La révolution : crise de croissance de l’état centralisateur

par | Documentation Chrétienne - numéro 10

Qu’on le veuille ou non[1], depuis 1789, il y a une sorte de constante des révolutions : chaque fois que s’achève une révolution, l’État en sort grandi, mieux organisé, plus efficace et embrasse plus de domaines d’intervention et cela s’est régulièrement produit alors que la révolution avait été déclenchée contre l’État même, et en vue de le réduire. Il y a là une question de fait qu’il est impossible d’éluder au nom de théories. 1789 amène l’établissement de l’État napoléonien, 1848 la croissance de cet État (et pas seulement Napoléon III : déjà les institutions de la République étaient bien plus autoritaires que celles de la monarchie de Juillet.) Les révolutions allemandes postérieures à 1848 (entre 1848 et 1860) aboutissent à l’instauration de l’État bismarckien. La révolution de 1917 crie le véritable État russe (infiniment plus total que ne l’était l’État tsariste). La révolution hongroise débouche sur la dictature, la révolution de gauche italienne de 1919-1920 institue Mussolini. La révolution hitlérienne crée un nouveau type d’État plus total encore. Et l’on peut poursuivre pour les révolutions postérieures à 1944. J’insiste sur le fait que l’important en tout cela n’est pas la dictature. Ce n’est pas la détention du pouvoir par un homme qui compte : c’est la mutation institutionnelle, c’est la création dans tous les cas d’un État plus rationnel, plus total, plus efficace, mieux organisé, englobant d’avantages de domaines, pour finalement devenir l’« État-Nation » d’une part, l’« État-Organisation » d’autre part, quelle que soit la forme constitutionnelle qu’il puisse avoir et : quelle que soit l’idéologie. Mussolini se réclamait de Sorel et de Hegel. Hitler se réclamait de Nietzsche. Ils ont construit l’État sur l’idée que rien n’avait de sens, que l’histoire n’était que le hasard de la force. Et ils arrivent à des résultats voisins de ceux obtenus avec des idéologies libérales ou socialistes, fondées sur le sens de l’histoire et la valeur. La plupart des révolutions qui débouchent là étaient des révolutions faites pour la cité humaine et pour plus de liberté. Il en est ainsi même avec Hitler : il faut rappeler ses innombrables discours où il reprenait la critique de Marx contre la démocratie et le libéralisme, selon laquelle la liberté républicaine est une liberté formelle, artificielle : ce qu’il déclarait instituer c’est la liberté réelle – et dans ce cas comme dans les autres, ce sera l’omniprésence de l’État qui sanctionne cette prétention. Comme si la République ne pouvait produire que l’État. Certains, Mauras et les marxistes curieusement rapprochés, ont prétendu expliquer la relation de la révolution avec la croissance de l’État, par l’idée de dictature de transition. Bien entendu, d’une façon théorique on peut déjà objecter : comment peut-on à la fois renforcer le pouvoir de l’État en instaurant une dictature et préparer par là même se suppression ? Comment sous forme de dictature qui supprime l’action de la base, l’expression de la volonté du peuple, peut-on préparer ce peuple à la liberté de l’expression et même de la formation de sa volonté ? Croire que la dictature est la transition vers la liberté, c’est faire un simple acte de foi absurde, sans aucune espèce de raison valable intellectuellement ni aucune référence de fait, ni aucune base sociologique, c’est l’idéologie de propagande à l’état pur. Assurément on peut bien dire en effet à la limite que la dictature sera de transition : chacun des exemples connus montre effectivement une cessation de la dictature. Mais après ce passage, l’État institution subsiste plus fort, plus concentré, plus organisé, plus total qu’avant la révolution. Bien sûr, par rapport à la dictature, il paraît moins excessif, moins arbitraire. On pousse un grand soupir de soulagement et on a l’impression que la liberté revient : en fait il y a toujours un gain de pouvoir étatique, mais maintenant normalisé, rationalisé. Plus rassurant, mais d’autant plus dangereux. Exactement comme au cours d’une tempête les eaux montent très haut, détruisent des digues, etc., et lorsque la tempête a cessé, il n’y a plus de bruit et de fureur, mais les terrains inondés par la suite des digues restent inondés, même par marées normales. Depuis 1789, on assiste à aucun recul de l’État dans aucun pays – au contraire – chaque crise, chaque révolution n’est que l’occasion d’une progression. Or, cela est un caractère nouveau de la révolution : nous avons vu dans le chapitre premier que les révolutions antérieures, qui, à la vérité, échouaient régulièrement, se faisaient contre l’État, c’est-à-dire exactement non seulement contre le tyran que l’on cherchait à éliminer, mais aussi contre toute la croissance institutionnelle de l’organisme. Les révolutions échouaient. Mais du moins n’avaient-elles pas pour résultat d’entraîner un plus grand développement étatique. Il y avait crise, conflit entre le pouvoir ex les révolutionnaires : ceux-ci vaincus, on revendit à une situation voisine de celle du passé. Les révolutions contre l’histoire étaient les révolutions contre l’État – et ne produisaient pas l’inverse d’elle-même. La révolution bourgeoise, apparemment faite contre l’État, est en réalité productrice d’une meilleure utilisation ou d’une plus profonde structuration de cet appareil. C’est dans la ligne de la pensée, de la volonté bourgeoise. Ce sont des révolutions faites au nom de la liberté. Mais aussitôt proclamée, celle-ci sera intégrée dans le pouvoir. C’est l’institution qui formule finalement la liberté, c’est elle qui la garantit et la répartit. La Liberté n’est plus le sauvage chant de colère autonomie que trouve spontanément l’homme : elle est une donnée soigneusement arrangée, ornée, comptée, distribuée et finalement assurée par l’État. À chaque sursaut de la liberté de l’homme, l’État s’affermit et promettant d’assurer cette liberté même qu’il s’assimile. Et il s’agit là cette révolution que Marx affirme, démontre être dans le sens de l’histoire et qui, de fait, le sera. Mais dans sa réalité la plus profonde, régularité de contradiction entre l’intention et la réalisation oblige à dire que la révolution est finalement la crise de croissance de l’État. Tel organisme, tel ensemble institutionnel (avec ce qu’il englobe d’humain, évidement) grandit au point qu’il devient progressivement impossible de continuer à conserver les mêmes structures, le même habit. Ceux qui se révoltent, le font certes contre lui, mais non point parce qu’il est trop gênant, trop encombrant : parce qu’il est seulement oppressif et scandaleux, par manque de rationalité, de rigueur et de plénitude. Ce dont l’homme souffre, c’est de l’incohérence d’un organisme qui le gêne parce qu’il est à la fois trop puissant et incommode. Il fait une révolution parce que cet État est trop puissant, mais le résultat est de le rendre plus rationnel, plus commode, plus utile, plus utilisable : alors l’homme ne souffre plus. Il accepte, ô combien, cette autorité maintenant qu’elle est devenue plus rationnelle et que les faux plis, faux pas, arbitraires des fonctions ont pour un temps disparu.  Alors l’État peut reprendre sa marche en avant dans la conquête de la société, de l’homme.

