L’essor du dispensationalisme et l’influence de son fondateur John Nelson Darby, pourraient nous étonner. Partout en Europe sans doute et surtout en Amérique du Nord, la culture darbyste a été et reste manifeste encore aujourd’hui. Comment se fait-il que ses doctrines étranges aient attiré tant de personnes, à savoir, son séparatisme, son refus de voir en l’Église un nouvel Israël, sa doctrine de l’enlèvement secret, son opposition à toute liturgie et à un quelconque ministère officiel ? Bien que les chiffres soient difficiles à connaître, on compte aujourd’hui au moins 45.000 membres de « Taylorites » (disciples de James Taylor, Sr. 1905-1953, les plus fermés). Mais le nombre des « Frères larges » (« Ouverts ») est nettement supérieur. On observe aussi que les Frères ne sont pas tous aussi renfermés. Parmi eux, on compte des personnalités notables : Peter Caws, F. F. Bruce, C. Stacy Woods, Garrison Keillor, William John Hocking, et bien d’autres.
La lecture dispensationaliste de la Bible, qui divise l’Écriture sainte en sept « administrations » est très répandue. Un grand nombre d’écoles bibliques, de Missions et d’Églises la pratique. Au début du vingtième siècle, période où le « fondamentalisme » a eu le plus d’influence, la version de la Bible (King James Version), éditée par Cyrus I. Scofield a été publiée à des milliers d’exemplaires et traduite en huit langues. Ses notes en bas de page sont influencées par la méthode dispensationaliste. Une de ses particularités est la lecture « littéraliste quand c’est possible », des textes. L’exemple le plus connu est le passage d’Apocalypse 20 qui affirme que le Christ reviendra une première fois, suivi de l’emprisonnement du diable pendant mille ans, au terme desquels il sera libéré ; puis suivra la deuxième des venues du Christ.
Cet enseignement est appelé prémillénarisme, parce qu’il prévoit un règne de mille ans des chrétiens avant la fin des fins. Cette lecture de l’histoire est adoptée par un certain nombre de croyants, qui n’acceptent pas toutes les théories associées au dispensationalisme, comme, par exemple, l’adhésion au “prémilénnarisme historique”, c’est-à-dire sans spéculation sur l’enlèvement secret des « croyants ». Tel était le cas de prédicateurs bien connus, comme Donald Grey Barnhouse et Francis Schaeffer. À l’autre extrême, on peut nommer des sensationnalistes, comme Tim Lahaye avec sa série « Left Behind », qui ont laissé des traces même en francophonie. Comment s’expliquer un tel rayonnement ?
Chacun le reconnaît, les mouvements théologiques sont liés à leur contexte culturel et historique. Le XIXe siècle est marqué par au moins trois grands courants, sans doute liés : (1) le libéralisme, (2) l’industrialisation et (3) l’expansion européenne [1]. Face aux misères de la société créée par l’industrialisation, les Églises et les œuvres chrétiennes témoignent d’un réel souci pour l’aide sociale. On perçoit un peu, dans le grand roman de Victor Hugo, Les Misérables, combien il est difficile de susciter cet intérêt, où les chrétiens (comme l’évêque Myriel) ou les institutions religieuses, telles le couvent, peuvent être des acteurs forts ou faibles face à la pauvreté.
Les termes peuvent être trompeurs. Libéralisme ne signifie pas seulement libéralisme théologique. Chacun des trois grands courants se définit, en partie, comme des contre-courants aux Lumières. Après l’échec de la Révolution française, la fin des guerres de Napoléon et les accords du Congrès de Vienne, on perçoit le commencement de plusieurs expressions de ladite libération. Parmi les variantes dans le domaine de la religion, il faut, en effet, noter le libéralisme théologique inauguré par Schleiermacher et ses successeurs. Le libéralisme économique prévoit un marché libre pour les capitaux. Il faut également évoquer le foisonnement des réveils religieux. On peut voir partout paraître, plus particulièrement au cours des années 1830-1840, le « revivalisme » (dont une partie significative est conservatrice, attachée à l’esprit de la Restauration) qui veut se libérer de l’ordre établi, que ce soit celui des Églises de l’État, des liturgies fixes ou des confessions de foi.
