements très complets et très documentés dans les tomes 2 et 3 qui mettent en lumière par comparaison, les adversaires et les écrits des deux camps. Le basculement d’un christianisme authentique et intégral vers un christianisme atrophié est parfaitement situé chronologiquement. On y voit clair. On comprend ce combat spirituel historique et son déploiement culturel et politique.
Les oppositions ne sont pas seulement entre catholiques et protestants, elles se développent au sein même du protestantisme, en particulier dans un mouvement de lutte contre la Contre-Réforme. En conservant l’augustinisme platonisant et en rejetant l’aristotélico-thomisme, les protestants allaient se priver d’une partie de leur héritage chrétien, en particulier de certains éléments utiles de philosophie réaliste et de métaphysique.
Dans son enquête épistémologique, l’auteur porte une grande attention à la modification du langage. Les évolutions culturelles sont observées à partir de la littérature de l’époque.
Car l’idéalisme cartésiano-kantien n’est pas qu’un système philosophique, c’est un langage. Et c’est là la puissante pénétration spirituelle dans laquelle nous introduit le texte de Jean-Marc Berthoud. La révolution épistémologique qui nous fait basculer du Moyen Âge à la Renaissance est très intimement une réduction de l’amplitude du langage et de sa profondeur créationnelle, un appauvrissement de la densité du réel porté par le langage.
Ce Cheval de Troie philosophique, combattu par les premiers réformateurs formés à l’école du réalisme, finit par être oublié par les héritiers protestants du début XVIIIe, l’esprit de géométrie valorisant une certaine efficacité matérielle.
Le XVIIIe siècle voit cette mentalité contaminer les Églises : une pensée chrétienne repliée sur elle-même, privée d’une pensée créationnelle éclairée par la Bible, incapable d’adresser les problèmes politiques, économiques, scientifiques, artistiques, une pensée privée de ses outils intellectuels pour transcrire les principes bibliques dans l’ordre créationnel et la société du XVIIIe.
Sans résistance, la philosophie des Lumières avec ses droits de l’homme – un homme redéfini selon l’anthropologie antichrétienne de Voltaire – pourra déployer ses effets.
Mais l’Histoire alliancielle nous trace le combat de ces chrétiens fidèles qui ont su garder une vision biblique intégrale, à l’image d’Edmund Burke qui, observant les événements de Paris de 1789, annonçait dès 1790 dans ses Réflexions sur la Révolution de France les événements de 93. La déconstruction de la métaphysique amorcée par les nominalistes, poursuivie par Descartes, d’une certaine façon achevée par Kant, ne me semble avoir été possible que par la faiblesse de l’Église.
Kant n’a pas été accepté parce qu’il était lu et compris, mais parce que ses conclusions correspondaient à ce que ses contemporains voulaient entendre. D’une certaine façon, ce n’est pas que le mal ait été plus fort, mais c’est l’Église qui a été faible.
Il est un point singulier dans ce travail. L’auteur cite de nombreux auteurs catholiques, orthodoxes ou juifs lorsque leurs écrits s’inscrivent dans un christianisme biblique intégral.
Il réintègre ainsi de très nombreuses richesses souvent négligées. Ce texte décloisonne la pensée et peut être lu par toute personne qui reconnaît l’autorité de la Bible et la Seigneurie de Jésus-Christ.
Le tome cinq traitera du christianisme au XXe siècle. Il étudiera quelques grandes figures protestantes ou catholiques comme le pape Paul VI ou Billy Graham.
Les moyens de communication et leurs effets d’échelle ne changent pas la nature de la vérité. L’auteur analyse les développements d’un christianisme de moins en moins doctrinal et de plus en plus œcuménique. La perspective historique dessinée par l’Histoire alliancielle met clairement en évidence la pauvreté de ce christianisme à succès. Le chapitre Le pape François et l’apogée d’un Christianisme non doctrinal devrait particulièrement intéresser certains catholiques.
L’Histoire alliancielle est un livre puissant. Ce n’est pas un livre qui décrit les évolutions politiques ou géographiques de l’Église. Ce n’est pas un livre qui décrit les évolutions doctrinales de l’Église.
C’est un livre qui explore la façon dont l’Église a su maintenir une vision biblique intégrale sur le monde – le monde culturel, philosophique, littéraire, politique, artistique, scientifique, économique.
Il expose de façon magistrale comment le monde a cherché à minimiser la portée de la Loi et de l’Évangile pour nos sociétés, cherchant à faire de l’Évangile une expérience subjective existentialiste, sans portée universelle et normative.
C’est un véritable manuel de combat que nous donne ici Jean-Marc Berthoud.
Le découpage en chapitres permet de bien organiser son temps de lecture. Le volume de ces études ne doit pas faire peur au lecteur. La très bonne plume de son auteur sert la clarté de sa pensée.
C’est une lecture captivante dont on sort renouvelé avec la conviction d’avoir enfin bien posé le problème de l’histoire de l’Église et d’avoir bien diagnostiqué le remède.
Je vais le dire comme je le pense : c’est une étude fondamentale. C’est une percée spirituelle. C’est un travail trop spécifique pour être produit dans des cercles académiques. Il croise de nombreuses disciplines : histoire, théologie, philosophie, littérature, capacité à lire aussi bien les meilleures études en français et en anglais, un esprit encyclopédique … Ce n’est pas une faculté ou une université théologique qui fait ce genre d’auteur, c’est Dieu qui suscite un homme pour une percée.
Je prie que Dieu étende sa bénédiction sur son peuple et favorise la lecture de cette œuvre.
Franck Jullié
Versailles, le 11 juin 2017
9780244544577