La conception de l’Évolution universelle procède de l’extension, à tous les phénomènes sensibles, de l’imagination scientifique émancipée de toute soumission à la réalité mesurable en tant que mesurable et de toute relation aux faits. Son succès autant que le caractère religieux qu’elle revêt s’expliquent par là[1].
C’est une erreur de penser qu’elle est purement et simplement issue d’une généralisation – légitime, nous assure-t-on – de l’évolution restreinte aux phénomènes de la vie dont les sciences biologiques ont démontré – paraît-il encore – l’existence et la fécondité. En fait, c’est l’inverse qui est vrai. Comme l’a remarqué Ernst Cassirer[2] le monde de la culture historique, dont l’évolution est le thème dominant et que le romantisme se flatte d’avoir découvert, ne s’est dévoilé dans son universelle ampleur qu’à la lumière de la philosophie du XVIIIᵉ siècle et de la volonté, propre à l’Aufklärung, de tourner le dos à la métaphysique[3] et à la morale traditionnelles. […]
Il suffit du reste de lire Leibniz, Lessing, Herder, Diderot et tant d’autres encore, pour s’apercevoir immédiatement que le XVIIIᵉ rompt avec le principe d’identité[4]. Pour eux, l’histoire ne cesse d’enfanter de nouvelles créatures. Le domaine de l’histoire est celui de la création perpétuelle et recouvre la totalité de ce qui existe. La monade[5] leibnizienne confond son être dans son dynamisme et dans son développement, lesquels sont inséparables du dynamisme et du développement du tout[6]. On peut déjà dire que l’essence de l’être[7] s’évapore ici dans la temporalité. Lessing conçoit la religion comme un plan divin d’éducation. Il élabore « une théodicée de l’histoire, c’est-à-dire un système de justifications qui apprécie la religion non en fonction d’un être stable, donné au commencement des temps, mais en fonction de son devenir et de la finalité de ce devenir. »[8] « L’historique ne s’oppose pas au rationnel : il est la voie de sa réalisation, le lieu authentique, le seul lieu, à vrai dire, de son accomplissement… La religion, selon Lessing, est la manifestation de l’infini dans le fini, de l’éternel dans le devenir temporel. » Teilhard n’a rien inventé[9].
Toute la carrière de Lamarck, le créateur du transformisme appliqué tant aux phénomènes géologiques qu’aux phénomènes biologiques, et, à ce double titre, le premier qui ait eu l’idée de l’évolution universelle, se déploie dans cette atmosphère surchauffée, attisée par la hantise du changement radical à opérer dans les mentalités et dans les mœurs, survoltée par la Révolution. Il importe de souligner fortement, avec Maurice Caullery, que, si la théorie de Lamarck est très cohérente, elle ne repose aucunement ni sur des faits ni sur des expériences. Le point de départ de Lamarck est le refus de la notion linnéenne de la réalité absolue de l’espèce[10]. Pour lui, il n’est que des individus. Or, comme la stabilité propre à l’espèce disparaît à ses yeux avec l’espèce elle-même, comme l’individu n’est objet que de sensations[11], comme une suite d’individus qui descendent les uns des autres sans que rien de spécifique ne les relie, ne peut être qu’imaginée, il suit de là que le transformisme lamarkien est une construction et une représentation mentales, antérieures à toute expérience et dont l’expérience reçoit le moule. La preuve de l’évolution par la transmission des caractères acquis, loin d’en être une, est une conséquence déduite du principe de l’évolution a priori[12].
Il en est de même de l’origine des espèces que Darwin explique par la sélection naturelle. Il faut d’abord imaginer l’évolution pour affirmer ensuite que la sélection est capable d’engendrer un caractère nouveau ou de majorer un ancien. Par elle-même, à elle seule, la sélection ne peut que renforcer et stabiliser l’espèce. Pour lui faire jouer un rôle différenciateur, il faut au préalable la placer dans le cadre d’une évolution qu’on imagine.
Quant au mutationnisme, il faut du toupet pour affirmer qu’un phénomène dont on constate qu’il affaiblit la vitalité de l’organisme soit la cause d’un progrès biologique. Ici encore, on saisit sur le vif qu’il faut imaginer une évolution universelle ascendante pour conférer aux mutations, qui sont presque toujours létales ou anormales, un pouvoir de transformation qui ferait progresser la vie.
