La condition des temps présents m’oblige encore à rappeler qu’il ne faut pas nous émouvoir des hérésies, aussi bien de leur existence – puisque leur venue avait été prédite – que du fait qu ‘elles renversent la foi de quelques uns – puisqu ‘elles n’ont d’autre – fin que d’éprouver la foi en la soumettant à la tentation[1]. C’est donc sans raison et faute de réfléchir que la plupart se scandalisent de voir les hérésies prendre une pareille influence. Si elles n’avaient pas tant d’influence, elles n’existeraient pas. Quand le sort a décidé de l’existence d’une chose, cette chose reçoit une cause qui la fait êtres du même coup elle reçoit un pouvoir qui lui donne d’être et l’empêche de ne pas être.
Ainsi la fièvre est comptée parmi les principes de mort et de souffrance qui tuent l’homme. Nous ne nous étonnons ni de ce qu ‘elle existe : elle existe en effet ; ni de ce qu’elle tue l’homme ; c’est à cette fin qu’elle existe. Donc les hérésies n’étant faites que pour énerver et faire périr la foi, au lieu de nous effrayer qu’elles en aient le pouvoir, nous devrions nous effrayer d’abord du fait de leur existence[2] ; tant qu’elles existent, elles disposent de ce pouvoir, et tant qu’elles ont ce pouvoir, elles ont aussi l’existence. Mais voilà ! comme chacun sait que la fièvre est un fléau et par sa cause et par ses effets, nous l’abhorrons plus que nous n’en sommes étonnés, et nous nous en garons dans la mesure du possible, faute de pouvoir l’extirper à notre gré. Tandis que devant les hérésies qui apportent la mort éternelle et l’ardeur d’un feu autrement redoutable[3] certaines gens préfèrent s’étonner de leurs grands effets au lieu de paralyser ces effets en s’ y soustrayant : ce qui dépend d’eux. Au surplus, elles perdront toute leur influence, s’ils cessent de s’émerveiller qu’elles en aient tant. C’est ou bien leur étonnement qui les induit à se scandaliser, où le scandale éprouvé qui les incite à se frapper, comme si une force si active ne pouvait venir que de quelque vérité. Il serait surprenant en effet que le mal eût une force qui lui fût propre, mais les hérésies ne sont si fortes que sur ceux dont la foi est faible[4]. Dans les combats d’athlètes et de gladiateurs, la plupart du temps le vainqueur triomphe non pas parce qu’il est fort ou invincible, mais parce que la vaincu était sans vigueur. Aussi arrive-t-il à ce vainqueur, mis ensuite aux prises avec un solide gaillard, de se retirer vaincu. Il n’en est pas autrement des hérésies, elles tirent toute leur force de la faiblesse de quelques-uns, mais elles sont sans vigueur devant une foi vigoureuse.
La défection de certaines personnes conquise par l’hérésie est ce qui précipite la ruine de ces naïfs. Pourquoi cette femme, pourquoi cet homme, si croyants, si sages, « si attachés à l’Église » ont-ils passé au parti adverse[5] ? Celui qui pose pareille question ne peut-il se répondre à soi-même que ceux que l’hérésie a su pervertir ne doivent être considérés ni comme sages, ni comme croyants, ni comme « attachés à l’Église[6] » ? Est-il donc surprenant que des gens d’une vertu qui, d’abord, avait fait ses preuves, tombent finalement ?
Saul, bon entre tous, tombe finalement par jalousie. David, dont la bonté était selon le cœur du Seigneur, se voit ensuite convaincu de meurtre et d’adultère. Salomon, après avoir reçu de Dieu tous les dons de grâce et de sagesse, est entraîné à l’idolâtrie par les femmes. Il n’appartient qu’au seul Fils de Dieu de demeurer constamment sans péché[7]. Eh quoi ? si un évêque, si un diacre, si une veuve, si une vierge, si un docteur, si un martyr même s’écartent de la règle, faudra-t-il pour cela que l’hérésie devienne vérité ? Jugeons-nous de la foi d’après les personnes ou des personnes d’après la foi[8] ? Nul n’est sage « s’il n’est croyant », nul n’est grand s’il n’est chrétien ; mais nul n’est chrétien s’il ne persévère jusqu’au bout[9]. Toi qui n’es qu’un homme, tu ne connais les gens que par le dehors ; « tu juges selon ce que tu vois », mais tu ne vois qu’aussi loin que porte ton regard. Mais le regard du Seigneur est profond, dit l’Écriture. « L’homme ne voit que la figure, Dieu pénètre jusqu’au cœur »[10] Et c’est pourquoi le Seigneur connaît ceux qui sont les siens et il arrache la plante qu’il n’a pas plantée[11]. Il nous montre que les premiers sont parfois les derniers et il tient en main un van pour nettoyer son aire. Que la paille de la foi légère s’envole à son gré au premier souffle des tentations, la masse du froment en sera rangée plus pure dans le grenier du Seigneur.
