Préambule[1]
Trop longtemps la pensée chrétienne s’est cantonnée dans des chapelles d’où était exclu tout apport de lumière pouvant provenir de ceux que l’on percevait, à tort ou à raison, comme des adversaires de la foi authentique. Il en a été ainsi pour bien des réveils évangéliques de ces trois derniers siècles. S’ils se sont courageusement et nécessairement dressés contre les hérésies rationalistes qui avaient pénétré les Églises officielles issues de la Réforme, trop souvent d’un même mouvement ils ont rejeté toute une partie de l’héritage biblique redécouvert par les Réformateurs du XVIᵉ siècle et consolidé par leurs successeurs fidèles. Cette richesse spirituelle fut indûment amalgamée par ces milieux évangéliques aux erreurs libérales. En rejetant ainsi d’un bloc tout le passé protestant dans le but de retrouver les fondements bibliques des temps apostoliques, ils renonçaient du même coup à une grande partie des richesses déversées par le Saint-Esprit sur son Église au travers d’une tradition réformée fidèle au dépôt apostolique.
Dans une moindre mesure, il en fut de même lors de ce grand réveil spirituel que fut la Réformation du XVIᵉ siècle. Les Réformateurs n’ont certes jamais voulu se couper, ni de l’Église ancienne – une, sainte, catholique et apostolique – Église fondée sur la Personne de Jésus-Christ et sur les enseignements infaillibles de ses apôtres, ni de l’enseignement (certes non infaillible mais néanmoins normatif) des grands conciles de l’Église ancienne allant (au moins) de Nicée (325) à Chalcédoine (451) [2]. Cependant, dans leur saine réaction, à la fois contre les erreurs que l’Église romaine avait accumulées au cours du Moyen Âge et les déviations théologiques et philosophiques de la scolastique médiévale, les docteurs réformés n’ont pas toujours pu ou su faire la différence entre ce qui, dans cette tradition, était à rejeter avec la plus grande rigueur, de ce qu’il fallait à tout prix préserver comme une lumière accordée par Dieu à l’Église de tous les temps au travers des travaux des Docteurs de l’Église médiévale. En rejetant justement l’influence de la pensée grecque sur la théologie chrétienne, ils ont également exclu certains éléments positifs (ceux-ci fort bibliques) issus du long débat médiéval entre la théologie scolastique et la philosophie antique.
Cela serait une erreur grave si, dans un souci de fidélité doctrinale, nous en venions à refuser de considérer l’apport théologique capital amené par nos prédécesseurs. Le fait d’ignorer, tant la tradition véritablement catholique (c’est-à-dire fidèle à toute l’Écriture) des docteurs de la Réformation, que les nombreux éléments de réflexion fidèles à l’Écriture qui nous viennent de l’héritage théologique et philosophique de la chrétienté médiévale, constitue un appauvrissement spirituel et doctrinal lamentable.
Notre réflexion se portera sur les différentes formes de causalité telles qu’elles ont été développées dans la tradition aristotélicienne et thomiste. Il s’agit ici d’analyses structurelles de la pensée humaine. Elles ne portent pas à proprement parler sur le contenu de la pensée. Nous retrouverons cette réflexion d’une grande richesse, d’abord chez Aristote lui-même, puis dans la scolastique médiévale (principalement thomiste) et, finalement, dans les analyses de ces divers problèmes logiques effectuées par des penseurs contemporains se plaçant résolument dans cette tradition.
Dans notre première partie nous examinerons les quatre causes d’Aristote. Dans une deuxième, tout en reprenant et en développant des arguments esquissés dans la première, nous porterons une attention toute particulière aux quatre modalités d’application de ces causes. En cours de route nous pourrons constater le caractère hautement biblique de cette réflexion philosophique. Nous chercherons à montrer autant les bénéfices que la réflexion chrétienne (dans tous les domaines) peut tirer du respect de ces structures indispensables à toute pensée droite, que les effets pervers qui doivent nécessairement découler de leur méconnaissance.
Première partie
A. L’athéisation de la science depuis Galilée
Nous avons publié en 1995 un texte, Les grandes étapes de la sécularisation de la science[3] qui développe de manière synthétique l’attaque lancée, depuis bientôt quatre siècles, contre la vision biblique de l’univers par une science qui, dès son origine au début du XVIIᵉ siècle, se cantonne à une vision purement mécaniste et quantitative du cosmos[4]. Cette vision du monde exclut de l’étude de l’univers toute espèce de considérations téléologiques (la forme d’une œuvre témoigne de son but) et, en conséquence, de toute finalité divine. En fait, on aboutissait ainsi à une perspective sur la réalité qui en niait le sens et d’où Dieu était exclu, à moins qu’il ne s’agisse du dieu fainéant des déistes, dieu qui aurait mis en marche cette admirable machine, mais qui depuis s’en serait totalement désintéressé. Cette vision mécaniste du monde aboutissait à la boutade du grand mathématicien français Pierre Simon Laplace (1749-1827) qui, à la question que lui posait Napoléon quant au rôle que jouerait Dieu dans son système, répondit froidement : Sire, je n’ai point eu besoin de cette hypothèse[5].
