A différents moments de l’histoire de l’Occident sont apparus des mouvements révolutionnaires caractérisés par le programme suivant : un désir de retrouver la nudité originelle, un refus de l’environnement, l’annonce ou le déclenchement du Dies irae apocalyptique purificateur, l’abolition des lois et des tabous sexuels. Toutes choses nécessaires au surgissement d’une aurore nouvelle.

Que ces mouvements se soient développés à partir de considérations mystiques ou à partir de considérations positives ne change rien à l’affaire car de toute façon c’est le propre de la raison de se dégrader en névroses pour donner naissance à des mystiques rationalistes. Dans ces fanatismes, rationnels ou religieux, nous nous trouvons toujours en présence d’hommes qui, aux prises avec leurs situations, veulent faire surgir un Nouvel Adam après avoir dépouillé l’ancien des oripeaux aliénants qu’il prenait pour des habits de gloire.

Car, si le retour à un en-deça de la nudité et à quelque condition pré-originelle tient davantage de la spéculation ou d’un désir très significatif que d’une possibilité réelle, il est un acte qui demeure facile et qui consiste à se dépouiller de tous les vêtements que l’on porte ou que l’on possède. Or c’est là, avec toutes ses conséquences, une attitude familière à ceux qui ont voulu refaire la condition de l’homme en s’attaquant aux situations dans lesquelles il vivait.

Nous nous contenterons de rappeler quelques exemples d’une telle entreprise afin de mieux voir ce qui se cache derrière celles de notre monde contemporain qui se prétendent infiniment plus sérieuses. Nous nous apercevrons ainsi que nous nous trouvons en présence d’une constante de l’esprit humain, constante qui réapparaît différemment dans l’histoire précisément parce que cette dernière n’est constituée que de la suite des réactions de l’homme à sa condition.

Parlant de l’amour de Dieu, Ruysbröck l’Admirable l’avait donné comme « au-dessus du relatif, dans la jouissance essentielle, absolu, selon l’essence nue de la Divinité[1] » ; d’après lui, dans la béatitude « toutes les substances, soulevées par la jouissance, fondent, sans destruction et sans confusion, dans la fournaise infinie ». Et Ruysbröck continue en donnant libre cours à son lyrisme : « O Essence sur-essentielle des essences béatifiées ! C’est en vous qu’elles meurent à elles-mêmes ; qu’elles meurent, sans cesser d’être, dans l’abîme sens fond de l’ignorance sublime. C’est en vous que toute lumière abdique dans la ténèbre sacrée[2] ». Toutefois, Ruysbröck prend bien soin de préciser que cette mort à soi-même n’entraîne aucune confusion avec l’Essence divine « car cette créature deviendrait une divinité, ce qui est impossible[3] ».

Si Ruysbröck tient à souligner ce dernier point, de nombreux hérétiques de son temps se soucièrent peu d’en tenir compte. C’est ainsi que Ruysbröck fait dire à l’un d’eux qu’il critique : « Lorsque je demeurais dans mon être originel et dans mon essence éternelle, Dieu n’existait pas pour moi. Je voulais être ce que j’étais, j’étais ce que je voulais être. C’est de mon propre chef que je suis sorti de cet état et que je suis devenu ce que je suis. Si je l’avais souhaité, j’aurais pu ne rien devenir et, aujourd’hui, je ne serais pas une créature. Car Dieu ne peut rien savoir, désirer, ou faire sans moi. Avec Dieu je me suis créé et ai créé toutes choses, c’est ma main qui soutient le ciel, la terre et toutes les créatures. (…) Sans moi rien n’existe[4] ». Nous reconnaissons là une idée assez voisine de celle qu’Eckhart exposera plus tard et que nous avons déjà mentionnée.

Ceux qu’il est convenu d’appeler d’un terme général les Frères du Libre Esprit, ainsi que les Béghards, passèrent de ce mysticisme spéculatif à un mysticisme d’essence révolutionnaire cherchant dans l’histoire le domaine qui permettrait de conférer à la Parole toute l’efficacité de l’Action.

