L’étonnant chemin de renoncement d’un vibrant défenseur de la foi chrétienne

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L’étonnant chemin de renoncement d’un vibrant défenseur de la foi chrétienne [1]

Jean-Marc Berthoud

Nous avons rencontré Jean-Marc Berthoud dans la librairie qu’il a fondée au cœur du quartier historique de Lausanne, en Suisse… Il nous y a chaleureusement accueillis, dans cette communion fraternelle qui unit, dans la foi en Christ, les chrétiens authentiquement fondés sur la Parole de Dieu ; ce au-delà des divergences d’approche sur tel ou tel point de doctrine qui ne touche pas à l’essentiel de cette foi.

L’interview qu’il nous a accordé plusieurs heures durant, avec la plus extrême franchise, nous a permis de retracer son étonnant cheminement vers la conversion, puis dans ce ministère si particulier qui est le sien depuis plus de trente ans.

C’est un combat âpre, exigeant et souvent solitaire qu’il mène pour l’apologie de la Parole de Dieu, avec une vigueur et une ferveur qui sont à la mesure de sa sincérité et de sa soif de vérité, comme nous avons pu le constater au fil des ans.

Chemin de renoncement aussi pour lui, intellectuel de haut niveau devenu par choix ouvrier au tri postal après avoir été porteur de valises, aurait pu poursuivre une brillante carrière universitaire…

« Je ne cherchais pas Dieu, Je faisais partie de cette classe d’hommes, – si commune aujourd’hui – qui trouvent une justification à leur existence dans l’intensité de leurs sentiments. Pourvu d’une vive sensibilité, je me situais au-dessus du commun des mortels, parmi cette élite que Stendhal appelait les « happy few », ces élus cultivés et intelligents dont la vie n’est pas limitée par la banalité et la médiocrité de la plèbe. »

« Je n’ai pas choisi Dieu. En fait, il m’était indifférent… Dieu ne m’intéressait pas… »

Ainsi Jean-Marc Berthoud résume-t-il l’état d’esprit qui était le sien lorsqu’un jour, tel Saul de Tarse sur le chemin de Damas, Dieu fit irruption dans sa vie.

Pourtant, dès sa plus tendre enfance, il avait été marqué par la foi et la piété profonde de ses parents qui avaient quitté le confort de la Suisse pour les difficultés, les sacrifices et les épreuves d’une vie de missionnaires en Afrique. « N’imaginons pas là un christianisme hypocrite et de façade, dit-il, mais une foi vigoureuse et joyeuse fondée sur la Bible constamment lue et méditée en famille… et surtout obéie coûte que coûte. »

« L’on nous a appris à prier dès la petite enfance, considérant qu’en vertu de l’alliance de grâce – qui n’est pas l’alliance de rédemption, du salut – la bénédiction divine repose sur la famille chrétienne fidèle tout entière. »

Alexandre Berthoud, son père – était le fils d’un officier de l’Armée du salut, Fritz Berthoud, originaire du Jura neuchâtelois et, également plus tard agent de la Croix Bleue et véritable évangéliste de vocation, et d’une institutrice, fille d’une famille huguenote de Nîmes, Marie Abel. Alexandre se destinait au métier de vétérinaire lorsqu’après quelques mois d’études à Zurich, il se rendit compte qu’il était appelé… à soigner les âmes plutôt que les animaux…

Des études de théologie suivies à la Faculté de Neuchâtel lui donnèrent une orientation moderniste, que les critiques sévères de sa mère à l’endroit de ses sermons, marqués du libéralisme théologique ambiant, contribuèrent à maintenir Alexandre dans une foi évangélique, affirme J.-M. Berthoud.

« C’était un homme pratique, très concret, Physiquement, il avait plus l’allure d’un homme de la terre que d’un pasteur » … se rappelle-t-il.

 Sa mère, Madeleine Bourquin – fille d’un missionnaire de tendance libérale affirmée ; originaire du Jura bernois – elle était née et avait vécue au Mozambique, puis en Afrique du Sud, où une grande partie de sa famille est restée.

Missionnaire au Lesotho

 « Du côté de mon père, constate-t-il, il y avait un grand réalisme spirituel et pratique ; du côté de la famille de ma mère, il y avait le côté idéaliste, sentimental de mon grand-père, et la grande piété de ma grand-mère… mes parents étaient très pieux. Ils étaient vraiment des « craignant-Dieu ». Mon père était très attaché à l’évangélisation et réunissait jusqu’à 120 personnes dans son petit village de Corgémont, dans le val de St-Imier, pour des études bibliques hebdomadaires ! »

  Il fit venir les « Brigadiers de la Drôme » et des groupes d’évangélisation tels que le « Groupe d’Oxford » pour proclamer l’Évangile dans ces petits villages des vallées suisses.

C’est d’ailleurs à l’occasion de l’une de ces campagnes qu’Alexandre Berthoud rencontra sa future épouse, Madeleine. Ils se marièrent six mois plus tard au début des années 30.

En 1938, le couple prend le chemin du lointain Lesotho, répondant à un puissant appel missionnaire.

  Alexandre Berthoud, commence à travailler sur une petite station missionnaire de la Mission de Paris – Likhoele – où il apprend la langue du pays. La deuxième guerre mondiale survenant soudain priva la mission de la plupart de ses pasteurs français rappelés sous les drapeaux , ce qui contraint A. Berthoud à assumer plusieurs charges au centre missionnaire de Morija : directeur et pratiquement unique professeur de l’école biblique, directeur de l’hôpital et de l’imprimerie, conférencier dans es églises réformées hollandaises d’Afrique du Sud pour rassembler les fonds nécessaires à la survie de la mission et qui ne viennent plus d’une Europe en guerre…

« C’est sans doute pendant ces années de guerre que mon père a ruiné sa santé… » dit Jean-Marc Berthoud. Celui-ci sera en effet victime d’un sévère infarctus en 1959 et devra rentrer en Europe, où il reprendra une charge pastorale à Liège, en Belgique. Il s’en est allé pour la patrie céleste, en 1962, à 57 ans.