Le dogme de l’évolution universelle possède donc une incontestable priorité vis-à-vis de ce qu’on a coutume d’appeler les théories transformistes. Celles-ci n’en sont que les prolongements. « On ne comprend rien à notre théorie de l’évolution, écrivait Haeckel, si on lui demande de fournir ses preuves expérimentales. » « Je reconnais sans peine, avouait Delage, que l’on n’a jamais vu une espèce en engendrer une autre, et que l’on n’a aucune observation absolument formelle démontrant que cela n’ait jamais eu lieu. Je considère cependant l’évolution aussi certaine que si elle était démontrée objectivement. » On se demande ce que devient ici l’intelligence et sa conformité au réel. Elle n’est plus qu’une faculté gorgée d’illusion.
Il ne pouvait en être autrement. L’esprit humain frustré de son attention métaphysique normale à l’être, ayant franchi les bornes qui limitent sa science physique au mesurable en tant que mesurable, se trouve devant un devenir universel dont il n’a plus qu’une connaissance poétique pure et simple : il doit d’abord se faire une image de l’évolution totale, puis la projeter dans l’existence comme fait l’artiste de l’image de son œuvre. La connaissance poétique qui caractérise la science passe ici à la limite[13]. Elle ne rencontre rien dans la réalité qui puisse être comparé à l’aspect mesurable des choses, sauf un devenir infiniment malléable, susceptible d’être informé au gré de l’auteur. L’immense variété des fallacieux arbres phylogénétiques dressés par les évolutionnistes en est la preuve. Avec leurs troncs successivement abattus par la critique, on pourrait replanter une forêt entièrement, s’ils avaient des racines[14].
L’évolution est donc un mythe. Elle est au sens le plus fort du terme un mot. Elle est l’expression de l’esprit mythologique à l’état le plus frustre : celui où le mot, loin d’être le signe de la chose, est pour lui la chose même. Encore un coup, le diagnostic est fatal : une représentation mentale qui, loin d’être suscitée par la réalité, est forgée de toutes pièces par l’imagination, ne peut avoir d’autre existence que verbale. Déjà Poincaré constatait que « le savant crée, dans le fait, le langage dans lequel il l’énonce »[15]. Le fait toutefois existe : c’est le mesurable, et le mesurable quelle que soit la forme du langage dans laquelle se coule la mesure, existe antérieurement au langage, car le physique ne peut se passer d’un recours à l’expérience[16]. La science exige le concept de chose, concluait Meyerson au bout d’une enquête célèbre.
Mais ici le devenir généralisé est fantomatique et l’évolution qui prétend le saisir ressemble à une ombre de filet qui tenterait de saisir l’ombre d’un poisson. On comprend alors que les écrits des évolutionnistes à tous crins, tel Teilhard, abondent en néologismes, se hérissent de superlatifs, se gonflent de redondances. Ce sont là des œdèmes de carence qui compensent l’absence de réalité. On comprend alors pourquoi Teilhard majusculise la plupart de ses concepts : il leur insuffle de la sorte une personnalité, il les transforme en principes actifs, il les hypostasie. « Les savants vivent par la nomenclature » notait déjà Balzac avec sagacité en 1840. C’est exactement chez les évolutionnistes le phénomène du nomen-numen et de l’extraordinaire catalogue des noms des dieux chez les Romains. Une fois de plus le mot est chose[17].
Ce mythe de l’évolution, comme toute représentation imaginaire, est voué à s’incarner au-dehors dans une œuvre[18] : c’est la loi fondamentale de la connaissance poétique[19]. Le visionnaire ne serait pas visionnaire s’il ne croyait à la réalité de sa vision. Teilhard s’est toujours étonné que les autres ne vissent pas ce qu’il voyait. L’halluciné perçoit un chat quand il n’y a pas un chat. L’évolution est ainsi une projection de l’esprit qui ne rencontre jamais que soi et qui, ne dépendant de rien d’autre, est voué à s’absolutiser. Elle est un système de pensées clos sur lui-même et autosuffisant.
D’où les deux caractères essentiels de tout évolutionnisme généralisé, quel qu’il soit : l’évolution est l’œuvre de l’esprit ; l’évolution est une foi, une nouvelle religion destinée à ressembler et à remplacer toutes les autres.
C’est derechef inévitable : le propre de l’illusion scientifique est d’être scientifique, c’est-à-dire cohérente, faute d’être vraie et adéquate au réel. « Le fou n’est pas l’homme qui a perdu la raison, disait Chesterton, dans sa critique du rationalisme, c’est celui qui a tout perdu, sauf la raison. » Puisqu’il est incapable d’être ontologique[20], l’évolutionnisme sera logique et l’évolution découvrira à son terme ce qui se trouve en elle dès le commencement.