Ceci nous fait bien comprendre que la vision galiléenne et newtonienne de l’univers, dont Laplace ne faisait que développer de manière complète les implications, excluait a priori toute notion d’un Dieu Créateur et Providentiel tel que nous l’enseigne la Bible, ainsi que tout sens ayant une origine transcendante dans l’étude scientifique du cosmos. Car l’Écriture nous parle de Dieu, non pas comme de Celui qui aurait mis en marche la machine de l’univers et qui l’aurait ensuite laissée fonctionner toute seule, mais d’un Dieu qui soutient, par sa Parole toute puissante, les lois qu’il a Lui-même instaurées, qui agit constamment par le fonctionnement même de ces lois, qui intervient parfois au-delà de ces lois par ce que nous appelons des miracles, et qui, finalement, dirige directement jusqu’aux plus modestes événements qui se produisent en ce bas monde[6]. Tout cela Il le fait en respectant la réalité créée des causes secondes qui fonctionnent à l’intérieur (mais à un autre niveau) du domaine sans limites de l’action de la cause première, la Providence souveraine de Dieu. Ces différents pouvoirs sont tout particulièrement attribués par la Bible à la Deuxième Personne de la Trinité, à la Personne divine de notre Seigneur Jésus-Christ à propos de qui Paul écrit aux chrétiens de Colosses en ces termes :
Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute la création. Car en lui tout a été créé dans les cieux et sur la terre, ce qui est visible et ce qui est invisible, trônes, souverainetés, principautés, pouvoirs. Tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses, et tout subsiste en lui. Il est la tête du corps, de l’Église. Il est le commencement, le premier-né d’entre les morts, afin d’être en tout le premier. Car il a plu (à Dieu) de faire habiter en lui toute plénitude et de tout réconcilier avec lui-même, aussi bien ce qui est sur la terre que ce qui est dans les cieux, en faisant la paix par lui, par le sang de la croix. (Colossiens 1:15-20)
Et dans l’épître aux Hébreux nous lisons encore :
Dieu nous a parlé par le Fils en ces temps qui sont les derniers. Il l’a établi héritier de toutes choses, et c’est par lui qu’il a fait les mondes. Ce Fils, qui est le rayonnement de sa gloire et l’expression de son être, soutient toutes choses par sa parole puissante. (Hébreux 1:2-3)
Ainsi nous pouvons dire que la science moderne depuis Galilée, science qui cherche à exclure de sa réflexion toute idée de finalité, toute métaphysique et même toute théologie, qui se veut purement mécaniste et qui s’exprime dans le langage abstrait et largement fermé sur lui-même des mathématiques, est une entreprise qui se dresse explicitement contre les prérogatives cosmiques du Christ, telles qu’elles sont exprimées dans les textes bibliques infaillibles que nous venons de citer[7]. Ce qui nous amène à comprendre que, dans son orientation, une telle entreprise scientifique ne peut être considérée que comme strictement anti-chrétienne, c’est-à-dire comme étant opposée aux droits cosmiques souverains du Fils de Dieu, Jésus-Christ. En excluant ainsi le Fils de Dieu de tout le domaine de la pensée scientifique, la science galiléenne ouvrait les feux dans une nouvelle étape de cette guerre immémoriale que le monde livre au Christ, comme souverain de l’univers tout entier (Psaume 2).
Si la science moderne a ainsi un caractère clairement anti-chrétien tant dans sa perspective de base que dans l’interprétation qu’elle donne de ses propres résultats, ses découvertes véritables, dans le domaine mécaniste et quantitatif qui est le sien, ne sont cependant en elles-mêmes aucunement anti-chrétiennes, puisqu’elles correspondent à un aspect de la vérité concernant le monde créé. Il nous faut donc les interpréter différemment et les remettre à leur juste place, c’est-à-dire leur donner leur sens véritable premier, leur signification sous le regard de Dieu, sens que l’on peut saisir au travers de sa Parole, l’Écriture sainte.
Il nous faut cependant insister sur le fait que cette nouvelle manière galiléenne (c’est-à-dire selon la pensée de Galilée) de concevoir la « science » exclut a priori du domaine du « scientifique » tout ce qui, dans la nature, se trouverait dépasser les limites du quantitatif et du mécanique : sens théologique, métaphysique, moral, esthétique, affectif, etc. En fait la matière, les minéraux, les plantes et les animaux n’ayant plus de forme substantielle propre (n’étant qu’un amas d’atomes organisé par des lois mathématiques) n’ont ainsi plus aucune leçon analogique à donner aux hommes. Dans la perspective d’une science purement mécaniste et quantitative la nature ne peut plus avoir de forme, de sens ; elle devient muette pour l’homme.
On peut alors se demander comment la pensée scientifique moderne en est venue à des pratiques aussi aberrantes.
B. Introduction historique
Une modeste incursion dans le domaine de la réflexion aristotélicienne et scolastique sur la causalité pourra ici nous venir en aide. Chez Aristote nous trouvons l’élaboration de différentes structures de pensée adaptées aux questions à résoudre. L’explicitation de la pensée causale d’Aristote et son adaptation à des réalités de caractère chrétien (Dieu créateur et personnel, action divine miraculeuse, providence, etc. auxquelles Aristote, en tant que païen, ne pouvait avoir accès) a été faite par la scolastique médiévale, tout particulièrement par Thomas d’Aquin. La plupart des formulations que nous utilisons datent, quant à elles, de l’époque contemporaine et proviennent essentiellement des travaux de philosophes thomistes tels Jean Daujat, André de Muralt, Léon Elders, James McEvoy, Jacques Foulon, et Paula Haigh[8].
Précisons d’emblée que, si nous ne pouvons accepter les fondements religieux païens de la pensée philosophique antique, (ni ceux d’une scolastique à cheval intellectuellement entre philosophie grecque et pensée biblique), nous nous devons, par contre, d’utiliser pour notre compte les découvertes métaphysiques et logiques vraies – c’est-à-dire conformes aux critères de vérité contenus dans la Bible – que nous pouvons trouver dans cette tradition aristotélicienne[9].