Laissons aux spécialistes[5] le soin de nous donner des détails sur l’histoire de ces différentes sectes, sur leur filiation possible, d’ailleurs malaisé à établir, sur le problème de savoir si la pensée de Me Eckhart a pu jouer un rôle dans l’établissement de ces doctrines, et ne nous attachons qu’aux thèmes qu’elles ont faits leurs. Du XIIIe siècle jusqu’à la Réforme[6] on n’en finirait pas de faire l’inventaire de ces communautés d’illuminés qui, sous les noms de Frères du Libre Esprit, Béghards, Turlupins, Hommes de l’Intelligence, Adamites d’Amsterdam, Familistes des Pays-Bas et de l’Angleterre, Libertins spirituels, Loïstes d’Anvers, Taborites, etc., se donnèrent pour les élus de Dieu, seuls habilités à brandir Son épée flamboyante.

Tous ces « Messies » et les mouvements révolutionnaires qu’ils déclenchèrent ont en commun : leur refus du monde social dans lequel ils se trouvaient plongés, leur désir de dépouiller le vieil homme en ayant recours à des rituels de déshabillage, leur appel à l’amour libre, leur annonce d’une venue imminente de temps meilleurs impliquant l’extermination par les « élus » de tous les suppôts de Satan dont il convenait de purger le monde.

Certes, ces érostratismes anarchistes naissent dans des circonstances favorables à leur apparition : misère d’une partie de la population face à la richesse de certains membres de la noblesse et du clergé, mœurs dissolues de certains prêtres, famines, épidémies, etc. ; mais sur ces terrains fertiles ne faisait que germer le désir séculaire de l’homme de retourner à sa nudité première et de connaître une nouvelle condition d’où tout malheur serait enfin aboli.

C’est pourquoi les Frères du Libre Esprit, et tous ceux qui se réclamèrent d’une telle attitude dans les périodes qui suivirent la disparition de ces derniers, pratiquaient le rite du déshabillage. Des prédicateurs entièrement nus invitaient les frères à se dépouiller de tous leurs vêtements pour devenir semblables aux innocents. C’est ainsi que les Adamites, qui s’étaient réfugiés en Bohême au début du XVe siècle, considéraient la nudité, surtout dans les cérémonies du culte, comme le signe extérieur de la perfection morale : « Nous n’avons point, comme Adam et Eve, transgressé la loi de Dieu, disaient-ils ; nous vivons dans l’état de l’innocence des premiers hommes avant la chute. (…) Quiconque fait usage de vêtements ne possède point la liberté[7]. »

Mais une telle recherche de la pureté ne s’exprima pas seulement ans le domaine vestimentaire, elle chercha un terrain d’application sur le plan culturel. C’est ainsi que les Anabaptistes, voulant faire de Munster une Nouvelle Jérusalem, prêchèrent une révolution culturelle résolument anti-intellectuelle. Fiers de leur ignorance en matière livresque et affirmant que les ignorants avaient été choisis par Dieu pour sauver le monde, ils pillèrent la cathédrale et détruisirent avec allégresse tous les volumes et manuscrits de sa riche bibliothèque. Leur chef, Jan Matthys, interdisait tous les livres, sauf la Bible ; les autres ouvrages, appartenant à des collections publiques ou privées, furent brûlés dans un grand feu de joie sur le parvis de l’église.

Pour mettre fin à ce monde de misère et de corruption, les « élus » voulaient revenir à l’état qu’avait connu Adam avant de goûter aux fruits de l’Arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Ils pensaient, par conséquent, qu’il était de leur devoir de s’opposer systématiquement à ce que le monde leur imposait ou leur proposait. Leur négativisme se doublait d’un refus de toute bipolarité distinguant le Bien et le Mal et leur primitivisme adamique les conduisait à prêcher, à leur seul profit, un amoralisme de l’innocence militante.

C’est ainsi que les Amariciens tenaient l’expression de « justice divine » pour une contradiction dans les termes puisque Dieu n’était que bonté. Aucune défense intérieure n’est imposable à l’homme si le Saint-Esprit l’habite et, quoi qu’il fasse, il ne pèche plus. L’élu peut donc commettre sans péché tous les péchés quels qu’ils soient. Les Turlupins enseignaient que l’homme, lorsqu’il est livré à la paix et à la tranquillité de l’esprit, est dispensé de l’observation des lois divines ; qu’il ne faut rougir de rien de ce qui nous est donné par la nature, et que c’est par la nudité que nous remontons à l’état d’innocence des premiers hommes pour atteindre, dès ici-bas, le suprême degré de la félicité. Ainsi l’homme libre a parfaitement raison de faire tout ce qui lui procure du plaisir.