L’évolution doit donc aboutir à l’esprit, qu’il soit humain ou divin, parce qu’elle part de l’esprit – qui l’imagine ! Aussi l’esprit ne s’introduit pas du dehors dans la matière, selon Teilhard, il est présent dans la matière, aussi loin que nous remontions dans le passé de celle-ci et il en active constamment la puissance génératrice. Pour Teilhard, comme pour les cosmogonies les plus archaïques, une déesse-mère – la matière – engendre un fils – l’esprit – qui, alors, la féconde et déclenche le mouvement évolutif : « La matière est la matrice de l’esprit », mais l’esprit engage à son tour la matière dans « un processus de complexité croissante ». Teilhard retrouve ainsi dans la matière l’élément féminin et maternel que son esprit fertilise. Il ne peut « penser » la matière sans esprit parce que son esprit ne se distingue pas d’elle. La matière n’existe pas indépendamment de sa « pensée ». Elle en est indissociable. Il n’a pas rompu le cordon ombilical qui le lie à elle. La matière engendre son esprit et son esprit l’engendre. Aussi peut-il écrire avec passion : « En fait, et même au plus élevé de ma trajectoire spirituelle, je ne me serai jamais senti à l’aise que dans un océan de matière. » Son panpsychisme[21] est tout uniment la conséquence de l’incapacité où il est de prendre un certain recul vis-à-vis de l’objet, en quoi consiste précisément l’acte de juger et de penser – et de sa prodigieuse force d’imagination : à ce dernier niveau, l’objet (la matière) ne se distingue pas du sujet (l’esprit) et le visionnaire lui-même de sa vision.
Le cas de l’évolutionnisme de Teilhard, le plus total et le plus totalitaire qui soit apparu dans l’histoire, s’éclaire alors dans tous ses coins et recoins. Teilhard n’est qu’imagination. Son esprit n’a jamais atteint aucune réalité. L’Autre en tant qu’autre n’existe pas pour lui et ne ·peut pas exister. Le postulat du devenir universel est en effet le postulat de l’imagination déréistique[22] puisque le devenir n’existe qu’en image et dans un acte de l’esprit qui additionne et fusionne des sensations successives. Dès lors, toutes les réalités de la foi se transforment à leur tour chez lui en entités mentales que son imagination malaxe et informe à son gré[23]. Lui-même l’avoue en ses rares moments de lucidité où il s’effraie des distorsions qu’il fait subir aux concepts fondamentaux du christianisme. Le Christ, en particulier, se mue, de personne en chair et en os apparue à un moment unique de l’histoire, en une entité fluente que son imagination amalgame au devenir du cosmos. Henri Rambaud a raison : en dépit des efforts désespérés de certains Pères de la Compagnie, Teilhard n’est pas chrétien. Être chrétien, c’est croire en une Présence. Teilhard ne croit qu’en une Représentation : la divine Evolution, qui n’a d’autre existence qu’imaginaire.
Son pendant, du côté athée, Sir Julian Huxley, a exactement la même mentalité : la représentation qui, chez lui, a éliminé la présence du réel, s’est dépouillé simplement des éléments en provenance du christianisme que Teilhard a syncrétisés dans la sienne. Il s’agit ici des résidus d’une formation intellectuelle et spirituelle différente de celle de Teilhard. L’imagination des deux évolutionnistes ne travaille pas sur rien : des représentations mentales, des habitudes de pensée, des réflexes dus à l’éducation, un langage qu’on utilise depuis l’enfance, etc., tous ces facteurs sont réemployés dans les deux cas pour fabriquer la vision du devenir. Chez Huxley, elle est humanitaire et socialisante, selon la tradition anglo-saxonne. C’est l’humanité qui évolue dans l’univers et qui permet à l’homme, grâce à la science, d’assumer sa destinée et celle de l’univers à l’époque actuelle. L’évolutionnisme aboutit à l’humanisme intégral[24].
L’évolutionnisme, qu’il soit restreint ou généralisé, n’étant fondé ni sur l’expérience ni sur la démonstration, est évidemment un objet de foi et constitue une religion. Teilhard ne s’en cache pas. Sir Julian Huxley ne le cèle pas davantage. Tous deux participent à cette forme de religion, si répandue aujourd’hui, particulièrement dans les milieux intellectuels – et aussi ecclésiastiques, hélas ! – qu’est la religion sans Révélation, la religion du modernisme le plus extrémiste, la religion propre à tous les esprits qui substituent à la présence des êtres et des choses les représentations internes qu’ils en distillent dans les cornues de leur imagination. La Révélation chrétienne est celle de la Présence : Et Verbum caro factum est et habitavit in nabis[25]. Cette Présence ne se laisse pas manipuler selon nos fantaisies. Il faut donc, d’une manière ou d’une autre, radicale ou subreptice, mais qui se ramène toujours à son remplacement par une représentation plastique par nature, l’éliminer du réel. Ainsi l’esprit ne rencontrera-t-il plus que lui-même ! Moi seul et c’est assez.