Prenons ici quelques exemples où nous verrons mieux ce qui doit être rejeté et ce qui peut être utilement préservé.
— Il nous faut tout d’abord rejeter la conception qu’Aristote se fait de la réalité dans sa globalité, essentiellement immanente, sans transcendance véritable. Son dieu, le premier moteur, n’est en fait qu’un élément premier, et certes essentiel, du système du monde élaboré par lui. C’est l’idée qui donne son mouvement initial à toute la réalité, qui attire tout vers la plénitude de l’être qui est en lui. C’est essentiellement une abstraction, un être commun au monde et au premier moteur. Un Dieu totalement transcendant, créateur, actif, personnel et trinitaire, nous le comprenons bien, ne peut naturellement qu’être étranger, tant comme idée que comme réalité, à toute la pensée d’un païen comme Aristote.
— Il nous faut ainsi rejeter sa divinisation du monde, pensée qui lui faisait affirmer le caractère éternel de la matière. C’est cela qui lui rendait impossible toute notion de création ex nihilo, notion qui était (et est toujours) foncièrement étrangère à toute pensée païenne. Pour Aristote, le monde avait ainsi un caractère nécessaire, il était. Tandis que nous savons qu’il existe par décision divine, qu’il aurait pu ne pas exister, qu’il n’était aucunement nécessaire au Dieu qui l’a créé.
— De même, nous ne pouvons accepter le motif de base religieux, le présupposé essentiel (présent à des degrés divers chez divers auteurs) de la pensée grecque tout entière, celui d’un dualisme fondamental, d’une opposition entre la matière et la forme. Ce dualisme idée – matière est particulièrement flagrant chez Platon et dans la tradition platonicienne, tradition d’où très précisément est sortie toute la science galiléenne moderne. Chez Aristote par contre, avec son constant souci d’observation attentive de la réalité concrète, il en va dans une certaine mesure autrement. Pour lui il ne s’agirait pas tant d’une opposition matière – forme mais plutôt d’une distinction, la réalité étant toujours constituée d’êtres concrets unissant forme et matière. Ces deux notions sont pour Aristote des êtres intellectuels indispensables au travail de réflexion. La réalité est toujours constituée par des individus précis. Cependant, même chez un Aristote, qui cherche constamment à affirmer le caractère intellectuel (formel ou de pure raison) de cette distinction forme – matière et qui s’intéresse avant tout aux formes individuelles concrètes où sont toujours unies forme et matière, l’un et le multiple, etc. Il faut faire remarquer que l’idée (la forme) suprême qui informe le tout, le premier moteur, n’est elle aussi qu’une nouvelle abstraction. C’est l’être divin qui anime tout le système, qui attire tout à lui.
Le fondement de la pensée chrétienne, le Dieu trinitaire, un seul Dieu en trois Personnes, à la fois Un et Multiple, est Lui, non une abstraction. Il est l’Être par excellence (Exode 3:14) qui donne existence à toutes choses[10]. Il est situé hors de sa création et c’est Lui qui fonde toute la réalité créée ; c’est encore Lui (l’universel concret par excellence) qui donne à chaque créature de Dieu ce caractère à la fois universel et enraciné qui lui est propre[11]. C’est Lui qui donne ce caractère universel aux formes concrètes créées où, comme dans la Trinité elle-même, le particulier est toujours lié à l’universel, l’un au multiple, la forme à la substance. En Lui l’Un et le Multiple, l’unité et la trinité sont corrélatifs, d’une égale importance. Ce Dieu Trinitaire donne également à la pensée humaine son caractère qui oscille constamment entre l’un et le multiple, les universaux et les individus. L’homme est incapable d’échapper à la dimension trinitaire de sa propre pensée (à la fois une et multiple)[12]. Cherchant toujours son équilibre entre ces deux pôles elle trouve son repos uniquement dans la vérité, dans l’incarnation concrète de la pensée divine, celle que l’on trouve de manière parfaite dans la Bible et surtout en la Personne de la Parole faite chair, notre Seigneur Jésus-Christ.
C’est contre ce dualisme sous-jacent à la pensée grecque qu’Aristote nous paraît constamment en lutte, mais il n’est jamais parvenu à s’en dégager véritablement. Dans le domaine de la réflexion logique nous avons cependant beaucoup à apprendre des découvertes (qui ne contredisent aucunement ce qu’enseigne la Bible) que nous trouvons dans la tradition aristotélicienne, philosophie qui sera par la suite affinée, et partiellement corrigée, par la pensée scolastique, particulièrement par celle de Thomas d’Aquin. Ceci, évidemment, ne nous entraîne aucunement dans une approbation globale du système faussé de la pensée scolastique qui cherche vainement à marier l’eau et le feu, la vérité biblique et une pensée – la philosophie aristotélicienne – dont les fondements lui sont, en fin de compte, foncièrement étrangers.
C. Les quatre causes d’Aristote
Après ce préambule indispensable, revenons à notre question de causalité et de logique. Aristote enseignait que tous les phénomènes de ce bas monde étaient mus par quatre causes, que l’on pouvait distinguer sur le plan logique, mais qui fonctionnaient toujours ensemble. Ces causes étaient : la cause finale – la cause formelle – la cause efficiente – la cause matérielle.