D’où ces passages de la confession de Jean de Brünn qui, rallié tout d’abord aux Béghards, se repentit ensuite pour entrer dans l’ordre des Dominicains : « De même que la chair incite à avoir des relations sexuelles sans péché, que ce soit avec une seule femme ou avec plusieurs, (…) de même s’il désire commettre l’acte de sodomie avec un homme, il doit s’y livrer et l’exercer librement sans péché, autrement il n’est pas un esprit libre[8] ». Pareillement le Béghard Jean Hartmann, interrogé par l’inquisiteur Walter Kerlin, avoue : « Si la nature nous pousse à la copulation, celle-ci peut licitement s’accomplir avec une sœur ou avec une mère et cela en n’importe quel lieu, comme par exemple, sur l’autel d’une église. (…) Les femmes sont créées : afin d’être utilisées par ceux qui vivent en liberté d’esprit[9] ». En 1339, on saisit à Constance trois Béghards que l’on convainquit de trente erreurs, seules les quatre suivantes nous ont été conservées : « Il y a tout autant de divinité dans l’insecte le plus vil que dans l’homme. – Le pain de la Sainte Cène et le pain ordinaire, placés dans deux corbeilles, peuvent également bien servir à nourrir les porcs. – Si, sur deux autels séparés ou bien aux deux extrémités d’un même autel, ont lieu simultanément la consécration de l’hostie par le prêtre et l’union sexuelle de l’homme et de la femme, ces deux actes ont identiquement la même valeur et aucun ne doit être préféré à l’autre. – Interrogé par trois femmes sur l’essence de la Trinité, l’un des hérétiques leur déclara quelles seraient elles-mêmes la Trinité si, se dépouillant de leurs vêtements et s’attachant l’une à l’autre par le pied, elles devenaient ses épouses[10] ».

L’émancipation spirituelle du Frère du Libre Esprit, son érotisme anarchique, se justifiait volontiers en invoquant la phrase de saint Paul Selon laquelle aux purs tout est pur. Les élus se trouvent dans l’impossibilité absolue de pécher puisque c’est Dieu qui agit en eux sous forme humaine. Le seul péché est de penser au péché.

Une telle accession au rang d’ » élu » impliquait, naturellement, une autocritique sous forme de repentance publique et totale des péchés commis avant que l’acquisition de l’innocence ne vint les laver. Les femmes, qui adhéraient à la doctrine en grand nombre, se signalaient, pétroleuses et pasionarias avant la lettre, par leur zèle hystérique et leur érostratiesme intransigeant.

Une telle conquête de l’authenticité originaire se doublait d’un millénarisme annonçant la venue prochaine de Temps nouveaux où tout ne serait que joie et où disparaîtraient les distinctions aliénantes héritées de la funeste opposition entre « le mien » et « le tien ».

Les prophètes affirmaient donc que tout, y compris les femmes, devaient être mis en commun. C’est ainsi que, dans les dernières années du XVIe siècle, on rencontrait à Bruxelles une secte des Frères du Libre Esprit qui se donnaient à eux-mêmes le nom d’Hommes de l’Intelligence ; les femmes y étaient nombreuses et l’une d’elles, considérée comme un Séraphin, disait ouvertement que l’union sexuelle était permise en dehors du mariage et qu’elle ne constituait pas un péché, car elle était un acte aussi naturel que le fait de manger ou de boire[11] ; plusieurs femmes mariées ne faisaient aucune différence entre leur mari et les autres hommes de la secte, de sorte qu’une entière communauté de femmes y régnait.