Impossible de comprendre cet élan pour la liberté sans l’associer au romantisme. À côté des thèmes bien connus du sentimentalisme et du subjectivisme chez des auteurs comme Goethe et Chateaubriand, on trouve un traditionalisme accentué. On veut en revenir aux Pères, au Moyen Âge et à d’autres manifestations prémodernes. Évidemment, les expressions varient de l’un à l’autre. Au sein des Églises Réformées, remarquons la conversion d’Abraham Kuyper, inspirée par le roman de Charlotte Yonge, L’Héritier de Redcliff, et le rôle qu’il joua lors de la séparation de la Gereformeerde Kerk (l’Église à nouveau réformée) d’avec l’Église nationale des Pays-Bas, avec les doleanties (les souffrants) qui refusaient le rationalisme présent dans la grande Église néerlandaise (Nederlands Hervormde Kerk). Chez les Catholiques romains, on peut évoquer un Félicité de Lamennais, qui a cherché à sauvegarder l’autorité de l’Église tout en élargissant ses structures afin d’y accueillir la « révélation » provenant de l’histoire contemporaine, des découvertes scientifiques, des nouvelles démocraties, etc. À l’intérieur de l’Église d’Angleterre se manifeste le Mouvement d’Oxford, qui est, en quelque sorte, un retour partiel au Catholicisme. On pense aux Fellows d’Oxford, Edward B. Pusey et John Henry Newman, qui ont voulu retrouver la beauté du culte ainsi qu’une civilisation chrétienne pour la société.
Dans cette atmosphère de Réveils, on trouve souvent aussi une préoccupation eschatologique. En Amérique surtout, mais pas seulement, se manifeste un nombre important de mouvements apocalyptiques. Un certain nombre d’entre eux a prédit le moment exact de la fin du monde. Évidemment, la fin n’arrivant pas, le taux de déception chez les « fidèles » a souvent été élevé. Prenons l’exemple des « Millerites », les adeptes de l’enseignement de William Miller, qui ont prédit l’arrivée du Christ pour le 22 octobre 1844. Quand, cette date arriva, tant le jour que la nuit, tout se passa comme d’habitude, jour et nuit. On observa alors une remise en question. Pour faire face à cette erreur, outre ceux qui ont quitté le mouvement, certains ont dit que l’avenir du Christ se passerait non pas sur la terre, mais dans son temple céleste !
Une autre constante propre aux associations « adventistes » est celle qui affirme que l’on peut retrouver les tribus perdues d’Israël dans la diaspora qui suivit la destruction de Jérusalem. Les mieux connus parmi ceux qui défendent de tels idées sont, sans doute, les Mormons (« Saints des Derniers Jours »). Comme la plupart des « restorationistes », les Mormons croient que, dans les derniers jours (le temps présent), le Seigneur nommera des apôtres qui dirigeront le peuple de Dieu afin de revenir au christianisme primitif.
Ces mouvements se retrouvent sur le vieux continent. Certains sont venus s’établir en Europe depuis l’Amérique. C’est le cas de l’Adventisme du septième jour, secte créée en 1846, qui est une dissidence des Millerites et pour lesquels le principe de la restauration d’Israël était solidement fondé ; seules, la date et la nature exacte du retour du Christ n’auraient pas été bien comprises. Les choses apparaissent un peu compliquées aux observateurs étrangers à ce phénomène. D’ailleurs, même les fidèles ne savent pas toujours avec exactitude ce qu’ils sont censés croire. J’ai le souvenir de plusieurs conversations avec, par exemple, des Témoins de Jéhovah, qui ne savaient pas grand-chose de leur propre système doctrinal.
Certains de ces mouvements ont surgi localement. C’est le cas du British Israëlitism, pour lequel les « tribus perdues » d’Israël ont immigré dans les Iles Britanniques et sont les ancêtres du peuple blanc des pays anglo-saxons. On peut aussi penser, dans le Catholicisme, à la Petite Église des Deux-Sèvres qui a rejeté le concordisme de Napoléon afin de retourner à l’ancien régime. Elle a rejeté, par exemple, la bénédiction du mariage après le passage devant le Maire. Elle n’accepte pas que les curés soient obligés de prêter allégeance aux Préfets. Elle voulait restaurer le plus grand nombre de fêtes (passant des quatre après la Révolution française à la trentaine qui l’a précédée). Son culte se déroule sans prêtre.
John Nelson Darby (1800-1882), avec ses « Frères de Plymouth », arrive alors sur scène. Il aura son originalité tout en s’inscrivant dans le contexte que nous avons ébauché. Consacré prêtre anglican en 1826, Darby renonce presque aussitôt à ce titre et formule sa doctrine de la « ruine de l’Église », qui est devenue tellement apostate que, seuls, la séparation totale et le rejet des ministères reconnus sont nécessaires. Comme le livre que vous avez entre les mains l’explique en détail, Darby arrive à Genève en automne 1837 et y reste jusqu’à la fin de 1838. Il se trouve souvent dans le canton de Vaud entre 1840 et 1847. Ce grand itinérant va prêcher sa doctrine « darbyste » un peu partout. Il traduira la Bible de façon littérale, en allemand (1871), en français (1881 – la Bible de Pau) et en anglais (1891).