Sans entrer dans trop de détails, une petite illustration permettra de mieux comprendre de quoi il s’agit. Dans la construction d’une maison, la cause finale est le but pour lequel la maison est construite, le fait que l’on va y habiter. La cause formelle est la forme que prendra la maison, ici le plan de l’architecte. La cause efficiente est le travail, la force nécessaire pour la construction de la maison, les maçons, les menuisiers, l’électricité, le carburant, etc. utilisés pour faire fonctionner les machines. Finalement, la cause matérielle n’est autre que la matière brute nécessaire à la construction de cet édifice. Précisons que les causes finales de l’univers s’identifient dans la pensée d’Aristote avec l’idée d’une cause première qu’il appelle dieu[13]. Ce premier moteur d’Aristote n’est pas le Dieu personnel, souverain, créateur et tout-puissant de la Bible. Car le seul vrai Dieu, la Trinité ontologique, Dieu vivant et saint, à la fois Un et Multiple, Universel et Concret, signe de sa marque trinitaire tout ce qu’Il a créé. C’est un des mérites d’Aristote d’avoir, dans une grande mesure, compris (en contraste avec la tradition platonicienne) le caractère à la fois universel et individuel de tous les êtres concrets. C’est par ce respect des formes concrètes visibles créées par Dieu, formes discernables par nos sens, qu’il se rapproche le plus de la pensée biblique. Par contraste, la tradition platonicienne-galiléenne de la science moderne, dans sa préoccupation exclusive des structures mathématiques de la réalité, n’a que faire des formes concrètes des êtres. Ce qui importe à notre science platonicienne, ce sont ces idées pures, que sont les lois scientifiques qui, en fin de compte, ont un caractère essentiellement mathématique. Pour la science moderne, les formes concrètes données à la réalité par le Créateur (les formes substantielles de la pensée thomiste) ne font que voiler la structure abstraite (mathématique) fondamentale de l’univers[14].
Le Dieu véritable intervient constamment dans le fonctionnement de son œuvre, œuvre qui ne subsiste qu’en Lui et par Lui (Actes 17:27-28). Dans la correction chrétienne médiévale du système aristotélicien qui affirmait l’éternité du monde, il était précisé que la cause première, Dieu, n’agissait pas seulement au départ d’un phénomène, mettant en marche, par exemple, le mouvement de la mécanique de l’univers dont il n’était qu’une partie. C’est ce que firent effectivement les déistes des XVIIᵉ et XVIIIe siècles qui ont conçu l’univers comme système mécanique autonome, apte à fonctionner par lui-même. Pour la pensée thomiste le premier moteur d’Aristote, Dieu, se trouvait non seulement au départ de tout phénomène (c’est le Créateur de la Bible), mais aussi tout au long du fonctionnement du phénomène (c’est le Dieu de la Providence qui, par sa Parole puissante, soutient toutes choses et, en particulier, les lois de la nature) et finalement, à la fin de tout phénomène, c’est encore Dieu qui est le but, la fin et la raison d’être, en bref l’accomplissement de toutes choses. Dans cette perspective (dont certains éléments se retrouvent chez Aristote lui-même), Dieu n’est jamais coupé du fonctionnement de l’univers comme c’est le cas dans la science post-galiléenne.
Vous pouvez sans doute vous demander où nous voulons en venir ? Eh bien ! à ceci : pour des raisons que nous ne préciserons pas ici (mais qui ont trait à l’histoire de la pensée scolastique tardive[15]) Galilée en est venu dans son étude de l’univers à éliminer deux des causes d’Aristote comme gênant la simplicité de son analyse : les causes finales (et en particulier la cause première) et la cause formelle. Du coup étaient éliminées du champ de réflexion de la science toute finalité divine, toute présence de Dieu, et toute téléologie, c’est-à-dire toute considération de l’univers comme un système où les moyens se rapportent à une fin, comme l’horloge se rapporte à l’horloger qui l’aurait faite. Et, en deuxième lieu, en éliminant la cause formelle, on élimine de la pensée scientifique toute possibilité de considérer l’univers comme étant l’effet d’un plan, comme faisant partie d’un système de sens cohérent, comme étant la mise en œuvre du projet éternel (du décret éternel de Dieu, pour employer le langage de la théologie) du Créateur, de Dieu. Certes, toute pensée finaliste comporte un risque de simplification rationnelle s’il se détache d’une stricte fidélité au texte biblique. Si nous pouvons raisonner à partir des données de l’Écriture, nous ne pouvons, par contre, mettre la main sur les desseins secrets du Créateur. Car, pour l’essentiel, les tenants et les aboutissants de ses décrets éternels nous échappent et ce que nous connaissons de ses desseins se limite à ce qu’Il a bien voulu nous révéler dans sa Parole.