Une telle mentalité est d’autant plus répandue que l’homme contemporain est plongé dans une société de masses pour laquelle la connaissance poétique immanente à la science moderne fabrique inlassablement des objets artificiels qui sont l’œuvre de l’homme luimême, et qui lui renvoient sa propre image. Le Moi n’a jamais plus d’autre objet que le Moi lorsque l’homme s’enferme ou se trouve enfermé dans une telle atmosphère. L’esprit n’y saisit jamais plus que l’esprit dans son activité ouvrière. L’homme se trouve perpétuellement en face de l’homme occupé à sa propre édification.
Or, la seule idole que l’homme puisse substituer à Dieu est le Moi. Toutes les autres n’en sont que les métamorphoses grossières ou subtiles. Lorsque Dieu est mort, l’absolu se transporte dans le Moi. Le Moi séparé du réel, clos en lui-même, est la seule puissance au monde capable de tuer Dieu en imagination et, par un effort sans cesse avorté, d’en faire passer les attributs dans sa propre réalité. Mais le Moi répugne à se proclamer Dieu. Ce n’est pas qu’il en craigne le ridicule : le Moi prend tout au sérieux parce qu’il se prend lui-même, qui est tout, au sérieux. Il appréhende la compétition : un autre Moi, plus fort, peut surgir qui réduise à néant sa divinité. Il lui faut donc ruser pour atteindre le sublime degré de l’apothéose. Aussi le Moi se dissimule-t-il toujours derrière le Nous, le Social, le Collectif, l’Humanité, etc., dont il tentera de prendre les leviers de commande en leurrant ses concurrents. L’idolâtrie du Moi se camoufle ainsi en religion de l’Humanité, autosuffisante chez Huxley, tendue vers un Point Oméga dont un panthéisme, avoué chez Teilhard, ne peut l’en distinguer. L’évolutionnisme est ainsi une religion sans Dieu, une religion athée. Le communisme en est à la fois l’expression la plus parfaite et le véhicule. Aussi voyons-nous toutes les autres formes de l’évolutionnisme – Teilhard et Huxley en tête – en subir l’attraction et considérer le matérialisme « scientifique » comme un essai, qu’il s’agit d’améliorer, du véritable humanisme. Teilhard et Huxley sont dupes là encore de leur imagination ; ils ne parviennent pas à saisir dans le marxisme badigeonné de « science » et d’évolutionnisme dialectique ce qu’il est réellement.
Comme tous ceux qui sont dupes, ils dupent les autres pour échapper à leur mensonge intérieur. Je l’ai dit mille fois et je le redis parce que le spectacle du monde contemporain est éloquent à cet égard : quand tout le monde est dupe, personne n’est dupe. Aussi, les évolutionnistes ont-ils une âme d’apôtre[26]. Teilhard a passé sa vie à se convaincre et, indivisiblement, à convaincre les autres que sa « pensée » allait apporter au christianisme une vie nouvelle et un épanouissement non pareil. Ses thuriféraires célèbrent en lui un nouvel Aristote, un nouveau saint Thomas, et même un nouveau saint Paul, sinon un autre Christ. Il va jusqu’à proclamer haut et clair que, s’il venait à perdre la foi chrétienne, il garderait sa foi en l’évolution du monde. Il est mort en trahissant le vœu d’obéissance fait à son ordre qui devait être son seul héritier et en ayant pris soin que tous ses écrits pussent être diffusés après son décès. Les avertissements pontificaux, l’encyclique Humani generis, la lettre du T.R.P. Janssens, général de la Compagnie de Jésus (dont la publication fut réduite à l’extrême), toute une série de mesures qui le visaient particulièrement sont restées sans effet sur la mission dont il se croyait investi : annoncer aux hommes la bonne nouvelle de l’évolution de l’humanité vers le Point Oméga. II en est de même de ses disciples dont le Monitum[27] du Saint-Office n’a pas arrêté le zèle et qui ont mis au point le plus remarquable appareil de propagande que l’on connaisse dans le monde depuis Lénine et Goebbels. Dès que la vente des livres de Teilhard fléchit, des cercles fondés pour diffuser le message du « Maître » s’affairent, des équipes de conférenciers, laïcs et ecclésiastiques, se mettent en route pour pallier cette chute, au nez et à la barbe des évêques médusés ou complices. II faudra un jour approfondir ce phénomène sociologique de la pénétration du teilhardisme dans l’Église et hors de l’Église.