 La vie de la station missionnaire et la vie familiale ont beaucoup marqué l’enfance de Jean-Marc Berthoud, qui naît en 1939 à Wepener, près de Likhoele :

« J’admirais, je respectais, j’aimais mes parents, dit-il. Nous avons eu une vie de famille très heureuse. Nous étions cinq enfants. L’éducation était vigoureuse … mais cela laisse de bonnes marques. »

Traumatisé par la propagande raciste

Après une année sabbatique passée en Suisse en 1948, la famille revient au Lesotho, où le pasteur A. Berthoud se voit confier un travail sur une petite station, Cana, au lieu de la direction de l’école biblique de Morija, où il avait tant œuvré, et qui lui avait été promise…

Les enfants grandissants, se pose aussi le problème de leur scolarisation : ils sont placés dans les pensionnats afrikaners de l’État libre de l’Orange, proche du Lesotho.

C’est l’époque – dans le début des années cinquante – où se développe fortement le nationalisme afrikaner, et une propagande raciste très forte. Le jeune J.-M. Berthoud en est profondément affecté, d’autant que la séparation d’avec la famille crée en lui un certain traumatisme.

« Je demandais à mon père pourquoi nous n’avions pas de fusils à la maison. Il répondait que le gibier avait disparu… » « Non, c’est pour les Noirs, me disait-on à l’école, ils vont venir nous attaquer. » Or, pendant toutes les années que mes parents ont vécu au Lesotho, jamais rien ne nous a été volé, sauf une paire de ciseaux. Et nous laissions la maison ouverte en partant en vacances ! La sécurité était totale. Plus tard à Johannesburg, nous logions même des Noirs chez nous, ce qui était considéré comme un acte criminel en l’Afrique du Sud d’alors ; cela aurait pu valoir de graves ennuis à mon père s’il avait été dénoncé. »

Face à cette situation, le pasteur A. Berthoud veut avoir ses enfants auprès de lui, et accepte, pour ce faire, le poste de directeur d’une mission au Transvaal à Johannesburg. Seul le frère aîné, Jacques, reste en pension pour terminer ses études.

Il est aussi le seul de la famille à être resté étranger à la foi, dit J.-M. Berthoud, il est devenu plus tard doyen d’université en Angleterre, une sommité en littérature anglaise… »

Parlant en 1999 Jean-Marc Berthoud décrit sa famille : J’ai un frère cadet, Pierre qui est doyen de la faculté de théologie d’Aix-en-Provence, et deux sœurs : dont l’une – Liliane – est professeur ici en Suisse, et l’autre – Marie-Madeleine, ma sœur aînée – est aujourd’hui, infirmière retraitée. »

L’adieu à l’Afrique de son enfance : une page se tourne

Doté d’une grande capacité intellectuelle, le jeune garçon a pris rapidement deux années d’avance sur le cursus scolaire normal. Il obtint le bac à 16 ans, et achève les deux premiers cycles d’études universitaires à 20 ans.

« Ce n’était cependant pas très sain pour moi psychiquement et émotionnelle-ment » remarque-t-il.

Nanti d’une bourse de l’État français, Jean-Marc Berthoud quitte l’Afrique du Sud en 1960, pour s’en aller poursuivre des études universitaires du troisième cycle à Paris. Il part fiché par la police secrète comme « communiste » pour avoir exprimé sans retenue son indignation devant certaines injustices raciales de son pays natal.

Pour le jeune homme, c’est là une rupture, brutale et définitive : il quitte cette existence singulière et forte qu’il a connue jusqu’alors, sans espoir de retour, sentant bien que les circonstances de la vie, la voie qu’il a choisie ne lui permette pas de revenir. Il tire donc un trait sur le passé.

La ferme de la mission, son élevage de vaches, de poules, son grand jardin qui aidait à nourrir les stagiaires de l’école biblique ; le froid sec de l’hiver, ce plateau de près de 2000 mètres d’altitude, qui obligeait ces derniers à déménager les bancs au soleil de l’extérieur, les salles de cours sans chauffage étant trop froides ; la douceur des étés australs, la splendeur sauvage de ces contrées ; et surtout la vie quotidienne imprégnée de la Bible et de la piété familiale – avec ces deux cultes familiaux quotidiens, matin et soir – l’intégrité morale absolue d’un père au tempérament vif, joyeux et fort , la grande droiture de sa mère… tout cela laisse une marque indélébile dans le souvenir du jeune Jean-Marc Berthoud.

« Mais même si cette foi familiale me paraissait naturel, je n’étais pas converti et c’était là mon problème… J’avais fait ma confirmation, dans cette église réformée, mais dans une sorte de soumission naturelle : c’était le cours normal des choses. J’étais en fait assez réservé. L’influence du monde aidant je me suis éloigné de plus en plus de la foi. La tension entre l’attraction du monde et ce qui me restait de la piété de mon enfance est allée croissante… Pourtant lorsque je me suis converti bien plus tard, j’ai eu le sentiment que je « rentrais chez moi ». Je pense pouvoir dire qu’il s’était passé chez moi quelque chose de profond, par l’exemple, l’enseignement, la prière de mes parents etc… une chose que la nature charnelle rejetait, mais que Dieu a fait triompher. »

L’enchantement de la vie parisienne et estudiantine

Sur le plan intellectuel et académique, deux professeurs à Johannesburg ont profondément marqué le jeune étudiant : l’un professeur de littérature anglaise, l’autre d’histoire. Ce dernier, modeste et à l’éloquence difficile, doit lire ses cours mais il est le plus brillant enseignant de l’université. À ses étudiants, il inculque par des exercices pratiques, la méthodologie la plus rigoureuse, traquant la moindre faille dans les raisonnements et l’emploi des termes. Le premier, lors de séminaires hors cours, leur apprend la critique systématique des textes, sur la forme et dans le fond…

« Quelle éducation dans le jugement ! dit J.-M. Berthoud. C’est alors que j’ai compris que l’on peut juger les choses d’une manière intelligente, avec une certaine sûreté. Ce développement du jugement, si rare aujourd’hui, est très important. Cela m’a beaucoup marqué, et l’on peut être reconnaissant quand dans une vie, on a eu un ou deux professeurs comme ceux-là.

Licencié en Lettres, J.-M. Berthoud projette de passer un doctorat d’Histoire coloniale, voulant devenir historien et professeur d’histoire en Université.  Il étudiera donc pendant trois années à Paris, puis un an à Londres.

La capitale française enchante littéralement le jeune étudiant avide de savoir et d’aventures intellectuels. La « ville des Lumières » elle-même, l’harmonie de ses bâtiments, ses hauts lieux de civilisation et de culture, la liberté, la vie estudiantine, le sentiment de ne plus être oppressé par le régime de l’apartheid, etc … le grisent.