N’est-il pas vrai que plusieurs des disciples prirent scandale du Seigneur lui-même et s’éloignèrent de lui ? Les autres pourtant ne pensèrent pas qu’ils devaient pour cela s’écarter de ses traces. Ceux qui surent qu’il était le Verbe de vie et qu’il venait de Dieu persévérèrent dans sa compagnie jusqu’à la fin, bien qu’il leur eût tranquillement offert de s’en aller eux aussi, s’ils en avaient envie. Que Physellus, Hermogènem Philétus, Hymeneus aient abandonné son apôtre, le fait est de moindre importance ; celui qui a livré le Christ fut lui-même un des apôtres. Nous nous étonnons de voir des églises abandonnées par quelques uns : mais ce qui nous désigne comme chrétiens, c’est justement ce que nous endurons à l’exemple du Christ même[12]. « Ils sont sortis d’entre nous » est-il écrit, « mais ils ne sont pas des nôtres. S’ils avaient été des nôtres, ils seraient à coup sûr demeurés avec nous ».
Que ne nous rappelons-nous plutôt tant les paroles du Seigneur que les lettres de l’apôtre, qui nous ont prédit qu’il y aurait des hérésies et qui nous ont enjoint de les fuir[13] ? Le Seigneur nous apprend que sous des peaux de brebis viendront beaucoup de loups ravisseurs[14]. Que sont ces « peaux de brebis » sinon la profession toute extérieure et superficielle du christianisme ? Quels sont les « loups ravisseurs », sinon ces idées, ces esprits perfides qui, dans l’Église même, se dissimulent pour infester le troupeau du Christ ? Quels sont les « faux prophètes » sinon les prédicateurs de mensonge[15]. Quels sont les « faux-prophètes » sinon ceux qui annoncent un Évangile adultéré[16] ? Quels sont les antéchrists, maintenant et toujours, sinon ceux qui se rebellent contre le Christ ? Voilà ces hérésies qui ne harcèlent pas moins l’Église par la perversité de leurs nouvelles doctrines que l’antéchrist ne la déchirera un jour par l’atrocité de ses persécutions, avec cette. différence que la persécution fait au moins des martyrs, tandis que l’hérésie. ne fait que des apostats !
C’est pour cela qu’il fallait qu’il y ait des hérésies, afin que les justes fussent mis en lumière, tant ceux qui avaient tenu bon dans la persécution tant ceux qui n’auraient pas dévié vers les hérésies. Car l’apôtre ne veut pas que l’on considère comme gens éprouvés ceux qui troquent leur foi contre l’hérésie : telle est pourtant l’interprétation que nos adversaires donnent d’une autre de ses paroles : « Examinez toutes choses, retenez ce qui est bon ». Comme s’il n’était pas loisible à ceux qui examinent tout d’une mauvaise façon de donner par erreur dans un mauvais choix !
Du reste, s’il blâme les dissensions et les schismes qui sans aucun doute sont choses mauvaises, il y ajoute incontinent les hérésies. Et les adjoignant à des choses mauvaises, il montre par le fait même qu’elles sont mauvaises et même pires. Quand il déclare qu’il croit ce qu’on lui apprend des schismes et des dissensions à Corinthe[17] parce qu’il sait qu’il faut qu’il y ait des hérésies, (car il montre qu’en face d’un mal plus grand,il a-cru facilement à la réalité d’un mal moindre), cela ne veut évidemment pas dire qu’il a cru à ces maux parce que les hérésies sont bonnes : mais il voulait les avertir, par la perspective de tentations plus graves encore, de ne pas s’étonner de celles-là qui aboutissaient, disait-il, à faire reconnaître les âmes éprouvées, c’est à dire les âmes qui y demeuraient rebelles. Enfin, si l’esprit de tout le chapitre tend à maintenir l’unité et à réprimer les dissidences et que les hérésies ne rompent pas moins l’unité que les schismes et les dissensions, il a donc enveloppé les hérésies « de la même réprobation » que les schismes et les dissensions. Et, par suite, il ne présente pas comme « gens éprouvés » ceux qui se détournent vers les hérésies, puisqu’il exhorte avec force de s’en éloigner et qu’il recommande de parler et de penser tous de même ; or c’est justement ce que l’hérésie ne permet point[18].
