Force est de constater que l’environnement culturel dans lequel nous baignons ne nous offre qu’une perspective essentiellement horizontale du monde et de la condition humaine. Comme le dit d’ailleurs fort bien Jean-François Mattéi, « ce qui distingue l’homme moderne des hommes qui l’ont précédé, c’est qu’il se dérobe à la transcendance, ou bien la cache au fond obscure de l’immanence, dans la droite ligne d’un sujet qui ne fait appel qu’à lui-même pour exister » [1]. Cette approche implique un champ divisé de la connaissance constitué de deux domaines distincts, celui de la raison et celui de la foi, qui ne peuvent se rencontrer. Il s’ensuit que la religion a pour vocation de se déployer dans la sphère de la foi et en particulier dans celle de la vie privée. Comme la liberté religieuse est acquise au sein de nos démocraties modernes, les individus peuvent exprimer leurs croyances et leur appartenance religieuses y compris sur la place publique, mais à condition de ne pas provoquer de désordre au sein de la cité. Concrètement cela signifie qu’à des degrés divers et selon les démocraties, la notion de la séparation entre la religion et l’État est colorée par cette perspective. Certes, les religions sont le plus souvent au bénéfice de la neutralité de l’état et de la place publique, mais lorsqu’il s’agit de la gestion de la cité, cela relève de la responsabilité autonome et exclusive de l’État, sans aucun apport des religions y compris de la foi chrétienne. Ceci est exprimé très clairement par Luc Ferry lorsqu’il précise ce qu’il entend par laïcité. Le philosophe, qui par ailleurs est plutôt bien disposé envers le Christianisme, argumente que la caractéristique des « espaces démocratiques et laïcs » dans notre monde contemporain c’est « la fin de l’enracinement des normes et des valeurs collectives dans un univers théologique. » Tel est l’héritage que nous lèguent le siècle des Lumières et la Révolution française, « la fin du théologico-politique. » Désormais, le droit est « conçu et promulgué par et pour les êtres humains, à partir de leur raison et de leur volonté censées prendre en vue l’intérêt général. » Il n’est donc plus « dérivé des textes religieux. » Ainsi, le philosophe français résume « l’essence véritable de la laïcité » par cette formule lapidaire : « c’est… l’humain qui fait loi », que ce soit dans les domaines culturel, éthique, politique, économique et social [2].
Si, à l’image de nos contemporains, nous adoptons la rupture nouménale mentionnée plus haut, et, hélas, bien des chrétiens ont choisi cette voie, la cause est entendue. Il suffit de se mouler dans le consensus culturel actuel tout en confessant sa foi personnelle. Par contre, si on souscrit à un champ unifié de la connaissance que suppose la foi chrétienne historique, nous sommes face à un défi majeur que le Seigneur lui-même nous appelle à relever, car la vision chrétienne globale ne se présente pas comme un discours religieux qui serait déconnecté de la réalité. Bien au contraire, elle éclaire tous les aspects du monde, de la condition humaine et de la cité. Elle refuse donc la dichotomie entre la réalité mesurable et l’illusion/foi religieuse. Cette vérité divine est donc accessible à l’intelligence sans que l’être humain puisse prétendre à une connaissance exhaustive. Tout en soulignant son caractère personnel, elle se démarque du relativisme et du subjectivisme de la perspective ultramoderne. Il s’ensuit que la proclamation de l’Évangile inclut sa défense contre les attaques dont il est l’objet et l’établissement de sa crédibilité philosophico-religieuse, historique et rationnelle. Cette approche ne met nullement en cause une démarche de foi authentique. Elle lui donne au contraire une assise solide.
Dans l’ensemble de ses prédications, dont la richesse de contenu et l’étendue de la perspective dépassent largement ce genre littéraire, Jean-Marc Berthoud cherche à relever ce défi avec courage et lucidité, tout en soulignant l’actualité de la Parole du Seigneur incarnée par le discours et la vie d’Ésaïe. Pour ce faire, il montre comment les oracles du prophète se situent dans le contexte des alliances créationnelle et rédemptionnelle initiées par le Seigneur de l’univers. Ce cadre posé, l’auteur, en se livrant à une exposition systématique des textes étudiés, nous fait découvrir la manière dont la parole-loi de Dieu éclaire non seulement la vie de la cité du VIIIe Siècle avant J.-C. aux prises avec les grandes puissances de son époque, mais aussi notre monde contemporain qui a choisi de rompre avec l’héritage judéo-chrétien. Plus on approfondit les écrits bibliques, plus ils se révèlent d’une bouleversante actualité et habités par une espérance qui ne trompe pas, puisqu’enracinée en Jésus-Christ, le Fils de Dieu, la clef de toute l’histoire de la révélation et de l’histoire grandiose de la rédemption divine. En effet, c’est à l’ensemble de la vie de la cité que le porte-parole de Dieu s’adresse, la vie personnelle, ecclésiale, culturelle et religieuse, politique et cosmique.