Il se lance dans une quête de connaissance dans toutes sortes de domaines, et découvre, émerveillé une multitude de choses…

Mais ces sentiments s’évanouissent à mesure qu’il perçoit sous les apparences trompeuses de cette civilisation et de cette culture brillante la réalité de la corruption, des perversions et turpitudes, des hypocrisies etc… Il lui semble alors que les iniquités et les problèmes rencontrés en Afrique du Sud sont là, tout aussi présents, mais masqués souls le vernis de la culture.

Parallèlement nait en lui le sentiment de sa supériorité morale sur cette société corrompue.

« J’avais l’impression d’appartenir à une certaine élite, à cause de ma sensibilité, de la perception de beaucoup de choses que la plupart des autres – je le voyais bien – ne ressentaient pas, ne percevaient pas… cela me poussait à un très grand orgueil ; et je pense que le cheminement qui a été le mien par la suite a été lié à la manière dont Dieu voulait traiter cet orgueil ! … dit-il, ajoutant avec humilité : et ce n’est sans doute pas fini. Il me faut veiller… »

De son esprit à cette époque, il dit encore : avec l’exaltation de mes sentiments, de mon moi, venait aussi immanquablement, le dégoût de cet enfer que sont les autres, l’horreur d’un monde irrémédiablement pourri, un monde où les bons sentiments n’étaient que trop souvent le masque souriant des pires turpitudes. Le bien était en moi ; le mal dans le monde… »

Accablé par les cruelles réalités de l’histoire…

Les études historiques qu’il poursuit sur a colonisation du bassin du Congo, entre 1880 et 1914, ne font qu’aggraver ce sentiment. Il découvre un système fondé sur un esprit de pur profit et des pratiques d’une cruauté qui le laisse écœuré et abasourdi.

L’immense territoire du Congo, propriété privée du roi de Belgique, Léopold II, qui n’avait pas les moyens financiers d’y instaurer des structures administratives et économiques, fut à cette époque totalement loué à des compagnies commerciales, la France ayant fait de même avec le Congo français. Ces sociétés érigèrent un système infâme de tortures collectives horribles dans les villages pour obtenir des autochtones qu’ils leur livrent régulièrement les produits – notamment le caoutchouc – qu’elles exportaient.

« L’ouvrage du célèbre écrivain Conrad – Au cœur des ténèbres – raconte cette sombre période, marquée par la folie d’un pouvoir sans limite mis au service de l’esprit de lucre.

On estime que ce fut le premier génocide de l’histoire moderne : environ cinq millions de morts entre 1884 et 1908 » dit J.-M. Berthoud [2].

Dès lors, celui-ci est taraudé par une suite de questions qui lui paraissent sans réponse : comment une civilisation chrétienne a-t-elle pu en arriver là ? D’où cela venait-il sur le plan historique ? …

Son doctorat « explose » sous les recherches qu’il entreprend pour trouver des réponses en histoire, mais aussi en sociologie, en éthique, en anthropologie, etc…

« J’avais, dit-il, un énorme souci de vérité, qui me posait des problèmes. Je voulais savoir ce qui s’était passé ; je ne pouvais pas me contenter de suivre une formation historique formelle universellement admise. J’avais aussi un souci éthique. »

À cette époque de son existence, le jeune étudiant qu’il est continue à lire la Bible de temps à autre, par intérêt académique, et à aller au culte, pour l’atmosphère un peu familiale qu’il y retrouve. Mais la foi vivante est loin. Elle ne l’intéresse pas.

« Dieu me cherchait… mais j’étais aveugle… »

Au fil de ses recherches débordantes, il lui semble découvrir que deux réalités, deux mondes, deux civilisations s’affrontent depuis des siècles, dans la vieille Europe : « celle de l’Être, des réalités temporelles, morales et spirituelles, et celle du paraître, des apparences … l’esprit de cour de toutes les époques. L’une est artisanale, paysanne, où les valeurs, l’être sont réels – où les gens sont certes pécheurs, mais où ils ne cherchent pas sans cesse le « paraître », la « frime » – l’autre est artificielle, caractérisée aujourd’hui par l’esprit qui sous-tend la télévision », dit Jean-Marc Berthoud, qui pousse alors ses recherches très loin, jusque dans l’étude des styles littéraires pour y déceler l’expression de ces deux méthodes antagonistes par essence.

Parallèlement, le caractère inique de cette civilisation qu’il avait tant admirée crée en lui un sentiment de répulsion grandissant : « J’avais une sorte de nostalgie d’une civilisation artisanale et paysanne, qui n’était ni très saine, ni très réaliste. J’allais souvent à la montagne, chez des amis paysans, où je me sentais bien, constate-t-il. Je voyais chez eux une qualité de vie que je ne trouvais pas dans les villes. « Paysan » vient du mot « païen », parce que ce sont dès le début les campagnes qui ont été réfractaires à l’Évangile. Puis, elles se sont tournées vers le christianisme et aujourd’hui, ce sont les villes qui deviennent les plus païennes. »

« Je pense que Dieu me cherchait à travers toutes ces choses. Je crois pouvoir dire que ma conversion était déjà en marche, Mais j’étais complètement aveugle sur moi-même, tout en voyant ce mal qui régnait autour de moi… »

« Ma mère priait aussi pour moi, et j’ai été protégé par cela pendant des années. Car je ne comprends pas, compte tenu des dispositions, de l’état d’esprit que j’avais, que je ne me sois lancé dans aucune aventure lors de ces années passées à Paris ! »

Vers la fin de cette difficile période, Jean-Marc Berthoud fréquente en Suisse une jeune fille, qui lui cache ses convictions marxistes, car lui-même a toujours jugé absurde ce qu’il appelle « les fadaises réductrices » du socialisme marxiste.

Une errance chaotique

Le jeune homme quitte Paris sans achever son doctorat, hanté par sa soif de comprendre de d’apprendre. Mais ses diplômes sud-africains ne sont pas reconnus en Suisse. Après près de dix ans d’université, il lui faudrait pour cela reprendre ses études à la base, Or, il souhaitait se marier avec la jeune fille qu’il fréquente et qui continue à lui cacher ses vraies convictions… La famille de celle-ci est opposée à ce mariage, et le jeune homme lui-même a un sentiment de malaise vis-à-vis de cette relation sentimentale et je n’avais plus aucune volonté face à elle, tellement je lui était attaché. Ses avis prévalaient toujours, non parce que je m’y rangeais, mais parce que je n’arrivais pas à faire autre chose. J’étais comme hypnotisé, envouté. Je crois que sa famille devait être liée à l’occultisme… »

« Ma situation devenait difficile. J’avais de sérieux problèmes, même physiques… et j’ai à présent le sentiment que ceux-ci venaient du fait que je luttais contre Dieu. »

Jean-Marc Berthoud obtient alors un poste d’enseignant en histoire-géographie dans l’école de Commerce de Neuchâtel où il travaille tout en poursuivant ses études sur les styles littéraires, habité par cette volonté de comprendre l’évolution du monde occidental déchristianisé.