Inutile de nous appesantir sur ce point, si c’est le même Paul qui, ailleurs, dans son Épître aux Galates compte les hérésies parmi les crimes de la chair[19] et qui conseille à Tite de rejeter un hérétique après une première admonition, parce qu’un tel homme est perverti et qu’il pèche, étant condamné par son propre jugement. Dans presque « toutes ses lettres » Paul insiste sur le devoir de fuir les fausses doctrines et par là même il blâme les « sectes hérétiques » dont ces fausses doctrines sont l’œuvre ; les hérésies sont ainsi appelées en grec dans le sens de choix, le choix par où l’on se met à les enseigner ou à les apprendre avec « toutes leurs conséquences ». Voilà pourquoi il dit que l’hérétique porte condamnation contre soi-même parce qu’il s‘est choisi ce qui le fait condamner. Pour mous, il ne nous est pas permis de rien introduire de notre chef ni de choisir ce qu’un autre a introduit de son chef[20]. Nous avons « comme maîtres » les apôtres du Seigneur qui n’ont eux-mêmes choisi aucune doctrine pour l’introduire de leur chef, mais qui ont fidèlement « remis » aux nations la doctrine reçue de Christ. Aussi quand un ange descendrait du ciel pour prêcher un autre évangile nous lui dirions anathème. Déjà l’Esprit Saint avait prévu qu’il y aurait dans une vierge nommée Philomène un ange de séduction qui, se transformant en ange de lumière, gagnerait Apelle par ses miracles et ses prestiges, et l’amènerait à introduire une nouvelle hérésie.
Extrait de TERTULLIEN : « Traité de la prescription contre les hérétiques », Sections 1 à 6. Traduction de P. de LABRIOLLE
« Sources chrétiennes » No. 46. Éditions du Cerf 1957 (Paris)
Ce texte est reproduit avec l’aimable autorisation des Éditions du Cerf.
Les citations bibliques ont été choisies par l’éditeur actuel du texte.
[1]« Jésus dit à ses disciples: il est impossible qu’il n’arrive pas de scandales : mais malheur à celui par qui ils arrivent ! Il vaudrait mieux pour lui qu’on lui mit au cou une meule de moulin et qu’on le jetât dans la mer, plutôt que d’être en scandale à un seul de ces petits. Prenez garde à vous-mêmes. » Luc 17 :1-3
[2]« Cependant il y eut aussi de faux prophètes parmi le peuple, et il y aura de même parmi vous de faux docteurs, qui introduiront sournoisement des hérésies pernicieuses, et qui, reniant le Maître qui les a rachetés, attireront sur eux une ruine soudaine. Plusieurs les suivront dans leurs dérèglements, et la voie de la vérité sera calomniée à cause d’eux. Dans leur cupidité, ils vous exploiteront par des paroles artificieuses. Mais le jugement depuis longtemps prononcé contre eux, ne restera pas sans effet, et leur ruine ne tardera pas. » II Pierre 2 : 1-3.
[3]« Je vous le dis, à vous qui êtes mes amis : ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui, après cela, ne peuvent rien faire de plus… Mais je vous montrerai qui vous devez craindre. Craignez celui qui, après avoir ôté la vie, a le pourvoir de jeter dans la géhenne ! Oui, je vous le dis, c’est celui-là que vous devez craindre. » Luc 12 : 4-5.
[4]« Soyez sobres, veillez! Votre adversaire, le diable, rôde autour de vous comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer. Résistez-lui, en demeurant fermes dans la foi ; sachez que vos frères, répandus dans le monde, souffrent lés mêmes afflictions que vous. Le Dieu de toute grâce, qui vous a appelés en Christ à sa gloire éternelle, vous perfectionnera, vous affermira et vous fortifiera lui-même, après que vous aurez souffert un peu de temps. » 1 Pierre 5 : 8-10.
[5]« …si nous restons fermes dans l’épreuve, avec lui aussi nous régnerons; si nous le renions, lui aussi nous reniera… » II Timothée 2 :12
[6]« Quiconque marche à l’aventure et ne persévère pas ans la doctrine du Christ n’a point Dieu. » II Jean 9.
[7]« Car nous n’avons pas un grand prêtre qui ne puisse compatir à nos faiblesses, puisqu’il a été tenté comme nous de toutes manières, sans commettre aucun péché» Hébreux 4:15 «Christ aussi à souffert pour vous, vous laissant un exemple, afin que vous suiviez ses traces : lui que n’a point commis de péché et dans le bouche duquel il ne s’est trouvé aucune, fraude. » 1 Pierre 2 :21-22.