Les choses cachées sont à l’Éternel, notre Dieu ; les choses révélées sont à nous et à nos fils, à perpétuité, afin que nous mettions en pratique toutes les paroles de cette loi. (Deutéronome 29:18)
Mais dans la perspective galiléenne que nous venons de développer, l’affirmation de l’apôtre Paul dans le premier chapitre des Romains selon laquelle,
[…] les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient fort bien depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages (Romains 1:20)
devient incompréhensible. Car l’homme scientifique moderne affirme dès le départ que l’univers doit être étudié sans prendre en considération, ni son but, ni sa forme donnée, visible et évidente, forme qui nous parle haut et clair de ce but final qui est Dieu. Sur le plan spirituel, cette astuce du diable, dont la science moderne depuis Galilée a fait l’objet, a eu comme effet de faire croire aux hommes des temps modernes que Paul avait tort lorsqu’il disait de tous les hommes qu’ils
[…] sont donc inexcusables, puisque, ayant connu Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces. (Romains 1:2)
Bien au contraire, l’homme du monde scientifique moderne se considère en réalité comme étant entièrement excusable, car dans sa réflexion il n’y a plus de place, ni pour la cause finale (ou première), ni pour la cause formelle, le dessein de Dieu, son décret éternel. Car la science moderne, par nature, est non seulement une science sans conscience mais surtout une science sans Dieu. En conséquence, elle ne peut d’aucune manière renvoyer l’homme de science à un Dieu qui ne saurait exister dans le domaine scientifique qu’elle considère. La science moderne a donc pour effet d’émasculer spirituellement les hommes et les femmes qui y mettent leur confiance, de les couper de leurs dimensions théologiques, métaphysiques et morales. Ayant accepté l’élimination de ces deux formes de causalité en science (et la science devenant à elle seule l’unique norme de toute pensée vraie), les hommes modernes ne peuvent donc plus, dans le domaine scientifique, penser ni de manière théologique, ni de manière téléologique[16]. Sans rejeter d’abord cette logique rabougrie, sans refuser cette vision réduite de l’univers, sans une véritable repentance (de repenser !) cosmologique et scientifique, ils ne sont plus aptes à comprendre (ce qui est évident pour le plus simple des enfants et pour tous ceux qui n’ont pas subi le moule déformant de la science moderne) que la forme de l’univers se réfère à un but, à un ordonnateur, à un Créateur, à Dieu. Paul parle encore très justement de cette science réductionniste[17] lorsqu’il écrit aux chrétiens de Rome :
Ils se sont égarés dans de vains raisonnements, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages (savants), ils sont devenus fous (rationalistes ?) ; et ils ont remplacé la gloire du Dieu incorruptible par des images (représentations tronquées de l’univers ?) représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles. (Romains 1:21-23)
C’est ici que l’avertissement de l’apôtre aux chrétiens de Colosses prend tout sa force :
Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie et par une vaine tromperie selon la tradition des hommes, selon les principes élémentaires du monde, et non selon Christ. Car en lui, habite corporellement toute la plénitude de la divinité. Et vous avez tout pleinement en lui. (Colossiens 2:8-10)
Voici quelques remarques qui nous permettent de comprendre certains des effets de l’élimination de l’aire de réflexion et d’action de la science moderne, de deux des quatre causes d’Aristote, réflexion logique que nous avons vu ne pas contredire ce que nous enseignent les textes de la Bible elle-même. Examinée sous cet angle, la sécularisation d’un monde livré à une telle pensée commence enfin à devenir compréhensible et le chemin du véritable retour de notre civilisation à Dieu, plus clair.
Deuxième partie
Les quatre modalités de la causalité
A. Préambule
Nous devons attirer l’attention de nos lecteurs sur les limites strictes que nous accordons à l’utilité des réflexions d’Aristote et de la tradition aristotélicienne dans le domaine qui nous intéresse. Cette tradition a développé une réflexion très utile sur la question des causes diverses qui régissent les relations entre les aspects multiples de la réalité créée par Dieu. Mais ce qui manque fondamentalement à toute cette tradition est une vision juste du statut propre des divers états (ou conditions) par lesquels passe la réalité de ce monde. Comme l’a bien montré le philosophe chrétien néerlandais Herman Dooyeweerd[18], Aristote a méconnu le caractère créé de l’univers, son état présentement déchu et, finalement, la rédemption de toutes choses (création incluse) opérée par la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Pour lui le monde est, tel qu’il lui est donné et tel qu’il l’observe, normatif en lui-même. Il ne voit ni sa création (n’oublions pas que la création est une connaissance de foi – Hébreux 11:3) ni sa perfection première, ni sa chute, ni sa rédemption future. Son analyse peut donc être utile sur un plan structurel, mais nous ne devons pas oublier qu’il se rapporte uniquement au monde dans son état de déchéance actuel. Les remarques qui suivent doivent être lues dans une perspective chrétienne, celle d’une vision fondamentalement biblique qui n’hésite pas à affirmer que la base unique (explicite ou implicite) de toute réflexion vraie doit se fonder dans la Trinité ontologique, un seul Dieu en trois Personnes, tenant son Être de Lui-même et Créateur éternel de tout ce qui existe. L’expression de cette pensée divine nécessairement normative pour notre propre pensée se trouve consignée dans la Révélation écrite de Dieu, la Bible. Cette dernière nous offre une vision fidèle de la réalité, à savoir respectueuse de la perspective définie ci-dessous des quatre états de l’homme et du monde[19] :
— 1/ l’homme et la création bonne, sans péché, avant la chute ;
— 2/ l’homme et la création déchue suite au péché originel ;
— 3/ l’homme régénéré, prémice de la nouvelle création, mais participant encore au caractère déchu de ce monde ;
— 4/ l’homme et la création complètement rétablis au retour du Christ. Toute corruption de l’homme et de la nature détruite. Les méchants condamnés à l’enfer.