« Je me rendais compte que l’histoire avait basculé au XVIe siècle, au moment du retour du christianisme avec la Réforme et de la montée du paganisme avec la Renaissance, qui a été mise en échec pendant un temps grâce à cette Réforme, avant de reprendre très fortement au XVIIe siècle.

C’est en poursuivant ses recherches que J.-M. Berthoud découvre les écrits du grand réformateur Jean Calvin, dont il étude non la théologie, qui ne l’intéresse pas, mais le style en tant que grand écrivain de la langue française.

Ces jours-là, donc, dans la mansarde que lui loue une famille italienne, rudimentairement équipée d’un lit, d’un fourneau à bois, d’une table et d’une petite bibliothèque, le « Traité des scandales » de Clavin est ouvert sur la table…

Le jeune homme est parti passer le week-end avec son amie à Bienne chez sa tante Rosa.

« Celle-ci présentait tout ce qu’il me paraissait y avoir de plus heureux dans le passé. Elle avait plus de 93 ans. C’était une très brave chrétienne pleine d’humour et de sagesse. Elle vivait seule et je lui avais demandé un jour à quoi elle pouvait bien penser toute seule là-bas dans sa vieille maison … »

« Oh ! m’avait-elle répondu, je pense à beaucoup de choses tu sais Jean-Marc… Et quand je ne pense à rien je pense à toi ! »

Tout bascule soudain dans le néant

Jean-Marc Berthoud est à mille lieues de penser, en ce dimanche paisible et heureux du milieu des années soixante, que sa vie va basculer, selon sa propre expression, le soir même, alors qu’il a 26 ans.

Le train les a ramenés à Neuchâtel, Où ils attendent sur le quai de la gare l’omnibus qui doit ramener chez elle, à Orbe, la jeune fille. Et soudain, sans que rien de tangible ne se soit passé, Jean-Marc Berthoud est envahi par le sentiment de son propre néant : « Il s’est passé quelque chose de vraiment étrange, que j’ai essayé de décrire, d’expliquer : j’ai perdu, d’un instant à l’autre, tout sentiment d’existence… comme si Dieu « tirait le rideau », et me disait : « Tu te crois tellement bien, tellement extraordinaire, tellement supérieur aux autres ! Mais tu n’es rien ! » J’ai compris par la suite qu’il me disait que j’étais mort dans mes péchés. »

« J’ai même perdu toute sensation physique et psychique. Il ne me restait que la conscience de soi… Je touchais mes mains, ma tête, mes jambes… il n’y avait rien, me semblait-il… Tout ce que j’étais, tout ce pour quoi j’avais travaillé pendant tant d’années s’effondra », dit-il. « Ma personnalité avait été mise en miettes. » Regardant son ami et bouleversée de voir l’état dans lequel il se trouve, la jeune fille li pose alors cette question :

        – « Où es-tu ? »

        – « Je ne sais pas, lui répond-il, je suis foutu ! »

        « J’ai compris par la suite que c’était Dieu qui me posait cette question, celle-là même qu’il avait posé à Adam et à Ève après la chute. »

L’omnibus qui a emporté la jeune fille parti, Jean-Marc Berthoud rentre chez lui, anéanti. En chemin il téléphone à son frère Pierre, étudiant en théologie, avec lequel les relations se sont tendues au cours des ans.

Ce dernier avait tenté de parler à son frère de la conversion, lui disant l’expérience extraordinaire qu’elle était, mais il s’était entendu répondre : « Ces choses-là n’existent pas. Ne me raconte pas d’histoires ! »

Prudemment, depuis lors, il n’avait pas insisté. Ce soir-là, il ne savait que dire à son frère, « Mais il a certainement beaucoup prié pour moi » dit Jean-Marc Berthoud.

Au fond de la détresse, le « Pari de Pascal » …

De retour dans sa petite mansarde, le jeune homme s’assied à sa table de travail « continuant à vivre, bien qu’étant mort », dit-il… Son regard errant s’arrête sur ces lignes du livre de Calvin qui y est ouvert : « Quiconque dans la détresse, crie à Dieu, Dieu ne le délaissera jamais. »

Les pensées se bousculent alors dans sa tête : « cette phrase n’a aucun sens. Dieu n’existe pas. Comment quelqu’un qui n’existe pas pourrait-il s’occuper de nous ? »

Puis je me suis dit : « Soyons honnête, tu ne sais pas tout. Peut-être qu’il n’existe pas ; mais peut-être qu’il existe. S’il n’existe pas, tu n’as rien à perdre ; mais s’il existe tu as tout à gagner. »  Je me suis mis à genou à côté de mon lit, parce que c’était une habitude d’enfance, et j’ai demandé à Dieu : « Si tu existes, ce dont je doute fort, ce n’est pas à moi à te trouver, c’est à toi à te révéler. » J’ai fait le pari de Pascal et la prière de Charles de Foucault sans le savoir. C’est une prière biblique, car c’est Dieu qui se révèle à nous, et non pas nous qui le trouvons ! … »

« Il ne s’et rien passé, dit J.-M. Berthoud, mais à partir de ce moment-là, ma vie a pris une autre direction. Cela a été comme une ligne de partage des eaux… Soudain, par exemple, j’ai pu dire des « non » paisibles mais inébranlables à cette jeune fille que je fréquentais, ce qui la mettait dans une rage folle et la rendait physiquement malade. Elle a fini par me quitter. C’était un combat spirituel, entre les ténèbres et la lumière… »

Un long chemin vers la lumière

Dès lors également, J.-M. Berthoud recommence à lire la Bible, abandonnée depuis longtemps, hormis quelques lectures faites à des fins « littéraires », ou pendant un court séjour dans la prison militaire où il a été mis aux arrêts pour une espièglerie au cours de son service national. Le choix lui avait été donné entre la Bible ou le règlement militaire, et il avait opté pour la première.

Mais alors qu’elle était restée pour lui un livre fermé, il commence désormais à la comprendre.