…L’expérience (et non plus une philosophie globale comme celle de Hegel) nous conduit aujourd’hui à considérer que l’État est le facteur principal des sociétés modernes. Là où des mouvements antiétatiques se sont produits, ils ont contribué à augmenter ses pouvoirs. Là où il n’y avait pas l’État, le premier acte des révolutions aussi bien que des peuples sous-développés est d’en faire un. Ainsi dans tous les pays libérés d’Afrique. Et finalement quel était le grand atout décisif de Mao ? Partout où il passait les grands féodaux disparaissaient, les seigneurs de la guerre, au profit d’une organisation rationnelle, d’ une administration, d’un système équitablement objectif, aboutissant finalement à un État de type occidental malgré toutes les spécificités du régime. Là ou les communistes auraient pu instaurer des formes politiques d’un type nouveau, ils ont partout établi un système étatique. L’économie ne suit pas, ou difficilement. Et ce n’est que par l’intermédiaire de décisions provenant d’organismes centralisés que les modifications économiques s’inscrivent dans la réalité que l’on ébauche la croissance économique. Le rôle de l’État paraît principal, et non pas secondaires. Initiateur en tout, et non pas simplement instrument de la lutte des classes, expression d’une réalité sociale plus profonde – on s’est maintenant rendu compte que la lutte des classes est située par rapport à l’État. Le problème n’est pas le rapport de deux classes dans la société globale, mais celui de cette société avec l’État. Et c’est seulement dans cette relation que la lutte des classes prend à la fois son origine et sa relative valeur. De même on commence à savoir au point de vue sociologique le rôle joué par l’État dans l’apparition même des classes. La luttes des classes n’explique pas l’État : elle lui est en définitive ordonnée. Elle n’est pas moteur de l’histoire. L’enjeu est la détention du pouvoir, mais le véritable problème est celui de la structure nouvelle de ce pouvoir, de l’invasion de la société par l’État. Or, cela n’est pas un phénomène permanent dans l’histoire : toute l’histoire humaine ne s’explique pas ainsi. Nous sommes en présence d’un fait spécifique de notre société depuis un peu plus de deux siècles. Je crois d’ailleurs que c’est une erreur de prétendre trouver un motif constant, toujours semblable, explicatif de toutes les civilisations, et de l’histoire en soi. Bien entendu lorsque nous insistons sur cette croissance de l’État, sa subordination par rapport à tout le reste, son caractère décisif, cela ne signifie nullement qu’il s’agisse seulement de l’État autoritaire ou dictatorial. Ce n’est pas non plus la modalité d’exercice de ses pouvoirs. L’État auquel nous pensons peut utiliser sa force de manière autoritaire ou libérale : cela fait une grande différence pour les individus qui préfèrent bien entendu ne pas être arrêtés et jugés arbitrairement, ne pas être déportés, et jouir d’une apparence de liberté : mais quant à la relation entre le corps social et le pouvoir, cela change très peu.