[8]« Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière des ténèbres, qui font doux ce qui est amer et amer ce qui est doux ! Malheur à ceux qui sont sages à leurs propres yeux et intelligents à leurs propres sens. » Ésaïe 5 : 26-21.
[9]« Vous serez haïs de tous à cause de mon nom; mais celui qui persévérera jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. » Matthieu 10 :22.
[10]« Et toi, Salomon, mon fils, connais le Dieu de ton père, sers-le d’un cœur intègre et prompt à l’obéissance; car l’Éternel sonde tous les cœurs, et il pénètre tous les desseins et toutes les pensées. Si tu le cherches, il se fera trouver de toi; mais si tu l’abandonnes, il te rejettera pour toujours. Considère maintenant que c’est toi que l’Éternel a choisi pour bâtir une maison qui sera son sanctuaire. Sois fort et mets-toi à l’œuvre. » 1 Chroniques 28 : 9-10
[11]« Toute plante que mon Père céleste n’a point plantée sera déracinée. Laissez-les, ce sont des aveugles conducteurs d’aveugles; si un aveugle conduit un aveugle, ils tomberont tous deux dans la fosse. » Matthieu 15 : 13-14
[12]« Mais réjouissez-vous dans la mesure même où vous avez part aux souffrances du Christ, afin que, le jour où sa gloire sera manifestée, vous soyez aussi dans la joie et l’allégresse.» I Pierre 4 : 13.
[13]«Vous donc, bien-aimés, puisque vous êtes prévenus, tenez-vous sur vos gardes, de peur d’être entraîné vous aussi dans l’égarement de ces pervers, et d’en venir à déchoir de votre fermeté» II Pierre 3:17 «Évite l’hérétique après un premier et un second avertissement ; sache qu’un tel homme est perverti, qu’il pèche et se condamne lui-même. » Tite 3:10-11
[14]« Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous déguisés en brebis, mais qui, au dedans, sont des loups ravisseurs. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits… Tout arbre qui ne produit pas de bons fruits est coupé et jeté au feu. » Matthieu 7 : 15-20
[15]« Mes bien-aimés, ne vous fiez pas à tout esprit; mais éprouvez les esprits pour savoir s’ils viennent de Dieu; car plusieurs faux prophètes ont paru dans le monde. Et voici comment vous reconnaîtrez l’Esprit de Dieu: tout esprit qui confesse Jésus Christ venu en chair est de Dieu; et tout esprit qui ne confesse pas Jésus. Jésus n’est pas de Dieu, mais c’est là l’esprit de l’antéchrist, dont vous avez entendu annoncer la venue, et qui est dans le moine déjà maintenant. » 1 Jean 4 : 1-3.
[16]« Ces sens-là sont de faux prophètes,des artisans de mensonge, qui se déguisent en apôtres du Christ. Et il n’y a rien là d’étonnant, puisque Satan lui-même se déguise en ange de lumière. In test pas extraordinaire que ses ministres se. déguisent aussi en ministres de justice; mais leur fin sera conforme à leurs œuvres. » II Corinthiens 11 : 13-15
[17]« …on m ‘affirme que Lorsque vous vous réunissez dans l’Église, il se produit parmi vous des divisions ; et j’en crois bien quelque chose… En effet, il faut même qu’il y ait parmi vous des partis différents, afin qu’on puisse reconnaître ceux d’entre vous qui sont vraiment fidèles. » I Corinthiens 11 : 18-19
[18]« Je vous exhorte, frères, au nom de notre Seigneur, à tenir tous le même langage et à n’avoir point de divisions parmi vous, mais à être bien unis dans une même pensée et dans un même sentiment. » I Corinthiens 1 : 10.
[19]« Or, les œuvres de la chair, chacun les connaît : ce sont l’impudicité, l’impureté, le dérèglement, l’idolâtrie, la sorcellerie, les inimitiés, les querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les divisions, les sectes, l’envie, l’ivrognerie, les orgies et autres choses semblables. Je vous le déclare d’avance, comme je l’ai déjà fait : ceux qui commettent de tels péchés n’hériteront pas le Royaume de Dieu. » Galates 5 : 19-21.
[20]« Je vous le déclare, frères, l’Évangile qui a été annoncé par moi ne vient pas de l’homme ; car je ne l’ai reçu ni appris d’aucun homme, mais de Jésus-Christ lui-même, qui me l’a révélé. » Galates 1 : 11-12.