« Je comprenais l’Ancien Testament, la Loi, le caractère de justice de Dieu ; je lisais beaucoup les lamentations de Jérémie, les Psaumes… Mais ce n’est qu’après plus d’une année de cheminement que j’ai commencé à comprendre l’Évangile, l’épître aux Romains, car je ne comprenais pas encore la miséricorde de Dieu. »

« Trop mort » pour être angoissé ou pour songer au suicide, dit-il, il cherche ici et là une explication à son état. Se méfiant de la psychiatrie, il pénètre dans quelques églises. Mais la théologie libérale et émotionnelle  ne lui apporte rien : « Il me semblait que les chrétiens de ces églises étaient pleins de bonne volonté mais ne comprenaient rien de ce qui se passait en moi, alors que Luther et Calvin comprenaient, comme je pouvais le voir par la lecture de leurs ouvrages ! » …

Il rejoint alors pendant un mois l’œuvre de l’Abri, fondée par Francis Schaeffer, où il s’occupe des jardins, et assiste le soir à des conférences apologétique qu’il a de la peine à comprendre. Il se retrouve donc seul dans le long cheminement vers la lumière.

Cependant l’état d’anéantissement perdure et durera des mois et des mois encore. Jean-Marc Berthoud n’a plus aucune autorité sur ses élèves et sollicite un congé définitif de son poste d’enseignant.

Ne pouvant cependant rester oisif à 26 ans, ne voulant pas tomber entre les mains des psychiatres, et comprenant que sa vie entièrement axée sur la réflexion intellectuelle le privait d’un contact avec une certaine réalité concrète, le jeune homme demande alors à pouvoir travailler comme jardinier dans le parc de l’hôpital Pourtalès à Neuchâtel. Il s’agit d’un genre d’« atelier protégé », qui emploie des personnes totalement inaptes à travailler dans un cadre normal.

« C’était mon cas, J’étais tellement accablé par mon état d’anéantissement, que m’a coordination physique elle-même en était affectée : il me fallait prier sans arrêt pour seulement parvenir à laver et brosser des caissettes de semis, par exemple ! Mais petit à petit ce travail m’a reconstruit. Ce fut une thérapie par le travail physique. Il me faisait aussi beaucoup de bien sur le plan psychique, car je me sentais en paix quand je faisais cette activité manuelle, alors que le lecteur vorace que j’avais été ne pouvait toujours pas lire plus que cinq minutes dans devenir terriblement nerveux. »

« Dieu sauve l’homme le plus désespérément perdu »  

« Je ne puis bien expliquer ce qui s’est passé, mais je sais très bien que Dieu m’a montré, par là que je n’étais rien sans lui, et que c’est par la prière, petit à petit que j’ai repris pied. ». Avec le recul des années, résumant cette époque cruciale et charnière de sa vie, il a écrit : « Comme en témoigne Calvin en citant le psalmiste, Dieu sauve par sa grâce souveraine et efficace, l’homme le plus désespérément perdu… Mon état d’anéantissement persistait, et persista encore de longs mois. Mais, dès cet instant, je basculais du monde du péché dans le règne de la grâce, de celui où Satan gouverne les hommes, dans le royaume de Dieu et de son Christ. Pendant quinze longs mois, la conviction de mon état de péché devant mon Créateur saint et juste ne fit que grandir avant que, émerveillé, j’ai commencé à découvrir, enfin, que cette colère impétueuse de Dieu que je méritais si justement, était tombé pour moi, à la croix de Golgotha, sur son Fils bien-aimé, notre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ, Dieu fait homme, seul Médiateur entre le Père et les hommes.

C’est ainsi que le seul vrai Dieu, Créateur du ciel et de la terre, Soutien infaillible de sa création, Maître de l’histoire, Souverain Législateur et Rédempteur de son peuple – cette Église qu’il s’est acquise par le sacrifice de son Fils à la croix – se fit connaître à moi. Dans mon émerveillement, je découvris que ce Dieu-là était entièrement digne de tout ma confiance ; que sa Parole écrite, la Bible, était vraie, totalement fiable ».

Quelque temps plus tard, J.-M. Berthoud vint habiter plus près de sa mère, à Lausanne, où il suit une formation de jardinier, et trouve chez un paysagiste, un emploi qu’il conservera cinq ans. Il habitera alors dans la solitude d’une vieille ferme proche de la ville. Il reprend très progressivement, sur deux années, des travaux intellectuels, mais sans commune mesure avec ses capacités d’antan, et avec celles qui seront à nouveau siennes plus tard.

« Nous sommes corps et âme ; et j’avais personnellement abusé du corps en vivant trop sur le plan intellectuel : Dieu a voulu remettre ainsi les choses en ordre. Il me conduisit dans une voie biblique. Je ne recommande pas cela comme une voie normative, mais il faut une vie équilibrée. »

Sur une route difficile vers un mariage béni

Jean-Marc Berthoud se lance à cette époque dans une étude approfondie, mot à mot, dit-il, de certains écrits du théologien Karl Barth, dont il décèle que le vocabulaire et piégé, qu’il a subtilement perverti le langage, le sens des mots et par là le Christianisme lui-même…

Ensuite, par le biais d’études sur l’Orthodoxie, il entre en contact avec le charismatisme.

Il progresse dans la vie chrétienne au fil des mois, tout en ayant de terribles combats intérieurs.

À cette même époque, à la fin de ses cinq années de « jardinier ». Assoiffé de la Parole de Dieu, il suit le plus grand nombre possible d’études bibliques. Et c’est ainsi qu’il rencontre celle qui deviendra sa femme, une amie de sa sœur aînée, Rose-Marie Monot, d’origine évangélique mais qui s’était véritablement convertie en milieu pentecôtiste alors qu’elle était déjà baptisée et avait suivie une année d’études à l’Institut biblique Emmaüs.

Infirmière, elle travaillait dans les groupes bibliques des hôpitaux. Très vite, il leur est apparu qu’ils sont appelés à cheminer vers le mariage.

Mais demeure pour J.-M. Berthoud le problème d’une ancienne relation sentimentale, qui n’est pas réglée de la part de la jeune fille concernée …

Or, les luttes intérieures anormalement difficiles se poursuivent, et le jeune homme crie à Dieu pour être délivré : « Envoie-moi quelqu’un prie-t-il » après avoir relu le récit biblique de Gédéon et de la toison.

« Et le Seigneur m’a répondu. Dès le lendemain, il m’a envoyé un serviteur de Dieu un serviteur de Dieu qui avait discerné mon problème : le pasteur Roger Duckert, alors missionnaire auprès des bergers dans les Causses… » Mais la rencontre prévue n’a pas eu lieu ce jour-là car je m’étais esquivé.