Contentons-nous d’en souligner ici, d’un trait rapide, l’élément essentiel.
L’évolutionnisme teilhardien s’infiltre avec la plus grande facilité dans la mentalité de tout homme qui appartient, quel que soit son niveau social, à la société des masses. Un tel homme est incapable de contrôler les affirmations catégoriques, orchestrées par une publicité adéquate, de l’évolutionnisme « mystique » et mystificateur, n’est établi dans une sorte de monde imaginaire, fait de lectures hâtivement amalgamées d’ouvrages de seconde ou de troisième main, de « digests », de journaux, d’auditions de radios ou de vision de TV, où n’entre jamais la moindre dose d’expérience personnelle. Un tel homme est d’une invraisemblable crédulité : sa faculté de croire est proprement sans limites. Plus une allégation est sujette à caution, plus elle a de chances d’être reçue par lui avec faveur, pourvu qu’elle s’enveloppe d’un langage « scientifique » : l’autorité de la « science » en garantit alors la « réalité ». L’univers de fictions dans lequel cet homme se complaît se trouve ainsi renforcé. Il s’y enferme dans une citadelle qu’aucune argumentation ne peut emporter.
L’homme moderne se nourrit de mots dont il est incapable de vérifier la correspondance aux réalités qu’ils signifient. « Evolution » en est un, et les plus efficaces. Son influence est en raison directe de son caractère verbal, de sa vacuité substantielle. II correspond aux besoins de changement, à l’état d’insatisfaction continue du Moi à l’endroit de lui-même. Le propre de l’idole est en effet d’être décevante. Le Moi séduit, mais leurre sans cesse le Moi. Le Moi se laisse ainsi emporter dans un mouvement sans arrêt, dans une aspiration infinie vers son image toujours changeante. L’évolution en est la justification euphorisante qui soustrait le Moi à son malaise foncier, à l’angoisse qu’il éprouve devant son vide intérieur. Elle bourre d’optimisme son inquiétude. L’évolution est le « tranquillisant » spirituel par excellence qui attise les revendications du Moi sans que jamais la note à payer ne lui soit présentée. Elle les « absolutise » en les insérant dans la ligne de son progrès « inéluctable ». Toutes les requêtes du Moi doivent être exaucées. C’est une loi universelle. Et quiconque s’y oppose est un « sale réactionnaire » qui sera balayé par l’Histoire.
On voit de quelle force prodigieuse de mystification est douée l’évolution. Elle pourvoit les faibles, les médiocres, les incapables, d’une volonté de puissance indéfinie. On ne remarquera jamais assez que, dès qu’on croit à l’évolution, on se situe immédiatement à la tête de son cours. Il est impossible alors d’être dépassé, d’être laissé en arrière, d’être entraîné. On précède, on guide, on mène. L’évolution transforme ainsi les ratés et les mécontents d’eux-mêmes en meneurs. L’humanité est entre leurs mains telle que leur imagination se la représente : une masse fluide où ils impriment leur propre image toujours transformée. Car pour garder sa place au sommet de l’évolution, il importe de changer sans cesse, ou ce qui revient au même, d’être insaisissable, évanescent, sibyllin, de parler pour ne rien dire, le propre de la parole qui ne signifie rien et qu’on se dispose à trahir aussitôt étant de voler, de couler, de fluer comme l’évolution elle-même. Le bavardage, la verbosité, le verbiage sont toujours les caractères dominants des fanatiques de l’évolution. Lorsqu’un homme s’abuse sur ses dispositions et en vient à occuper dans la hiérarchie de l’être la place que ses aptitudes, ses dons, son être même ne lui destinent pas, on peut être sûr qu’il deviendra tôt ou tard un adepte de l’évolution généralisée. Pour sortir de son intolérable erreur, il lui faut être guide, chef, apôtre. À cet égard, la plupart des prêtres qui ont manqué leur vocation et qui substituent le dieu de leur imagination au Dieu de l’Évangile sont guettés par le teilhardisme : ils y succombent presque tous. L’évolution leur communique une bonne conscience du pouvoir dont ils disposent sur les âmes. Ils s’appliquent à les pétrir, à les façonner, à les adapter à l’évolution qui est aussi leur volonté de puissance, leur prurit de domination ; l’expression totalitaire de leur Moi, l’épanchement triomphal de leur subjectivité. Tous sont atteints d’ « apostolite » aiguë. Ils sacrifient tous allégrement la vérité à l’efficacité, c’est-à-dire à eux-mêmes.