L’État peut rester exactement lui-même en concédant des garanties, en décidant des droits de l’homme, en accordant des libertés, en se fixant à lui-même une règle de jeu (civile, criminelle, électorale, etc.). Il peut décider de la déconcentration des pouvoirs, et même à la limite d’une décentralisation dans la mesure où c’est lui qui fait tout cela, il reste le même, car il est toujours libre de changer la modalité et la constitution. J’ai montré ailleurs (J. Ellul : « L’illusion politique », 1964) combien faible, inopérante est, en face de cette structure, l’opinion publique, la participation des citoyens, l’action des hommes politiques. L’État peut parfaitement s’humaniser c’est-à-dire prendre l’aspect d’un système de relations humaines. On peut même l’analyser en tant que collection d’individus, comme on peut réduire à cela cette partie de l’État qu’est la bureaucratie. Cela ne change rien : ce n’est qu’un point de vue. Les relations humaines qu’on analyse ne sont telles que parce qu’elles sont comprises dans la structure bureaucratique. Et l’analyse de Weber reste entière : c’est à partir d’elle seulement que les études parcellaires d’administrations prennent un sens, et non l’inverse ! Ce que je vise dès lors en parlant ainsi de l’État, ce sont trois réalités : d’abord, le fait que l’État prend en charge au fur et à mesure toutes les activités de la société (ce n’est pas le problème de l’État prévoyance : mais bien plus, c’est l’omniprésence) parce que personne d’autre n’est plus capable de le faire dans un monde aussi complexe, en présence de la rapidité de l’évolution, avec la nécessité de mobilisation de toutes les forces d’un groupe social. Ensuite le fait que l’État est de plus en plus abstrait, il est la structure de la société : il s’organise et vit indépendamment de ses composants humains, prend une capacité d’auto-croissance et une spécificité d’organisation pour des motifs internes. Enfin les hommes dans toutes les sociétés, même quand ils protestent contre l’ingérence du pouvoir, déclarent le haïr et réclament la liberté, ont mis leur espérance et leur foi dans l’État : c’est finalement de l’État qu’ils attendent tout. Sitôt qu’une difficulté paraît, ils espèrent en sa décision – sitôt qu’un trouble se manifeste, ils se lamentent sur l’incapacité de l’État ! On n’oubliera pas de si tôt le ridicule discours de M. Mitterrand au début des émeutes du quartier Latin lorsqu’il ponctuait son interpellation à M. Pompidou par le leitmotiv : « Qu’avez-vous fait de l’État ? » ! Le désarroi de l’homme moderne quand l’État n’assure pas tout, manifeste l’implantation profonde de cette structure. Tels sont les trois faits qui caractérisent l’État moderne et qui permettent d’assurer que sa croissance n’est pas près d’être remise en question, que ce n’est pas non plus un phénomène accidentel.

Or, si l’État est maintenant le devenir de la révolution, ce n’est assurément pas en vertu de la philosophie de Hegel (et si je constate le fait ce n’est pas parce que je serais hégélien : c’est le fait historique qui ! est concrètement tel), c’est dans la mesure même où tout le mouvement idéologique se rapporte à cet État. Le mouvement idéologique qui est forcément source de pensée révolutionnaire n’a plus d’autre objectif pensable que la croissance de l’État. Cela est vrai aussi de ceux qui mettent en question la société industrielle : ainsi Galbraith pour qui finalement c’est l’État qui doit défendre la société contre les dangers de notre société de consommation, « c’est à travers l’État que la société doit affirmer la supériorité des buts esthétiques sur les buts économiques, et en particulier la priorité du paysage urbain ou naturel sur le coût ! C’est l’État qui doit préserver la liberté du choix individuel… » etc. Mais en même temps cela est encore vrai de ceux qui mettent l’activité politique, la conquête du pouvoir au-dessus de tout… Nous savons que cela est la pensée unanime de la Gauche. Dans cet accord général, quel autre horizon pourrait-il y avoir à la révolution ?