Cependant, dès le lendemain, à travers des entretiens avec un pasteur, puis avec un ami très cher, suivi d’une conviction intime reçue dans la prière, il est convaincu que le mariage est impossible à envisager sans que tout soit mis entièrement en ordre.

Dès lors, Jean-Marc et Rose-Marie Monot conviennent de ne plus se revoir avant que cela ne soit fait. Le jeune homme reprend immédiatement contact par lettre avec celui que le Seigneur l’avait envoyé et qui l’avait attendu sans succès.  Puis, il prend le train pour Millau, dort dans le bureau d’un employé de la gare puis parcourt  à pied, par un froid de canard, une grande partie des 40 kilomètres qui sépare Millau du village dans les Causses où habite le pasteur Duckert…

Là un profond travail de cure d’âme, une longue explication Bible en main sur sa situation spirituelle, et la prière de cet homme de Dieu et de son fils, également pasteur, éclairent et délivrent J.-M. Berthoud de ses combats par la puissance de Dieu.

« Là j’ai reçu une paix telle que j’en ai rarement éprouvée dans ma vie, et qui m’est partiellement restéée, dit-il. Dieu a usé de miséricorde envers moi. »

Rentré en Suisse, la situation se règle d’elle-même, et le mariage devient possible. Cinq enfants naîtront en sept ans.

Porteur de valises en gare de Lausanne

Entre-temps, Jean-Marc a été licencié de son empli de jardiner en plein hiver pour avoir reproché à son employeur ses pratiques scandaleuses à l’endroit d’un travailleur calabrais, victime d’un grave accident de travail, que son patron avait enfermé dans une nasse juridique pour l’exploiter loin des siens et qui en est mort, s’étant suicidé, lorsque pour un prétendu vice de forme sa pension fut supprimée.

Mais un autre emploi s’est ouvert à lui, qui ne devait être que provisoire… mais, comme le titulaire du poste ne l’a jamais repris, il est devenu permanent. Pendant dix ans Jean-Marc Berthoud sera donc porteur de valises en gare de Lausanne.

« C’était toujours ce chemin d’humilité, de dépendance envers Dieu, et de pauvreté aussi ; mais même si nous ne gagnions pas grand-chose, Dieu a toujours pourvu à nos besoins ! »

« Notre mariage ne nous a rien couté, alors qu’il y avait trois cents personnes au culte et à la réception et plus de cent au repas, car ce sont tous nos nombreux amis qui avaient tout organisé de manière extraordinaire et tout payé !

La situation du couple fut en fait difficile, d’autant plus que les anciens amis, si généreux, se détournaient de nous, ne comprenant pas ce chemin de renoncement professionnel.

Six mois plus tard nous n’en avions plus guère. Certains amis ne nous saluaient même plus. Ils m’accusaient de gaspiller mes talents, mes dons, de me moquer de Dieu, de descendre socialement alors que les chrétiens « montent » normalement sur le plan social.

Et moi, je suivais, avec l’aide de Dieu, un autre chemin, chemin qui était devenu nécessaire pour moi. Je ne dis pas qu’il faut m’miter. Chacun a son propre chemin… Mais je sais que quand je me posais de tels questions, quand je sortais du chemin que Dieu avait ouvert pour moi, j’étais malheureux, tandis que quand je l’acceptais, j’étais heureux ! »

 

Consacré à un ministère particulier

« C’est à cette époque, au début de notre mariage, que débiuta pour de bon mon combat apologétique. Cherchant une légitimation ecclésiastique – impossible à trouver localement – pour ce qui me paraissait une véritable vocation chrétienne, je m’en ouvris à un chanoine anglican, pasteur aux convictions évangéliques de passage dans la paroisse protestante de la cathédrale de Lausanne. Après lui avoir parlé longuement de mon désir d’œuvrer pour la défense de la foi donnée une fois pour toutes aux saints, il me comprit et il reconnut pleinement la vocation que Dieu m’avait donnée. Il nous fit part alors de son désir de nous imposer les mains à ma femme et à moi-même pour nous consacrer à ce ministère, proposition que nous avons acceptée comme venant du Seigneur.

Je me souviens que, quelques années plus tard, je m’interrogeais profondément, me disant que je perdais là les meilleures années de ma vie, entre 30 et 40 ans… et je me rappelle avoir, sur les quais, si froids en hiver, de la gare de Lausanne, rencontré un prêtre, reconnu par la petite croix sur le rebord de sa veste. Je lui ai demandé conseil en lui disant combien ce travail était difficile, combien j’étais rejeté… et, après un moment de réflexion, il m’a répondu : « Monsieur, une œuvre pour Christ qui ne connaît pas la croix ne vaut pas grand-chose. Parole de sagesse. Je ne suis pas du tout œcuménique, mais je ne doute pas qu’il y ait partout des hommes de Dieu, et que l’on a beaucoup à apprendre de ces hommes-là. »

Ce métier de porteur de valises donne à J.-M. Berthoud la possibilité de beaucoup évangéliser, discrètement mais avec force. Les discussions sont nombreuses. Il distribue aussi des tracts chrétiens… Mais il est bientôt dénoncé et inquiété. Il adresse alors un recours aux autorités fédérales de Berne, et se vit accordé une dérogation officielle personnelle à l’interdiction de prosélytisme en zone fédérale, ce qui lui permet de poursuivre ce travail d’évangélisation.

Celui-ci donne lieu à d’innombrables rencontres, souvent fugaces, parfois renouvelées, avec les usagers réguliers de la gare de Lausanne. Il en est un parmi eux, le célèbre dominicain, le R.P. Bruckberger, qui a évoqué ces profondes discussions théologiques avec un étonnant porteur de valises de la gare de Lausanne dont, écrit-il, il ne sait « ni le nom, ni où il habite, ni s’il a une famille. »

Mais le court article qu’écrivit en mai 1974 le R.P. Bruckberger pour Vendredi, Samedi, Dimanche et qui fut repris plus tard par le Readers Digest, témoigne avec simplicité et force de la profonde impression que lui ont laissée ces entretiens impromptus et inédits avec un porteur peu ordinaire !