Ces quatre états de l’homme, et du monde dans lequel il vit, vont affecter toute la réflexion du chrétien et sa manière d’examiner l’univers. Pour Aristote il n’existe qu’une réalité naturelle, et non pas ces quatre états par lesquels toute la réalité créée doit nécessairement passer, ce qui implique quatre regards différents sur le réel. Le motif de base de la pensée du philosophe grec est celui d’une nature toujours fidèle à elle-même. Dans la pensée d’Aristote l’on retrouve constamment deux pôles s’impliquant toujours mutuellement : matière-forme, âme-corps, puissance-acte, l’un et le multiple, etc. Ce mode d’analyse est certes un instrument très utile à notre réflexion, mais il ne nous faut jamais en oublier ni les limites, ni le fait qu’il doit toujours être perçu dans une perspective chrétienne, celle du Dieu Trinitaire. Dieu est totalement transcendant, omniprésent, Créateur de toutes choses et Il soutient son univers par une action immanente constante. Ce Dieu tout-puissant et Omniscient est aussi le Dieu personnel, plein d’amour pour ses créatures qui nous est révélé en la Personne de Jésus-Christ. Nous pouvons par la foi entrer en une relation personnelle avec Lui. L’histoire de la relation de ce Dieu-là (le seul vrai Dieu !) à sa création est caractérisée par quatre motifs qui sont à la base de toute réflexion juste,
— 1/ la création de toutes choses ex nihilo par la Parole de Dieu selon l’ordre stable constitué par l’Alliance divine originelle avec la bonne création tout entière ;
— 2/ la chute, rupture de l’Alliance originelle, chute qui englobe tous les hommes dans leur existence tout entière et dont les effets ont marqué tous les aspects de la création ;
— 3/ la révélation par Dieu de sa Loi, ordre de la création, contenu normatif de son Alliance avec Israël et avec l’Église et promesse du rétablissement de l’Alliance rompue par la chute ;
— 4/ la rédemption, le renouvellement de l’Alliance originelle, parfaitement et définitivement accomplie par la crucifixion et la mort de Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu fait homme, et par Sa résurrection et Son ascension glorieuse.
Toute la discussion si utile et si lumineuse que mène Aristote, et après lui l’aristotélisme et le thomisme, sur la causalité doit être comprise en fonction de la révélation biblique du véritable ordre de la réalité que nous rappelions brièvement ci-dessus. Il nous faut ajouter que, sans la doctrine de la grâce commune par laquelle Dieu se révèle à travers sa création à tous les hommes, l’existence d’une telle clarté chez un penseur païen serait parfaitement incompréhensible[20].
B. Rappel introductif
Nous reprenons donc ici la discussion sur les quatre causes que nous avions entamée dans notre première partie. Rappelons brièvement que pour faciliter l’étude de la réalité, Aristote avait découpé l’analyse abstraite du réel en quatre causes théoriquement distinctes, mais agissant toutes constamment sur les phénomènes concrets : la cause finale (le but), la cause formelle (ou organisatrice), la cause efficiente (celle qui accomplit le travail) et, enfin, la cause matérielle (celle des matériaux nécessaires à une œuvre).
Nous avions également pu voir que depuis Galilée la science moderne, dans son analyse de la réalité, s’était débarrassée de deux des causes d’Aristote, les causes finales et formelles[21]. C’est-à-dire que disparaît ainsi de l’univers, du cosmos décrit par la science moderne toute réflexion relative tant à Dieu qu’au sens ultime du monde, au plan final divin que pourrait révéler l’étude de la création. Dans une telle perspective, les causes efficientes et matérielles seules restent en ligne de compte pour l’étude de l’ordre d’un univers créé par Dieu. La disparition de la cause formelle du discours scientifique implique le remplacement de la métaphysique par la mécanique. La réflexion sur le sens, le pourquoi, l’essence des choses est remplacée par celle sur le fonctionnement, le comment. Il n’est pas exclu que dans une telle perspective la notion de nature elle-même ne finisse par disparaître pour faire place à un volontarisme technique sans limite et la certitude prométhéenne que tout peut être changé par le décret d’un homme scientifique qui se prend pour Dieu.
L’homme qui accepte cette vision du monde comme ayant une validité universelle, d’une part devient incapable de discerner une quelconque finalité dans le domaine de la nature (ce qui est étudié par la science), et en conséquence de découvrir un but ou un sens quelconque au cosmos qu’il scrute scientifiquement. D’autre part, cette attitude le rend parfaitement aveugle quant au témoignage éclatant que rend le moindre détail, la moindre parcelle de l’univers à son Créateur. C’est une telle étude du monde effectuée uniquement sous l’angle des causes matérielles et efficientes d’Aristote (et cela aux dépens des causes formelles et finales) qui a produit la vision tronquée de la réalité qu’on appelle matérialisme, vision mécaniste du monde, positivisme scientifique, scientisme, utilitarisme, évolutionnisme. Cette réduction (d’où l’expression réductionnisme) de la création à ses causes matérielles et efficientes amena d’abord comme fruit le déisme du siècle des Lumières. Cette idéologie pseudo-scientifique voyait uniquement en Dieu (le dieu des philosophes) ce Grand Horloger (ou Grand Architecte) qui aurait mis en branle l’immense machine de l’univers. Puis elle engendra la vision des modernes d’un univers sans Dieu, cosmos livré aux seules lois du hasard. Finalement c’est la réduction d’un cosmos en chaos et la destructuration radicale de la pensée dans ses rapports avec la réalité qui semblent être les marques épistémologiques de cette fin de XXᵉ siècle[22]. Ainsi l’athéisme scientifique du monde moderne a sa source dans une option logique, un choix méthodologique opéré par cette nouvelle science qui s’est développée au début du XVIIᵉ siècle. Il demeure évident qu’un tel dérapage logique a certainement des rapports avec un déclin spirituel et moral préalable de la civilisation chrétienne. Mais ceci est une tout autre question.