La même institution se retrouve au commencement du XVe siècle chez les Béghards qui avaient fui l’Allemagne et les Pays-Bas pour s’installer en Bohême. Cosmas de Prague songeait ainsi avec délices à la vie des premiers habitants de la Bohême qui, selon lui, avaient vécu dans un état de communauté intégrale : « Tout comme la splendeur du soleil et l’humidité de l’eau, de même les champs et les pâturages, et même les mariages étaient mis en commun. (…) Car suivant en cela les mœurs des animaux, ils s’unissaient pour une seule nuit. (…) Et personne ne savait dire « le mien » mais, comme dans la vie monastique, leurs lèvres, leur cœur et leurs actes nommaient « notre bien » tout ce qu’ils possédaient. À leurs chaumières point de verrous ; ils ne fermaient pas leur porte aux nécessiteux, car il n’existait ni voleur, ni cambrioleur, ni pauvre. (…) Mais hélas ! Ils ont troqué prospérité contre misère, et « propriété commune contre propriété privée, parce que la passion de posséder brûle en eux avec plus de rage que : les feux de l’Etna[12] ». Certaines sectes n’hésitaient pas à dire que le mariage était le plus grand de tous les péchés, faisant ainsi appel à. une notion pourtant honnie de tous.

Toutefois, pour que cette renaissance de l’homme devînt pleinement réalisable sur la terre entière, il était nécessaire, affirmait-on, d’exterminer tous ceux qui s’opposaient à la venue du Monde Nouveau ou qui formulaient seulement quelques objections sur la possibilité de mener à bien une telle entreprise. C’est pourquoi les adeptes travaillaient à hâter la venue d’un Dies irae purificateur et les femmes n’étaient pas les dernières à inciter à agir promptement et impitoyablement. Nombreux furent ces « Jours de colère » pendant lesquels des prêtres, des juifs, des nobles et des déviationnistes en tout genre furent sommairement exécutés au cours de massacres sanglants.

De telles croisades étaient toujours commandées par un chef se disant investi d’une mission surnaturelle et exigeant une soumission aveugle et absolue. Nicolas de Bâle, par exemple, se prenant pour un nouveau Christ, affirmait que, si l’on suivait ses ordres, on ne pouvait plus pécher et que, s’il l’ordonnait, on pouvait accomplir un meurtre sans scrupule ; le seul péché consistant à lui désobéir ou à ne pas le reconnaître. De même, aux yeux des Taborites du XVe siècle, c’était un devoir sacré de la part des élus de tuer au nom de Dieu ; ceux-ci savent distinguer le bon grain de l’ivraie et, en tant qu’anges vengeurs et combattants du Christ, ils  doivent anéantir les troupes de Satan et de l’Antéchrist. Partant des mêmes principes, Thomas Müntzer, au XVle siècle, affirme que tous les chefs impies doivent périr : « Il faut utiliser l’épée pour les exterminer. Et, afin que cela se fasse honnêtement et dûment, il faut que nos pères aimés, les princes, le fassent, eux qui reconnaissent que Dieu est avec nous. Mais s’ils se dérobent à ce devoir l’épée leur sera arrachée. (…) S’ils résistent, qu’ils soient massacrés sans merci. (…) Au temps de la récolte chacun doit arracher les mauvaises herbes de la vigne du Seigneur. (…) Mais les anges qui aiguisent leur faucille pour cette tâche ne sont autres que les dévoués serviteurs de Dieu. (…) Car les méchants n’auront aucun droit à vivre, si ce n’est pour autant que les Élus y autorisent[13].[14] 

Ainsi donc, nous nous trouvons ici en face de primitivismes et de chiliasmes se proposant de donner naissance au Nouvel Adam, au prix d’un retour à la nudité pré-vestimentaire et pré-culturelle, d’une destruction des tables des valeurs, d’une abolition des tabous sexuels et du déclenchement historique d’une apocalypse éliminant radicalement tous les méchants. D’où le nom de « chiens du Seigneurs » (Domino canes) que l’on donnait souvent à ces fanatiques.