On trouve jusqu’à nos jours des assemblées de frères. Les « Frères larges » sont plus répandus que les « Darbystes ». Chez les premiers, on trouve sinon un esprit œcuménique avec les chrétiens évangéliques, une ouverture en direction des autres croyants qui n’existe pas chez ces derniers. Les « Frères larges » ont fondé des orphelinats, des œuvres en faveur des enfants et des vieillards. Ils ont souvent un esprit missionnaire et du zèle pour l’évangélisation. En même temps, sans vouloir paraître trop sévère, on trouve, chez ces Frères, un certain isolationnisme, voire un individualisme anti-institutionnel.
Les Églises issues de la Réforme comme aussi l’Église Catholique romaine classique sont souvent menacées par l’hérésie (il faut bien le reconnaître). On trouve aussi, dans la plupart des mouvements sectaires, les mêmes ingrédients : frustration vis-à-vis de l’institution établie ; leader charismatique (petit « c ») ; calendrier divergeant ; sens de la mission ; herméneutique particulière, etc. Dans ces mouvements sectaires, on trouve une société, une communauté qui rend leurs doctrines plausibles, alors que celles-ci seraient normalement perçues, au minimum, comme déraisonnables. L’Évangile de Jésus-Christ contient, certes, des éléments mystérieux, mais, au fond, il est d’une simplicité remarquable.
L’apôtre Paul le dit si bien :
Mais l’Esprit dit expressément que, dans les derniers temps, quelques-uns abandonneront la foi, pour s’attacher à des esprits séducteurs et à des doctrines de démons, par l’hypocrisie de faux docteurs portant la marque de la flétrissure dans leur propre conscience…
(I Timothée 4 : 1)
Soyons avertis, mais restons confiants, car, nous dit Jésus :
Je bâtirai mon Église, et les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre elle.
(Matthieu 16 : 18)
Dr William Edgar,
Professeur d’Apologétique,
Westminster Theological Seminary, Philadelphie
Anciennement, professeur à la
Faculté libre de Théologie réformée d’Aix-en-Provence.
Aujourd’hui Faculté Jean Calvin
[1]. Voir, Histoire du christianisme des origines à nos jours, tome XI, eds. Jacques Gadille et Jean-Marie Mayeur, (Paris : Desclée, 1995) pp. 5-7 ; 1113-1114.
Avant-Propos – Jean-Marc Berthoud 11
Préface – William Edgar 13
John Nelson Darby (1800-1882) : ses années à Lausanne
de 1840-1845 L’essor d’un hérétique total 19
Introduction 20
1. Le réveil dans le Pays de Vaud 29
2. La venue de John Nelson Darby en Suisse romande :
1837-1849 39
3. Le projet révolutionnaire de John Nelson Darby
à Lausanne 54
4. Les fondements de ce nouvel ordre ecclésial 64
5. Résistance dans les Églises des dissidents 68
6. Comment la venue de John Nelson Darby à
Lausanne profita aux projets révolutionnaires de
Henri Druey 72
Annexe I Quelques questions doctrinales relatives aux
théories religieuses de John Nelson Darby :
Thomas Croskery 90
(a) La place de la Loi de Dieu dans la Bible et dans la
vie chrétienne (Questions 1 à 22) 90
(b) La justification, version darbyste
(Questions 23-25) 98
(c) La sanctification, version darbyste
(Questions 26-36) 101
(d) La foi et l’assurance, version darbyste
(Questions 37-44) 105
(e) L’incarnation du Fils de Dieu, version darbyste :
l’humanité céleste du Christ 108
Les formulations de Chalcédoine (451) 113
(f) La justification, version darbyste gnostique :
rejet de la justice terrestre du Christ 113
(i) Justification dans le Christ ressuscité 114
(ii) De la vraie justification par la foi 116
Annexe II L’apôtre Paul : Épître aux Romains, Chapitre 11
Commentaires de Jean-Marc Berthoud 120
Trois remarques pour clore 130
Bibliographie 133
John Nelson Darby, les Frères de Plymouth et, en particulier,
leur influence à Lausanne et dans le canton de Vaud 133
(a) La vie et les écrits de John Nelson Darby 133
(b) Histoire des Frères de Plymouth 135
(c) Histoire religieuse du canton de Vaud pendant la
première moitié du XIXe siècle 136
(d) Réfutation des doctrines darbystes 138
(e) Réfutation du Dispensationalisme 140
(f) Sionisme pseudo-chrétien 143
(g) Prophétie et espérance chrétienne dans la Bible 144
(h) Élément souvent négligé par les historiens :
la gnose tant ancienne que moderne, à la fois
anticréationnelle et antinomienne 147
Index biblique 151
Index nominatif 155
Tables des matières 161
Histoire de l’Eglise, Théologie
Dix-neuvième siècle
9780244875121