L’évolutionnisme est la religion de Narcisse en extase devant son image reflétée dans le devenir universel. Il sonne le glas de l’intelligence.
Marcel de Corte
Marcel de Corte : L’intelligence en péril de mort, Club de la culture française, Paris, 1969, p. 171-185.
Note de la rédaction
Marcel de Corte est un auteur catholique de tendance traditionaliste qui enseigna pendant de longues années la philosophie à l’Université de Liège en Belgique. Son œuvre peu connue représente une des analyses les plus profondes des déviations subjectives que subit la pensée et la civilisation occidentales depuis Descartes. Il est évident que nous ne pouvons cautionner les positions propres au Catholicisme romain qui sont celles de l’auteur et qui sous-tendent inévitablement tout ce qu’il écrit. Mais nous pensons que ce texte est d’un intérêt suffisamment grand pour souhaiter qu’il retienne l’attention de nos lecteurs. Il permet à ceux qui le désirent d’approfondir les fondements philosophiques et théologiques de cette maladie de la pensée qu’est (’évolutionnisme sous toutes ses formes.
Notre devise est ici celle des auditeurs juifs de l’apôtre Paul à Bérée : « Ils examinaient chaque jour les Écritures pour savoir si ce qu’on Leur disait était exact. » (Actes 17:11), mot d’ordre repris par Paul lui-même en ces termes : « Examinez toutes choses ; retenez ce qui est bon. » (1 Thess. 5:20). Tout en reconnaissant que l’erreur doctrinale et spirituelle s’est insinuée dans bien des milieux qui se réclament du nom de Jésus-Christ, nous ne pensons cependant pas que les milieux ecclésiastiques auxquels nous nous rattachons aient le monopole de tout ce qui est vrai et soient incapables d’erreur. Nous sommes même convaincus que dans bien des domaines, Dieu, dans sa grâce générale, accorde des lumières sur de nombreuses questions à des hommes qui n’ont aucune connaissance des vérités de l’Évangile. L’homme, tout en étant déchu de sa perfection originelle et cela dans toutes ses facultés, n’en demeure pas moins créé à l’image de Dieu et donc capable d’une intelligence certaine.
[1] Les notes sont du rédacteur, Jean-Marc Berthoud.
Le romantisme de la science n’est rien d’autre que la science expérimentale envahie par l’imagination pseudo-religieuse et subjective de savants dévoyés
[2] Dans son ouvrage La philosophie des lumières. Presses Pocket, Paris, 1986.
[3] Métaphysique : Connaissance rationnelle des fondements de la réalité, de l’être en général et de la pensée humaine. La révélation générale de Dieu dans la création et le sens que l’on peut découvrir aux êtres créés par Dieu par une méditation attentive de ce qu’ils sont ainsi que l’étude des fondements ; de la pensée (l’épistémologie) font tous partie de la métaphysique.
[4] Principe d’identité : Ce qui est, est ; ce qui n’est pas, n’est pas. On ne peut tirer une chose de ce qu’elle n’est pas. Du mal l’homme ne peut tirer du bien. D’un crapaud, une vache. Du mal, le progrès. De la lutte des classes, une société sans classe. De la concurrence économique illimitée, l’intérêt de tous. Du retour au chaos révolutionnaire, un ordre nouveau. Des hommes mauvais, une société bonne. D’une société où règne le mal, la paix. La stabilité, établie une fois pour toutes par le Créateur, de la métaphysique, de la morale et de la théologie est détruite par le relativisme historiciste et évolutionniste de la pensée des Lumières, héritée par le Romantisme du XIXᵉ et universalisée par l’Existentialisme au XXᵉ siècle.
[5] Monade : Substance simple, c’est-à-dire sans parties, qui entre dans les composés. « Ces monades sont les véritables Atomes de la Nature, en un mot les éléments des choses. » (Leibniz). Ainsi la matière primordiale, source de toute l’évolution cosmique et d’où serait parti le prétendu Big Bang, serait la monade originelle.
[6] Il s’agit de la divinisation de l’histoire et de la nature, un véritable panthéisme. Cette pensée est du même ordre que ce que l’on appelle, à tort, le New Age, décidément en rien nouveau.