Le théologien de Lausanne insiste avec force sur la sainteté de Dieu, sa justice qui entraîne le jugement de ceux qui se sont révoltés contre leur ultime Vis-à-vis, et sa bienveillante loyauté qu’il adresse dans sa grâce à tous ceux qui le cherchent, se repentent et se confient en lui. Son discours est par moment rude et sévère, surtout lorsqu’il pose un regard sur la situation dramatique de notre monde contemporain, et comparable à des coups de massue qui peuvent même choquer ! La finalité d’un tel discours n’est pas d’écraser, mais d’obliger à voir la réalité à la lumière du regard divin et d’inciter à une réflexion qui suscite une prise de conscience à salut et une fidélité renouvelée. Sa démarche est comparable à celle de Calvin qui affirme explicitement que « …c’est de cette manière qu’il nous faut réveiller les hypocrites ; plus ils se flattent eux-mêmes et moins ils règlent leurs voies sur la crainte de Dieu, plus nous devrions jeter contre eux les foudres de la Parole. Car, sur de telles personnes une manière plus modérée de s’exprimer ne produirait aucun effet et une exhortation normale ne les toucherait même pas » [3].
En soulignant le troisième usage de la loi, si cher à la Réforme calvinienne, Jean-Marc Berthoud invite à repenser la nature de notre engagement dans la cité. Le Dieu trinitaire est Seigneur de l’Église comme de l’État et sa sagesse a été donnée pour éclairer les deux institutions, pour préciser leurs mandats respectifs bien distincts et pour baliser les voies que chacune est appelée à suivre en assumant pleinement leurs responsabilités particulières sous le regard de Dieu. Cet aspect de la pensée de notre auteur sera sans doute controversé, mais si nous voulons voir une renaissance de la foi chrétienne en Europe, cette question se doit d’être abordée sans pour autant négliger l’évangélisation et l’implantation de nouvelles Églises. Certes il y a des divergences, parmi ceux qui ont une vue haute de l’autorité des Écritures, quant à la manière d’interpréter et de mettre en pratique la loi divine à la lumière de la venue du Messie, mais cette diversité ne peut qu’enrichir le débat sur ce sujet si important et complexe.
D’autres aspects de ces études stimulent et enrichissent la réflexion en ouvrant de nouvelles perspectives. Je pense en particulier à la manière dont l’auteur remet systématiquement les textes qu’il étudie dans leur contexte historique. Par ailleurs, il n’hésite pas à faire référence à l’histoire occidentale, y compris contemporaine, pour étayer un argument ou montrer la pertinence de la parole divine. Sa connaissance de la littérature, ses repérages philosophiques et scientifiques ainsi que ses références aux textes chrétiens depuis les Pères de l’Église jusqu’aux auteurs contemporains sont autant d’atouts dans son discours. On peut cependant s’étonner que l’influence de la perspective chrétienne sur l’avènement de la science moderne ne soit pas davantage mise en évidence.
Le champ unifié de la connaissance, une des colonnes de l’orthodoxie chrétienne, permet de mettre en évidence le langage imagé, symbolique et analogique du prophète Ésaïe. C’est ainsi que la soif physique évoque la soif de l’âme, la soif spirituelle dans le chapitre 55. C’est un élément capital du discours prophétique ! Mais faut-il opposer les langages analogique et abstrait, scientifique ou technique qui opèrent sur un autre registre ? Ce à quoi il faut résister c’est l’idolâtrie que ce dernier peut véhiculer. L’auteur le fait d’ailleurs très bien !
Il peut sembler surprenant que ce soit le frère de Jean-Marc qui ait rédigé cette préface ! C’est une manière pour nous d’exprimer notre respect et notre estime mutuels, et de reconnaître les ministères différents que le Seigneur nous a adressés. C’est aussi l’occasion pour nous de témoigner que c’est la doctrine apostolique dont l’apex est Jésus-Christ qui nous unit. Il existe entre nous des désaccords qui ont donné lieu à des débats animés, mais ces échanges ont toujours été enrichissants, car ils nous poussaient à approfondir et élargir notre réflexion, et à sonder encore plus les Écritures afin de mieux comprendre cette sagesse divine qui éclaire tous les aspects de la pensée et de l’existence humaine. Nous sommes tous les deux animés par cette même passion qui consiste à communiquer l’Évangile à nos contemporains, avec la sagesse, la créativité et la puissance que donne le Saint-Esprit. Cet Évangile qui s’articule autour du célèbre motif, création, chute, rédemption auquel il est possible d’ajouter pour compléter le tableau, résurrection, transfiguration et glorification. C’est ce conseil glorieux et majestueux, révélé au prophète Ésaïe, dans lequel la justice et la bienveillante loyauté du Seigneur se rencontrent en Jésus le Christ, que les prédications de Jean-Marc nous permettent une nouvelle fois d’approfondir un peu plus (Romains 8 : 19-25).
Pierre Berthoud
Professeur émérite
Faculté Jean Calvin
Aix-en-Provence, FR.
[1]. J-F Mattéi, La crise du sens, Éditions Cécile Défaut, Nantes, 2006, p 23.
[2]. L. Ferry, G. Ravasi, Le Cardinal et le Philosophe (Plon, Paris, 2013), pp 96-98.
[3]. Cf. Voyez la page 47 pour la référence.
9780244138837