Un combat mené dans la solitude et la pauvreté

Le modeste gain permet tout juste à la famille grandissante de vivre… « Il fallait à l’époque, compte tenu du coût élevé de vie en Suisse, au moins 3000 FS pour faire vivre une telle famille. « Je n’en gagnais guère plus que 1000… dit J.-M. Berthoud. Le travail occasionnel de mon épouse et des dons ponctuels remplissait notre bourse. Nous étions pauvres, mais n’avons jamais manqué de rien, car Dieu a pourvu, même aux vacances, période de l’année pour nous sans gain ! Pendant ces dix ans nous n’avons pas achetés de vêtements neufs… Cela n’a pas détourné les enfants de la foi, au contraire : chacun à sa manière marche avec Dieu. Aujourd’hui (2022) les cinq sont depuis longtemps baptisés et la nouvelle génération, elle aussi, suit le Seigneur. Ils ont vécu cela comme un partage de la vocation de leurs parents. »

« Mais nous étions vraiment seuls pendant ces années, et je disais par boutade à mon épouse que si Dieu nous donnait une famille si nombreuse, c’était simplement pour meubler notre désert ! »

Au cours de ces années difficiles où il est porteur de valises à la gare de Lausanne, puis des vingt ans qui se sont déroulés depuis lors, durant lesquels J.-M. Berthoud est employé auxiliaire au tri du courrier à la poste, se développe peu à peu une œuvre considérable de combat pour la foi chrétienne.

Encouragé par quelques amis à mettre ses capacités intellectuelles (renouvelées par Dieu !) au service de l’apologie de la foi, il se lance dans une vaste œuvre d’interventions auprès des pasteurs, des autorité civiles, des enseignants… etc. ; de publications de lettres ouvertes, de livres, de revues ; de création d’associations chrétiennes ; d’études et de documentations chrétiennes…

« Mon but était de réfléchir à des questions fondamentales qui étaient généralement esquivées par les chrétiens, et de les aborder… »

Une offre extraordinaire

Tout commence en 1972 par un combat contre l’avortement [3], qu’une initiative populaire suisse propose alors de légaliser jusqu’à la naissance. J.-M. Berthoud écrit une vigoureuse lettre ouverte de protestation rappelant ce que la Bible dit à ce sujet, au Grand Conseil (parlement) du canton de Neuchâtel par l’intermédiaire du journal local. Voyant que celle-ci ne paraît pas parmi l’abondant courrier des lecteurs, Jean-Marc Berthoud décide d’écrire une lettre personnelle et manuscrite à tous les pasteurs de la région de Lausanne. Il y consacre deux heures par jour prises en « congé sans solde », se privant ainsi d’une part de son maigre salaire pendant six mois. Le jour du premier envoi de ces lettres au clergé, paraît, dans la feuille d’Avis de Neuchâtel, la lettre adressée aux autorités de ce canton. La lettre au clergé rappelle notamment le texte du prophète Ézéchiel sur la sentinelle de Dieu (chapitre 3, versets 17-21), qui souligne la responsabilité des serviteurs de Dieu dans le rappel de sa volonté aux hommes… Si la première lettre paraît enfin dans la presse les lecteurs ecclésiastiques de la seconde n’en donnent pas suite, même après de longs échanges, cela à l’exception d’un prêtre de l’église catholique locale qui répondit en acceptant de le voir.

Nullement découragé, J.-M. Berthoud décide alors d’œuvrer pour aider les pasteurs en traitant des questions théologiques ayant des conséquences sociales pratiques, et qui ont trop été ignorées.

Cela le met en contact avec l’héritage de l’ancienne tradition sociale catholique, où il a la surprise, dit-il, « de découvrir un enseignement conforme à la Loi de Dieu en ce domaine dans l’Église catholique romaine, certes à trier et à corriger, mais extrêmement éducatif. » Il découvre également à cette époque un fort courant réformé calviniste, qui suit une ligne semblable [4].

Puissamment encouragé, J.-M. Berthoud multiplie les études et les écrits. Il reçoit même bientôt une offre de la maison André, l’une des entreprises les plus fortunées dans le canton de Vaud, qui lui propose de financer intégralement ses travaux…

Mais désireux de ne pas dépendre financièrement d’une seule personne, et de demeurer libre de ses prises de position théologiques et de ses écrits, celui-ci décline cette offre extraordinaire, malgré les difficultés financières qu’il connaît, et qui s’aggravent encore dès lors.

« Jamais nous n’avions manqué, mais toujours nous nous trouvions dans l’impasse, que Dieu résolvait ! »

Un moment, cependant, accablé par les difficultés et par le poids qu’elles font peser sur la famille, et par l’âpreté de la solitude du combat, J.-M. Berthoud envisage de tout arrêter, remettant toutes choses entre les mains de Dieu… Mais, à ce moment précis, la caisse se remplit à nouveau, et l’œuvre reprend.

L’œuvre s’étend

Une « Association de Parents chrétiens » est bientôt fondée, en collaboration avec des catholiques et des protestants, d’où sortira un ouvrage conséquent sur L’école et la famille.

L’association est « non-dénominationnelle », mais surtout « non-œcuménique », œuvre dans les domaines théorique et pratique en milieu scolaire.

Une autre association « Création, Bible et Science » voit aussi le jour. Un livre substantiel, Création, Bible et Science en est le fruit.

Ces livres sont la conséquence d’une heureuse collaboration avec les Éditions L’Âge d’homme dirigée par Vladimir Dimitrijevic.

Une revue trimestrielle, « Résister et Construire », contribue à diffuser plus largement la vision spirituelle et biblique de J.-M. Berthoud et de ceux qui la partagent.

Un comité se charge de rassembler des textes pour constituer des dossiers qui sont ensuite publiés. Des jeunes se sont aujourd’hui joints à ce travail et y prennent une part de plus en plus active, ce qui réjouit beaucoup J.-M. Berthoud.

Ce denier reconnaît que son travail s’adresse plus à des personnes possédant une certaine culture intellectuelle, ce qui lui est parfois reproché. Mais il constate aussi que son travail est souvent mieux compris par des personnes peu instruites que par ceux qui ont été profondément formaté par le système éducatif contemporain.

« Nous essayons d’éviter, dit-il, un langage abstrus mais ce n’est pas facile, car nous pensons aussi qu’il faut élever le niveau des débats, produire une matière solide, qui permettra à ceux qui la comprennent de la transmettre à d’autres, de manière différente, plus simple. C’est ce que nous visons.