Ce sont exactement les mêmes idées qui se retrouvent aujourd’hui au cœur des rationalismes qui n’invoquent certes pas le Nouvel Adam, mais l’Homme total, qui prêchent la « révolution culturelle », la « révolution sexuelle » et la révolution économique. Ils demandent d’en finir avec toutes les visions du monde reposant sur les possessifs « mien » et « tien ». Tous attendent où provoquent les « grands soirs » et les purges visant, non pas à déshabiller l’homme au sens strict du terme, mais à le dépouiller de toutes ses vieilleries. Ici aussi une soumission absolue est exigée à l’égard d’un chef ; des élus sont chargés d’assurer la pérennité de l’ordre nouveau grâce à l’intervention permanente d’une « bonne » police et d’une « bonne » censure impitoyable chargées de préserver à tout jamais la société des errements dans lesquels elle s’était fourvoyée.

Les « chiens du Seigneur » se sont transformés en « chiens de garde » des temps nouveaux.

Telle est la raison pour laquelle les Frères du Libre Esprit, les Béghards et Thomas Müntzer ont été considérés comme des précurseurs par des révolutionnaires pourtant soucieux de ne pas sombrer dans l’utopie humanitaire. C’est ainsi qu’ils ont suscité aussi bien l’admiration de philosophes communistes comme Engels, Meusel ou Smirin, ou que celle, toute récente, de Vaneigem, théoricien des situationnistes.

En effet, dans son Mythe du XXe siècle (1935) Rosenberg tient l’Église romaine et la Papauté pour, les héritières du satanisme étrusque et asiatique. Selon lui, leur faux mythe sur l’égalité des hommes et des races cherche à amoindrir l’homme pour rabaisser les forts au niveau des faibles en créant toute une atmosphère de péché. Au contraire, la mystique allemande, avec Me Eckhart en particulier, lui paraît être la réincarnation même de « la renaissance de l’homme germanique », renaissance qu’une Église ennemie de l’Europe aurait cherché à étouffer par tous les moyens. De la mystique allemande seraient venus les forces d’en haut capables de fonder « une nouvelle religion, la nôtre débarrassée de ces concepts étrangers venus de la Syrie, de l’Égypte et de Rome[15] ». Les Frères du Libre Esprit se situeraient ainsi, dans le passé de la race germanique, là où se trouvait « la puissance invaincue de l’âme allemande[16] ». Hitler, lui-même, prétendait que la conscience était « une invention juive » et que, comme la circoncision, elle constituait une mutilation de l’être humain ; selon lui « toute passivité, toute immobilité n’a pas de sens et va au contraire de la vie. Ainsi il existe un droit divin permettant de supprimer ce qui est immobile[17] ». Finalement on nous prévient qué les « élus », c’est-à-dire les surhommes , ont le droit de dominer la terre d’une manière absolue ; toutefois il faudra livrer au préalable un gigantesque combat et une guerre totale qui décideront du sort de l’humanité pour mille ans.

De leur côté les penseurs communistes trouvent également des précurseurs dans ces Messies révolutionnaires de l’Allemagne médiévale.  Engels, dans Der deutsche Bauernkrieg, des philosophes marxistes comme Meusel[18] ét Smirin[19] se sont tout particulièrement intéressés à Thomas Müntzer. Insérant tous les événements dont nous venons de parler dans une dialectique de la lutte des classes, ils voient dans Müntzer le porte-parole d’un prolétariat, ou même d’un Lumpen-prolétariat, opprimé par les privilèges de tous ceux qui détenaient la puissance et l’argent.

Mais, comme Norman Cohn le note avec beaucoup de profondeur : « Si dans ces ouvrages les prophètes d’une époque révolue apparaissent comme : de lointains précurseurs, il est parfaitement possible de faire le raisonnement inversé et de considérer que, en dépit de leur utilisation des techniques les plus modernes, le communismes et le nazisme s’inspirent de mythes profondément archaïques[20] » . L’un et l’autre confèrent « à des espoirs où à des conflits sociaux une signification transcendante, le mystère et la majesté du drame eschatologique[21] ». Dans les deux cas, les intéressés se considèrent comme faisant partie d’une élite douée d’un pouvoir discrétionnaire et chargée d’un rôle unique dans la conduite des hommes vers le but de l’histoire. Pour qu’une telle mission puisse être remplie intégralement il est naturellement nécessaire d’écraser tous ceux qui refusent l’image que ces rédempteurs ont bien voulu donner d’eux-mêmes. L’ » esprit juif » ou « l’esprit bourgeois » sont ainsi tour à tour donnés pour des êtres démoniaques dont il faut délivrer l’humanité afin que puisse naître l’homme neuf, pur, total, désaliéné, dont les « élus » du sens de l’histoire assureront la catharsis, le dépouillement, la mise à nu et la renaissance.