Car c’est, en effet, cette exclusion méthodologique du Dieu vivant de la Bible de l’étude scientifique de la création qui a produit cette sécularisation ou ce désenchantement du monde, cette perte du sens du sacré et ce que nous pouvons appeler l’apparition d’une attitude profane à l’égard de la création de Dieu. Car le Dieu qui est à l’origine de toute chose, qui soutient l’univers tout entier et qui est la fin ultime de tout ce qui existe ne peut pas être ainsi éliminé du discours scientifique sans que s’ensuivent des conséquences dramatiques. L’exclusion a priori du discours scientifique sur la nature de tout sens métaphysique[23] et théologique est lourd de conséquences, mêmes matérielles, d’où la crise moderne bien réelle de l’écologie. Contrairement à ce qui se passait dans la science prégaliléenne, l’étude de la nature était désormais méthodologiquement coupée de tout sens moral, de toute signification spirituelle. Comme le faisait si justement remarquer un T. S. Eliot au lendemain de la Première Guerre mondiale, dès le début du XVIIᵉ siècle, on assista, dans ce qui allait devenir la pensée dominante de l’Europe, à une scission durable entre la sensibilité et l’intelligence, schisme qui n’augurait rien de bon, ni pour la sensibilité des hommes, ni pour leur intelligence. C’est cet abîme ténébreux creusé entre l’esprit et la matière, typique de la pensée platonisante d’un Descartes ou d’un Galilée, qui est à l’origine de l’obscurantisme rationaliste du siècle des Lumières[24]. On était engagé sur le chemin d’une science sans conscience et d’une conscience sans science dont nous ne pouvons que constater les ravages partout aujourd’hui. L’analogie entre le monde de la création et les réalités spirituelles était désormais évacuée. Le langage imagé ou parabolique de la Bible en perdait ainsi largement sa justification épistémologique, sa crédibilité. L’étude de la nature n’avait maintenant que faire de la théologie ou de la métaphysique, ou même des catégories du simple langage humain. La Bible n’avait plus rien à dire à la science. Le corollaire évident se manifestera avec le temps : c’est cette science rabougrie qui en viendra elle-même à dicter aux exégètes et aux théologiens leur façon de lire la Bible.
À partir de telles bases affirmées a priori, c’est-à-dire comme premiers postulats avancés sans preuves, l’athéisation de l’étude de tous les aspects de l’univers devenait inévitable. Tôt ou tard devaient apparaître les instruments de cette athéisation de plus en plus radicale de l’entreprise scientifique, les Laplace, Lyell, Darwin, Lemaître, Rostand, Gould et j’en passe. Et l’athéisation méthodologique de la science allait s’imposer au travers des innombrables applications de la technique qui en découleraient. Et ce technocosme, comme le nomme Jan Marejko, allait produire les structures matérielles et sociales, esthétiques et politiques qui ont aliéné de la vie des hommes tout ce qui ne pouvait pas entrer dans les structures plastifiées et bétonnées du nouveau modèle scientifique du monde. La foi chrétienne, si elle existait encore chez le savant (et ici le non savant ne valait guère mieux), était dès lors réduite à la part congrue, celle des croyances privées, subjectives, personnelles. Elle ne pouvait en conséquence plus prétendre exercer la moindre influence légitime sur l’étude de l’univers et sur la vie politique et sociale du monde moderne. Toute interférence de considérations théologiques, éthiques, esthétiques ou métaphysiques dans l’étude, maintenant enfin devenue scientifique de la nature, entraînait automatiquement la disqualification méthodologique de ceux qui auraient la témérité profanatrice de bousculer le dogme devenu immuable d’une prétendue autonomie de la pensée scientifique par rapport à la Parole de Dieu et à l’ensemble de la réalité créée. Ainsi était méthodologiquement affirmée la prétendue indépendance de la civilisation moderne par rapport à toute théologie, à toute métaphysique, à toute esthétique, à toute vision morale et spirituelle de l’univers qui ne tirerait pas sa légitimation de ce nouveau paradigme du monde. Ainsi transformait-on, en fin de compte, le cosmos en chaos.
C. Les modalités causales chez Aristote
Dans notre première partie nous avions esquissé l’examen de l’origine d’une telle réduction par la science moderne de la réalité si riche et si variée de l’univers. Il est temps de revenir à cette question, mais maintenant par un autre biais, celui d’un aspect différent de l’étude aristotélicienne et thomiste des causes. La question que nous abordons à présent est assez difficile et nous demandons au lecteur un peu de patience, patience qui, nous en sommes certains, sera richement récompensée par les éclaircissements auxquels aboutira notre périple dans le labyrinthe des causes. Nous nous excusons d’emblée des difficultés inévitables à tout effort d’explication de questions aussi délicates.
Aux quatre causes que nous avons mentionnées, la tradition aristotélicienne-thomiste ajouta différentes modalités selon lesquelles fonctionnerait la causalité. Elle opérait les distinctions suivantes entre ce que l’on est venu, à une époque récente, à appeler :
— 1/ les causes concourantes partielles ;
— 2/ les causes réciproques et totales
et finalement
— 3/ les causes subordonnées totales.
Par la suite nous y ajouterons une quatrième modalité, catégorie à laquelle la tradition aristotélicienne ne pouvait guère penser vu qu’elle méconnaissait totalement l’idée biblique du Dieu créateur, Dieu providentiel qui soutient toutes choses, Dieu des miracles qui intervient dans le fonctionnement de la création et qui dirige tous les événements de l’histoire et, finalement, Dieu qui régénère ses élus et recrée toutes choses. Il s’agit ici alors de
— 4/ la cause unilatérale totale.