« Il y a là un aspect un peu académique, mais il faut que quelqu’un fasse ce travail. Il est simplement étonnant que nous ayons été appelés à le faire, parce que je ne me sens pas du tout à la mesure de ce labeur, que j’accomplis par la seule grâce de Dieu… La vigueur de mes écrits rend parfois de moi une idée fausse. L’on m’a dit que j’étais différent de l’image que l’on peut se faire en me lisant. »

Souvent J.-M. Berthoud a été sollicité pour donner de conférences. Mais celles-ci ont souvent suscitées de vives confrontations et des réactions excessives de la part du public à son intention. Mais il est convaincu que telle n’est pas principalement sa vocation. Pour lui le plus important est l’enseignement de l’Écriture, droitement et dans son application intégrale actuelle.

Par contre, une librairie, « La Proue », lui a été proposée par son éditeur au cœur historique de Lausanne. Elle est, certes, un lieu de vente d’un vaste choix d’ouvrages, chrétiens ou non, qui participent à « cette vision du monde », qui anime son créateur, mais elle est plus encore lieu de rencontre, de discussion, d’échanges et de réflexion. Il n’est pas rare que quelqu’un pousse la porte pour un entretien qui peut durer plusieurs heures. Des réseaux d’amitié et de discussion s’y sont créés au fil des ans.

Les raisons d’un combat sans compromis…

Jean-Marc Berthoud résume ainsi le fondement de son action :

« Tout d’abord : la Parole de Dieu – toute la Parole de Dieu – est la vérité, la vérité sur tout. C’est le Dieu créateur qui y parle ; et Il sait ce dont il parle, si bien que rien n’y est à négliger… Rien d’utile – de ce qui porte du fruit – ne peut se faire hors de ce cadre-là ; et l’une des choses les plus navrantes aujourd’hui dans les milieux chrétiens – bien qu’à des degrés divers – c’est le désintérêt pour la Parole de Dieu… sans retour à celle-ci, il n’y a pas d’espoir de renouveau.

Mais ce n’est pas tout : il faut aussi que ce retour à la Parole de Dieu ait une interaction avec la réalité de ce monde ; c’est comme deux engrenages dont l’un doit entrainer l’autre ! Or, très souvent, même dans les milieux qui se veulent fidèles à la Parole de Dieu, l’engrenage ne prend pas en main la réalité. Il nous faut connaître la vie et les problèmes des gens, et apporter des réponses bibliques, concrètes et pratiques… C’est ce que fit le réformateur Pierre Viret, fondateur en 1536 de la première académie réformée : la moitié du temps d’étude y était consacrée à étudier la Bible, et l’autre moitié à étudier le monde : la nature, la c’société, les sciences, etc… pour avoir une prise sur la réalité. Pierre Viret croyait que la Parole de Dieu avait autorité sur tout ! Nous travaillons actuellement à la réédition, pour a première fois depuis le XVIe siècle, des œuvres monumentales de Pierre Viret : un peu moins de  4000 pages pour la seule « Instruction chrétienne » [5], œuvre aussi importante que « l’Institution chrétienne » de Calvin, mais plus pratique.

Pour qu’il y ait un espoir, il faut donc un retour à la Parole de Dieu, mais aussi un amour – non du monde – mais pour le monde, les hommes, la création de Dieu. L’Église est bien le sel et la lumière, mais sel de la terre et lumière du monde…

Le grand problème aujourd’hui est la disparition des points de repère : il n’y a plus de points de repère transcendants, ni moraux, ni intellectuels, ni même légaux et administratifs. Or, la Parole de Dieu nous donne les réponses et les points de repère !

Le drame est que le christianisme est aujourd’hui dans un état d’extrême faiblesse, C’est un corps malade et prêt à mourir. Il y a des exceptions ici t là, bien sûr, mais l’Église dans son ensemble est envahie par le monde. Elle a perdu ses repères, son discernement : elle ne voit plus l’ennemi…

Il faut que l’Église revienne à l’amour de la vérité.

Et cependant, il ne faut pas être pessimiste. Il y a aussi des signes encourageants, des opportunités inédites, un retour aux choses sérieuses dans certains milieux. Il est extrêmement important qu’il y ait ici et là dans ce monde des pôles qui tiennent fermes dans la foi.

Notre époque a ceci de particulièrement difficile, c’est qu’elle contrefait la vérité. Nous avons besoin d’une grâce plus grande de la part de Dieu qu’en beaucoup d’autres époques. »

Avec la même consécration qu’hier

Aujourd’hui Jean-Marc Berthoud poursuit sans relâche ce difficile combat, sous-tendu par un travail considérable de réflexion, d’études et de recherches. Un combat qui lui vaut peu d’amis et beaucoup d’adversaires.

Il continue à travailler à mi-temps au tri postal, un emploi manuel qui permet de prendre un certain recul, de se reposer l’esprit… ou de méditer et réfléchir.

« J’ai appris, dit-il, au travers de ces 30 années, qu’il y a une bénédiction dans l’acceptation des limites, une bénédiction à s’attendre à ce que Dieu agisse, et que nous agissions, tout en faisant ce que nous devons faire… »

L’Association d’Aubigné, créée par des amis, le soutient au-travers de dons qui lui sont adressés pour lui permettre d’accomplir cette œuvre si particulière. Il la poursuit avec la même consécration qu’à l’origine, et dans le même renoncement. Chemin difficile et souvent « solitaire » ; un chemin qui ne mène ni à la célébrité, ni à l’aisance matérielle… tels n’en sont pas les buts poursuivis, car ils ne furent pas ceux du Christ, que veut servir Jean-Marc Berthoud.

[1] Jean-Marc Berthoud, « L’étonnant chemin de renoncement d’un vibrant défenseur de la foi chrétienne », Document « Expériences », N° 115, Carhaix, 1999, pp 29-54. Le texte à été légèrement retouché par Jean-Marc Berthoud. Nous remercions vivement nos amis pentecôtistes qui ont offert un si généreux accueil à notre travail dans leur revue.

[2] Adam Hochschild, Les Fantômes du roi Léopold. La terreur coloniale dans l’État du Congo, 1884-1908, Éditions Tallandier, Paris, 2007 (1998).

[3] Le 22 janvier 1973 la décision de la Cours Suprême des États Unis de Roe contre Wade légalise l’avortement dans ce pays.

[4] Voyez l’ouvrage capital de Rousas John Rushdoony : The Institutes of Biblical Law, Presbyterian and Reformed, Nutley,  dont la publication date également de 1973.

[5] Pierre Viret, Instruction Chrétienne en la Doctrine de la Loi et de l’Évangile, Quatre volumes, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2004 – 2021, 3558 pages, [1564].