[7] La notion d’être implique la stabilité de la réalité créée, stabilité à laquelle correspond les universaux, les idées fondamentales du Créateur inscrite dans l’ordre des êtres créés, concepts que nous sommes capables de comprendre (ou de déformer !), qui nous permettent de comprendre l’univers et dont les normes sont révélées dans la Bible. Dans la pensée évolutionniste on refuse, par exemple, à la famille son caractère stable et on ne considère que les familles historiques, existentielles, que les mœurs particulières qui définissent la famille à telle ou telle époque. On nie ainsi que la famille posséderait une nature propre établie par le Créateur au commencement. Il ne peut plus exister de normes pour la famille. La légitimation de la famille monoparentale ou homosexuelle ou éclatée sont des signes de l’universalité actuelle de la mentalité évolutionniste. Toute change, rien n’est. Tout est mouvement, rien n’est stable. Il ne peut y avoir de vérité nulle part.
[8] Théodicée : Justification rationnelle de la bonté de Dieu contre les arguments tirés du mal dans le monde. Pour Lessing dieu c’est l’histoire en devenir. Pour Darwin c’est la matière en devenir. Le dieu de ces philosophes évolutionnistes est inclus dans le temps et dans la matière. Le Dieu véritable révélé par la Bible est avant toutes choses, au-dessus et en dehors de toutes choses qui ont été créées par Lui de rien (ex nihilo), par sa seule Parole, sa seule volonté toute-puissante.
[9] Nous sommes ici en plein panthéisme. Il s’agit d’une divinisation de l’univers en mouvement, en évolution perpétuelle. Ici rien n’est stable, pas même la vérité qui évolue comme tout le reste. Par contre, nous savons que Dieu EST (Exode 3:14), qu’il ne change pas que sa Parole (et la création produite par elle) est stable. Les Lumières, le Romantisme, l’Existentialisme croient que dieu DEVIENT, qu’il ÉVOLUE, qu’il CHANGE et que toutes choses changent avec lui.
[10] Une espèce se reproduit selon son espèce comme l’enseigne la Genèse et le démontre toute la réalité observée. Dans le temps l’espèce reste foncièrement stable. Elle connaît des variations à l’intérieur du cercle de cette stabilité, cercle qui définit les limites de l’espèce.
[11] Il n’appartient pas à un ordre (l’« espèce ») stable, il n’a pas de structure inchangeable, il ne vit que par les impressions (les “sensations”) reçues du dehors.
[12] L’évolution ne peut être observée, car elle n’existe pas. Elle doit être ainsi inventée, imaginée de toutes pièces. Ce qui relie les individus dans la chaîne évolutive ce sont les chaînons manquants imaginaires dont le nombre ne fait qu’augmenter à mesure qu’augmente la masse des preuves fossiles accessibles.
D’abord on affirme l’évolution pour des raisons religieuses et philosophiques. Puis on éprouve le besoin d’avoir des preuves. Enfin on invente des preuves non-existantes pour appuyer un système arbitraire dès le départ.
[13] Par poétique Marcel de Corte entend la capacité de l’artiste de s’imaginer un monde sans relation avec la réalité. Dans ce sens l’art abstrait moderne est un art poétique. Mais la poésie n’est pas nécessairement imaginaire en ce sens négatif. La capacité créatrice de l’homme (due au fait qu’il est créé à l’image du Créateur) si elle n’est pas première (il ne peut rien créer de rien !) existe cependant et peut être exercée dans une humble soumission à la réalité, comme dans les plus grands chefs-d’œuvre de l’art occidental : Shakespeare, Rembrandt, Bach, T. S. Eliot, Soljenitsyne, etc. C’est la tentation païenne d’un art moderne voué au retour à l’informe et au chaos (Picasso, Schoenberg, Joyce, Breton, etc.) de se soustraire orgueilleusement (et stérilement) à une telle soumission humble aux formes créées du réel. Le refus par tant d’artistes modernes de tenir compte dans leur art des formes présentes dans la création et de celles développées dans l’art du passé, n’est aucunement un progrès mais bien plutôt un effrayant appauvrissement. Il en va de même de la musique sérielle ou de l’écriture faisant fi de grammaire et de syntaxe.
[14] Nous retrouvons le même phénomène d’une imagination intellectuelle délirante dans les innombrables (et contradictoires) théories des sources des écrits bibliques qui sont échafaudées de manière entièrement subjective par des pseudo-exégètes qui se moquent éperdument du texte de la Bible qu’ils prétendent étudier. Les utopies politiques si meurtrières du monde moderne sont du même ordre.