Des démarches absolument identiques se retrouvent au cœur des idéologies contemporaines que, faute de mieux, nous qualifierons de « gauchistes », pour utiliser un adjectif à la mode à la fois chez ceux qui font leurs ces idéologies et chez ceux qui les dénoncent.

Elles se proposent, elles aussi, de transformer la condition humaine en modifiant les situations socio-historiques. D’où un programme qui comprend exactement les mêmes articulations et des démarches qui passent par les mêmes étapes : mise à nu physique et culturelle, primitivisme et destructivisme, abolition des tabous sexuels et dénonciation de la « morale », annonce d’un Dies irae au cours duquel les révoltés procéderont aux exterminations salutaires afin que puisse naître l’homme total. Alors, par-delà le « mien » et le « tien », grâce à la communauté de toutes choses et à l’abolition du couple institutionnel, après l’abandon des vieux habits idéologiques et éthiques, l’homme connaîtra enfin le bonheur et la joie du jeu à l’état pur[22].

C’est ainsi que Raoul Vaneigem, dans son ouvrage « Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations » où il expose les grandes thèses des situationnistes, se réfère très souvent aux Frères du Libre Esprit et utilise explicitement l’ouvrage de Norman Cohn « Les Fanatiques de l’Apocalypse » auquel il emprunte de nombreuses citations. Le texte de Vaneigem est d’une grande importance pour comprendre de nombreux mouvements d’idées contemporains qu’il inspire ou dont il s’inspire. Vaneigem voit, lui aussi, dans « le Dieu des anabaptistes et des paysans révolutionnaires de 1595 », une forme archaïque de « l’élan irrépressible des masses vers une société de l’homme total[23] ». Les Frères du Libre Esprit[24], Jean Hartmann, Jean de Brünn, les Pifles d’Arnold[25] sont donnés pour des hommes parfaitement libres qui affirmaient que toutes les choses sont communes à tous, que l’on ne peut pécher et que l’homme a raison de faire tout ce qui lui procure du plaisir.

Toutefois, pour que naisse cette ère nouvelle, une apocalypse est nécessaire. Il nous faudra frapper pour tuer car les mots ne tuent pas[26] ; comme le disait Saint-Just, cité par Vaneigem[27], « ce qui constitue une république, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé », ou comme le proclamait Keats, toujours cité par Vaneigem[28] : « Tout ce qui peut être anéanti doit être anéanti pour que les enfants puissent être sauvés de l’esclavage ». Bref, il importe de déclencher de toute urgence les jours de colère : « Il s’agit de précipiter le télescopage. De hâter la fin d’un monde, le désastre ou les situationnistes reconnaîtront les leurs[29] ».

Ici aussi nous nous trouvons en face d’une conception qui relève d’une inconsciente théologie de l’histoire selon laquelle les « élus » savent que, pour pouvoir avancer, ils doivent d’abord marcher sur les cadavres de ceux qu’il faut abattre. Comme le dit Vaneigem : « Il s’agit de détruire l’ennemi, non de le juger. Dans les villages libérés par sa colonne, Durruti rassemblait les paysans, leur demandait de désigner les fascistes et les fusillait sur-le-champ. La prochaine révolution refera le même chemin. Sereinement[30] »

L’homme nouveau « pourra » alors naître et se dresser résolument nu face au soleil qui se lève.

Jean BRUN

 Le texte ci-dessus était tiré de l’ouvrage de Jean Brun : « La nudité humaine », p. 125-138. (Paris) Fayard 1975, avec l’aimable autorisation des éditeurs.

[1]Ruysbröck l’Admirable, Samuel 12 (in : Œuvres choisies, trad. Ernest Hello, Paris, 1933, p. 202)

[2]Op. cit. p. 203

[3]Ibid.

[4]Cité par Norman Cohn, Les Fanatiques de l’Apocalypse, trad. Simone Clémendot, Paris, 1962, p. 179.

