Les quelque deux cents pages du rapport de la Commission des experts sont signées par M. Furgler, qui a tenu, chose inusitée, à le présider. La plupart des professeurs de droit public de la Suisse allemande y ont collaboré. Quatre Vaudois en faisaient partie: MM.Louis Guisan, Claude Bonnard, François Chaudet et Mme Anne-Catherine Menétrey. MM. Claude Bonnard et François Chaudet l’ont quittée. M.Louis Guisan y est resté, par devoir, jusqu’au bout, opposant irréductible.
Le parti de Druey et de Louis Ruchonnet n’est donc pour rien dans cette production très indigeste, commentaire à la mesure du texte qui se veut constitutionnel.
M.André Gavillet, conseiller d’État, a réagi en honnête homme et en Vaudois à ce projet, mortel pour notre liberté. Il fait toutefois beaucoup d’honneur aux auteurs en les comparant aux légistes de Philippe le Bel, qui ont préparé les fondements de l’État bourgeois. Ceux-ci sont, c’est vrai, les ancêtres du monstre bureaucratique moderne. Mais au moins usaient-ils d’un langage clair et honnête.
On s’achoppe, dans le rapport, à de multiples contradictions ou truismes, voire à des plaisanteries d’un goût douteux. Qu’on en juge:
Il s’agit du préambule de la Constitution: «Dans une première phase, la Commission était d’avis que l’attribut «Tout-Puissant» théologiquement contestable (!!!), devait disparaître du préambule. Plus tard, elle revint sur cette décision. Elle considère qu’en acceptant l’invocation dans sa teneur primitive, on ne faisait que reprendre la formule actuelle sans manifester quelque changement de croyance, tandis qu’une formule réduite aux mots «Au nom de Dieu» ferait supposer qu’on a voulu exprimer une autre conception de la divinité, ce qui ne serait cependant pas voulu, et qui ne serait pas non plus acceptable pour les non-chrétiens.» Comme si ce charabia n’était pas assez affreux, M. Furgler et ses professeurs ajoutent: «Dans le texte français les mots «Au nom de Dieu» causent lès plus grandes difficultés, car il est impossible de placer en tête de la Constitution des termes qui rappellent un juron malheureusement fort répandu (!!!) Aussi la Commission décida-t-elle, à la majorité des voix, de maintenir telle quelle l’invocation de Dieu». Voilà comment, à la majorité des voix, Dieu a sauvé sa toute puissance; théologiquement contestable, selon la Commission. Quelle théologie M. Furgler a-t-il donc apprise chez ses maîtres jésuites ?
Nous avons tenu à reproduire en entier ce passage, car il illustre le niveau de le pensée de nos nouveaux constituants et l’incongruité de leur langage. Nous imaginons le geste de notre directeur de gymnase si nous lui avions présenté un texte semblable: sans un mot, d’un air dégoûté, il aurait saisi notre papier du bout des doigts et l’aurait déchiré et jeté à la poubelle !
Mais enfin, me direz-vous, c’est le commentaire. Que dit le texte constitutionnel lui-même ? Chaque ligne pourrait donner lieu à un article, mais l’essentiel se résume en ceci: la Confédération et les cantons sont mêlés et confondus dans une nouvelle entité: L’ÉTAT SUISSE. Dans un intelligent compte rendu de la réaction vaudoise à cette notion, un journaliste de Suisse orientale s’écrie qu’il s’agit là d’une fatale erreur de traduction, le texte allemand conservant le mot traditionnel: «Eidgenossenschaft». Mais c’est l’auteur du texte français, M. Jean-François Aubert, qui a raison, car il s’agit bien d’une entité nouvelle, l’État suisse, Bund und Kantone, réunis, mêlés et collaborant, et non de l’antique Confédération, ensemble des cantons ayant délégué des pouvoirs délimités à un organe central, le Bund. En d’autres termes, les Chambres fédérales acquièrent dans le projet la totale compétence législative, le principe de l’art.3 de la Constitution de 1874 étant aboli. L’intervention du peuple et des cantons sera, de ce fait, exclue lorsqu’il s’agira d’étendre les compétences du pouvoir central. Celui-ci les prendra lui-même; même pour les responsabilités (nouveau terme) qui sont laissées à titre principal aux cantons, les Chambres adopteront des lois-cadres. Plus de régime d’urgence en matière constitutionnelle, car rien ne limitera plus. la sphère d’action du législateur fédéral.
C’est ce que M. Furgler et ses professeurs appellent renouveler et revitaliser le fédéralisme ! On se demande ce que ce terme peut encore signifier pour eux quand on lit: «Enfin il ne suffit pas de transférer à la Confédération certaines compétences cantonales rigoureusement déterminées, ou d’adapter les lois, prévoyant des subventions, pour redonner au fédéralisme cette nouvelle vitalité dont il a un urgent besoin».»Il ne suffit pas !» Ainsi revitalise-t-on le fédéralisme en transférant au Bund la compétence législative générale ! Vie et mort du fédéralisme, ces deux mots ont le même sens sous la signature de M. Furgler. En contrepartie, on donne aux Grands Conseils cantonaux deux hochets: trois Grands Conseils pourront présenter une initiative ou un référendum. Comme si les cantons minoritaires et mécontents du législateur fédéral cessaient d’être soumis à la majorité en acquérant le droit de soumettre une proposition au peuple suisse ? Le moindre grain d’autonomie ferait mieux notre affaire.
Jusqu’à présent, l’État siégeait au Château cantonal et la Confédération au Palais fédéral. Dorénavant, l’État sera partout, monstre à mille pattes et vingt-sept têtes, dont la plus grosse ne tardera pas à dévorer les vingt-six autres, Catoblépas d’un nouveau type.
La nausée nous contraint de nous arrêter dans la description d’un texte qui, dans chacune de ses lignes, est indigne de ses auteurs et de ses lecteurs, dans sa forme comme dans son fond.
Marcel Regamey[1]
[1]24 Heures (Lausanne) du 6-7 mai 1978. Nous sommes heureux de reproduire ici ces deux articles de Marcel Regamey qui mettent en lumière divers aspects particulièrement nocifs de la nouvelle constitution proposée au peuple suisse (réd.) Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.