[15] La question est de savoir si ce langage du savant (Adam nommait déjà les animaux dans la Genèse – Gen. 2:19-20) est adéquat ou non à la réalité qu’il cherche à décrire, à définir. Les noms que donne 1 ‘homme aux choses, il ne les invente pas de manière absolument originale. Il ordonne sa pensée en fonction de la réalité créée et de l’ordre préexistant dans la pensée du Créateur et Sustenteur de toutes choses.
[16] Mais le sens des réalités observables et mesurables n’est pas créé par l’imagination du savant. Il préexiste dans la pensée du Créateur. Au mieux, l’homme ne fait que penser les pensées de Dieu après lui (Cornelius van Til). Tout ce que l’homme rajoute à une telle sobriété méthodologique vient du Malin, c’est-à-dire n’est que mensonge. Cet ordre des pensées de Dieu, ordre accessible à notre intelligence, est inscrit dans l’ordre de la création lui-même. Les repères essentiels de cet ordre créationnel nous sont révélés conceptuellement dans la Bible.
[17] On perd la réalité pour le mot. On abandonne la proie pour l’ombre. On est ici en plein nominalisme, les mots ne sont que des noms ; ils ne correspondent strictement plus à rien. Si l’on s’écarte de la réalité de la création divine on tombe nécessairement dans le mensonge, dans l’illusion.
[18] Œuvre démoniaque et non plus créatrice, selon l’ordre de la création. Tout ce qui n’est pas construit sur la Parole de Dieu, en conformité avec la Loi de Dieu (ordre de la création), n’est construit que sur le sable des mensonges produit par la vaine imagination de l’homme sans Dieu (Romains 1) voulant être comme Dieu (Gen. 3). Il aboutit à cet ordre démoniaque que la Bible appelle le monde.
[19] On ne peut suivre ici le dualisme grec (Esprit-Matière) et catholique (Nature-Grace) de l’auteur pour qui la Technique ne peut conduire qu’à la construction d’un monde opposé à Dieu. La maison est construite ou sur le roc, ou le sable
[20] Ontologique : ce qui se rapporte à l’être, à ce qui est, ce qui a été créé par Celui qui Est, Dieu, et qui reflète son Être. La logique doit être fondée sur l’être, sur ce qui est, sur une mémoire vraie, autrement elle tourne sur elle-même, construit un monde d’abstractions et finit en Révolution. De même la théologie doit se fonder sur la Révélation, la Bible, éclairée par la Foi, par le don de l’intelligence divine, sur une véritable communion avec Dieu et sur l’obéissance à ses commandements, autrement elle tourne en spéculation rutile, nuisible, mensongère.
[21] Panpsychisme : tout est psychique, tout est spirituel. La distinction entre matière et esprit est abolie. C’est le retour au chaos. Mais il ne s’agit aucunement ici de la matière véritable, des choses, des êtres concrets et palpables créés par Dieu. La matière de ces pseudo-savants, de ces faux matérialistes, est quelque chose de purement imaginaire, de spirituel dans le sens ésotérique du mot. Seul celui qui est en communion avec le Créateur peut avoir une relation restaurée avec le monde créé par Dieu. Le matérialisme sans Dieu n’est qu’une théorie abstraite.
[22] Déréistique : qui annule, détruit la chose (Latin, res)
[23] Nous retrouvons cette même manière d’agir dans les nouvelles traductions nominalistes de la Bible. Voyez Résister et Construire. N° 28-29. avril-juillet 1994. (C.P. 468, CH 1001 Lausann
[24] C’est à dire au totalitarisme humanitaire fondé sur l’idéologie des Droits imaginaires de l’Homme élaborés sans la Loi de Dieu et contre cette limite créationnelle et divine. Voyez : Jean-Marc Berthoud : Une religion sans Dieu. Les Droits de l’Homme contre l’Évangile. L’Âge d’Homme, Lausanne, 1993.
[25] La Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous. (Jean 1:14)
[26] Il font des prosélytes sans nombre, dix fois pires qu’eux, nous dit l’Évangile de leurs prédécesseurs, les Pharisiens.
[27] Monitum, avertissement adressé par le pape Pie XII contre les écrits de Teilhard de Chardin. Il aurait bien plutôt fallut l’excommunier pour tenter d’enrayer la mal. Mais les mesures vraiment salutaires sont toujours difficiles à prendre.