[5]Citons : Auguste Jundt, Histoire du panthéisme populaire au Moyen Âge et au XVle siècle, Paris, 1875. Henri Delacroix, Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle, Paris, 1899. R, Allier, « Les Frères du Libre Esprit » dans Religions et Sociétés, Paris, 1905. Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1899-1950, vol. V1, H. Matrod, « Les Béghards, essai de synthèse historique » in Études franciscaines vol. XXXVII, Paris 1925. Norman Cohn, The Pursuit of the Millenium, London, 1957, trad. de Simone Clémendot, Les Fanatiques de l’Apocalypse, Paris, 1962. J. Ch. Pichon, Histoire des sectes et sociétés secrètes, Paris, 1970

[6]Et peut-être même jusqu’à l’époque des Camisards.

[7]A. Jundt , op. cit., p : 117.

[8]Henri Delacroix, Op., p. 119, note 4.

[9]Op. cit., p. 122, note 2

[10]Auguste Jundt, op., cit., p. 104.

[11]Cf. la célèbre théorie du « verre d’eau » des révolutionnaires soviétiques de la première heure, pour lesquels la relation sexuelle était commandée par un besoin au même titre que la soif nous poussant à boire un verre d’eau.

[12]Cosmas de Prague, Chronica Boemorum, in Monumenta Germaniae Historica Scriptores, nlles séries, vol. 11.

[13]Thomas Müntzer, Schriften, Die Fürstenpredigt (ed. Brandt, p. 161).

[14]Toutes les fois qué les Églises sont devenues violemment persécutrices, elles participaient à cette hérésie. (Note du rééacteur) « Celui-là se trompe, qui met à mort l’inique dans son iniquité, pour cette raison, qu’il à en haine l’iniquité et veut, la faire disparaître. L’inique est mort, en effet, dans son iniquité, mais son iniquité est devenue éternelle. Qui donc hait l’iniquité, doit entreprendre de corriger l’inique ; ainsi l’iniquité disparaîtra. »(Biaux Guigue)

[15]Cités par Maurice de Gandillac dans son Introduction à la traduction des traités et Sermons de Maître Eckhart publiée. en 1942 (p. 24, note 45)

[16]Termes d’Alfred Bäumler, le commentateur nazi de Nietzsche, qui, dans Politique et Education (1937), adresse les plus vives félicitations à Alfred Rosenberg

[17]Serge Leng et Ernst von Schenck, Testament nazi, Mémoires d’Alfred Rosenberg, trad.R. Ergmann, Genève-Paris, 1948, p. 136 Ceux qui, aujourd’hui, récusent les philosophies de la conscience et les définitions non mobilistes de la vérité, trouveraient là un ancêtre des plus gênants !

[18]A. Meusel, Thomas Müntzer und seine Zeit, Berlin, 1952

[19]M. M. Smirin, Der Volksaufstand des Thomas Müntzer und der grosse Bauernkrieg, Berlin, 1952 (traduit du russe).

[20]Norman Cohn, op. cit., p. 295

[21]Op. cit., p. 294.

[22]On sait que, surtout peut-être aux États-Unis, se constituent des Communautés hippies fuyant les grands centres urbains, pratiquant l’amour libre et la sexualité de groupe, recherchant un contact direct avec la nature, dénonçant les normes éthiques traditionnelles et s’efforçant de se libérer des raideurs et scléroses sociales dont les vêtements constituent une forme de manifestation larvée mais réelle. Toutes ces communautés s’apparentent de très près à celles, plus ou moins éphémères, que les Frères du Libre Esprit ou des sectes semblables s’efforcèrent de créer au Moyen Age ou dans les siècles suivants. On rejette tout le culturel considéré comme nécessairement aliénant et l’on s’efforce de Communiquer directement avec la nature en fête.

[23]Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris, 1967, p. 123

[24]Op. cit. y p. 173, 262.

[25]Op. cit, p. 173.

[26]Op. cit., p. 173.

[27]Op. cit., p. 220.

[28]Op. cit., p. 222.

[29]Vaneigem, cité dans : Eliane Brau, Le Situationnisme ou la Nouvelle Internationale, Paris, 1968, p. 94.

[30]Vaneigem, op. cit, p. 282,