… En effet, cet État impose sa loi et son ordre à ceux qui l’utilisent. Et c’est ici que réside l’erreur décisive des marxistes, de tous ceux qui ont prétendu prendre l’appareil de l’État pour en faire autre chose (y compris Hitler qui, répétons-le encore a fait une grande partie de sa révolution contre la bureaucratie, le caractère inhumain du système étatique, etc.). Ceux qui prennent l’appareil sont obligés progressivement, d’en accepter la loi de son moteur s’il veut l’utiliser. Bien sûr, on peut rendre le système inutilisable, le casser, mais cette vision très joyeuse si l’État était une superstructure plus ou moins inutile, devient vite cauchemar lorsque l’on se trouve effectivement en présence d’un organisme tellement imbriqué dans tout le corps social, ayant poussé des ramifications dans les moindres secteurs, développé comme un cancer généralisé, qu’on ne peut plus l’arracher sans anéantir ce corps social entier. Il est assurément possible de désirer cette anarchie là, mais il ne faut pas s’y tromper : ce n’est plus l’anarchie de Proudhon et de Bakounine, c’est le pur nihilisme qui succède su système. Cette importance première de l’État commence maintenant à se révéler aussi en Amérique du Sud, et chaque révolution l’accroît. Cuba en est un bel exemple. Là, comme partout ailleurs, lorsque les révolutionnaires eurent pris le pouvoir, il leur fallut s’adapter à l’État. Il leur fallut adopter l’organisation, la rationalisation, la question collective (assurée par le pouvoir bien sûr !). « La révolution devient discours, parades, défilés, partis, intrigues mais aussi plans, administration, bureaucratie », déclare le Ché.

Une fois de plus c’est grâce à la pensée de B. de Jouvenel[2] que nous approchons du réel. Et nous pouvons la suivre pour résumer tout ce que nous venons de dire. Il fut l’un des premiers à discerner que la croissance ininterrompue du pouvoir n’était pas un accident, mais le sens concret (et non pas hypothétique ou souhaité) de l’histoire et que sous l’élan des hommes, 11 y avait la poussée irrésistible de l’État :

« On s’attache au cri de liberté, qui retentit au début de toute révolution, on n’aperçoit pas qu’il n’en est aucune qui n’aboutisse à l’appesantissement du pouvoir. » « Avant, c’était l’autorité de Charles I, de Louis XVI, de Nicolas II. Après, celle de Cromwell, de Napoléon, de Staline : tels sont les maîtres auxquels se voient soumis les peuples qui se sont élevés contre la tyrannie… » « Les Cromwell, les Staline ne sont pas conséquences fortuites, accidents survenus durent la tempête sociale, mais bien le terme fatal auquel tout le bouleversement s’acheminait de façon nécessaire : le cycle ne s’est ouvert par l’ébranlement d’un pouvoir insuffisant que pour se clore par l’affermissement d’un pouvoir absolu. Les révolutions sont la liquidation d’un pouvoir faible et l’érection d’un pouvoir fort… Les révolutions retentissent de dénonciations contre les tyrans. Pourtant, elles n’en rencontrent point à leurs débuts, et en suscitent sur leurs fins… Non seulement le pouvoir est revigoré en son centre, mais le mouvement qu’il imprime à la nation ne se heurte plus aux obstacles des autorités sociales que la tourmente a balayées. La révolution établit une tyrannie d’autant plus complète que la liquidation aristocratique a été plus poussée… »

Et de Jouvenel de conclure cette admirable pointe sèche par la formule saisissante : 

« Ce n’est pas pour l’homme, c’est pour le pouvoir qu’en derrière analyse sont faites les révolutions. »

Publié avec l’aimable autorisation des éditeurs.

 

Ouvrages de Jacques Ellul.

  • Le fondement théologique du droit (Delachaux) 1946.
  • Présence au monde moderne (épuisé) 1948.
  • Le livre de Jonas (Foi et Vie) 1952.
  • L’homme et l’argent (Delachaux) 1953.
  • La technique ou l’enjeu du siècle (épuisé) 1954.
  • Histoire des Institutions (3 vols.) P.U.F. 1956.
  • Propagandes (Armand Colin) 1962.
  • Fausse présence au monde moderne (Les bergers et les mages) 1963.
  • Le vouloir et le faire (Labor et Fides) 1964.
  • L’illusion politique. (Robert laffont) 1965.
  • Politique de Dieu, politique des hommes. (Éditions universitaires) 1966.
  • Exégèse des nouveaux lieux communs. (Calmann-Lévy) 1966.
  • Métamorphose du bourgecis (Calmann-Lévy) 1967.
  • Autopsie de la Révolution (Calmann-Lévy) 1969.
  • L’impossible prière (Le Centurion) 1971.
  • Contre les violents (Le Centurion)1972.
  • L’espérance oubliée (Gallimard) 1972.
  • Les nouveaux possédés (Fayard) 1973.

[1]Extrait de : Jacques ELLUL : Autopsie de la Révolution (Callman Lévy) Paris 1969, pp. 188-198.

[2]B. de Jouvenel : Du Pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, Paris (Hachette) 1972 (1er édition 1945)