1/ Les causes concourantes partielles
Nous avons ici affaire à des causes aisément observables dans la vie de tous les jours. L’exemple le plus simple est celui de deux chevaux qui tirent une charrette. Leurs efforts sont concourants, c’est-à-dire que l’effort de chaque cheval concourt au but recherché, faire avancer la charrette. Leur effort est partiel, car chaque cheval fait une partie du travail. Chacun des chevaux peut être remplacé par un autre animal de trait, un autre cheval, une mule, un bœuf, etc., ou par une autre force motrice, un tracteur, deux tracteurs, des hommes, etc. sans que cela n’affecte le résultat. Les causes sont interchangeables à volonté. C’est ce système de causes que l’on voit partout dans le domaine de la mécanique, de la chimie, de la physique. La science moderne s’est cantonnée dans le domaine des causes concourantes partielles, domaine qui est essentiellement celui du monde inanimé.
On peut imaginer les causes concourantes partielles comme se situant sur un seul plan selon le schéma qui suit.
(1ʳᵉ cause A)↔(objet à mouvoir O)↔(2ᵉ cause B)
Si l’on augmente la force A qui exerce une pression sur l’objet O, la force B va être repoussée vers la droite. Si l’on augmente la force B qui exerce une pression sur l’objet O, la force A va être repoussée vers la gauche. Plus l’on augmente la pression de A sur O plus O ira vers la droite et réciproquement. Si l’on met une pression très forte de A sur O, B va quasiment cesser d’exister comme force, il disparaîtra du tableau sur la droite. Ceci n’a guère d’importance s’il ne s’agit que de forces mécaniques. Un cheval, par exemple, tirera mieux un traîneau que quatre chiens. Et un tracteur mieux que deux chevaux. Mais, comme nous le verrons plus loin, il n’en va pas du tout de même dans d’autres domaines.
Mais ces causes concourantes partielles sont évidemment incluses dans l’ensemble des quatre causes. La description causale mécanique d’un fait, tout en étant correcte, ne peut se limiter exclusivement aux causes matérielles et efficientes, à moins de refuser une compréhension plus complète du fait en question, car la compréhension du phénomène étudié dépend de l’entrée en jeu des deux autres causes, la cause formelle et la cause finale. Sur un plan plus large, ce que nous disons ici peut sans autre s’étendre à l’univers tout entier et même à Dieu qui en est la cause finale, c’est-à-dire la source, le sens et le but ultime. Répétons-le, l’analyse de la réalité par les causes concourantes partielles seules s’applique tout à fait légitimement (mais non exhaustivement) au domaine des causes matérielles. Car ces causes doivent être considérées essentiellement sous l’angle mécanique, physique et chimique. C’est le domaine par excellence (et quasi exclusif) de la science moderne. Son tort a été, comme nous l’avons vu, d’exclure de sa description de la réalité, l’ensemble des quatre causes. Nous avons affaire ici au premier volet de la création divine, celle des cieux et de la terre, telle que nous le relate le premier chapitre de la Genèse. Il s’agit de la création du domaine matériel, domaine des lois de la physique et de la chimie qui ne comprend pas encore les sphères différentes de la vie végétale, animale et humaine. Nous allons voir que la juste compréhension de ces derniers domaines répond à des formes de causalité très différentes.
2/ Les causes réciproques et totales
Nous nous trouvons ici sur un tout autre terrain, sur un plan qui concerne des causes à la fois mutuelles, réciproques, d’une part, et totales c’est-à-dire irremplaçables, nécessaires, l’une à l’autre. Dans les causes concourantes partielles, nous avons vu qu’un cheval tirant une charrette avec un autre cheval, pouvait être remplacé par un tracteur sans qu’il s’ensuive d’effet essentiellement différent sur l’effort fourni et le résultat obtenu. Avec les causes réciproques et totales ce n’est plus du tout le cas. Des exemples concrets nous permettront de mieux comprendre ce que nous voulons dire. Dans un organisme vivant, la forme de l’organisme, sa structure fondamentale (Aristote aurait dit son âme, nous dirions son code génétique par exemple), est inséparable des éléments chimiques dont sont constituées ses molécules et ses cellules. L’un va nécessairement avec l’autre. On ne peut remplacer la forme ou les matières chimiques qui le constituent sans changer totalement d’organisme. Sans sa forme spécifique, et les matériaux précis qui lui sont indispensables pour vivre, l’organisme ne peut exister. Sans matière, l’organisme n’est qu’une idée. La forme et les matériaux sont l’un pour l’autre des causes réciproques totales.
Remarquons que, si utile qu’elle soit, notre distinction revêt ici un caractère abstrait, intellectuel, pour ceux qui n’en ont pas l’habitude, presque irréel même[25]. Seul existe en réalité l’organisme concret, forme et matière, unité et diversité réunies ensemble dans un être concret, unique. Sans son âme, sa forme spécifique, un être vivant n’est qu’un amas inerte d’éléments chimiques. Mais, sans matière, à laquelle donner une forme, l’organisme vivant ne peut exister. Si on enlève la matière, il n’y a pas d’organisme ici-bas. Si on enlève la forme, la matière dont est constitué le corps de l’organisme perd très rapidement la structure qui lui est propre, le corps commence immédiatement à pourrir, à se désintégrer, à tomber en morceaux. En un temps plus ou moins long il n’en existera plus rien du tout. Le corps matériel et la forme ont ainsi un rapport mutuel réciproque et total. En conséquence, appliquer à un organisme vivant le schéma mécanique des causes concourantes partielles, (que nous avons analysé dans notre première section), système de causes que nous avons vu être uniquement applicable au domaine matériel, réduirait la vie biologique à un pur mécanisme où n’agiraient que des forces matérielles. Ce réductionnisme causal (dans le mécanisme du XVIIIe ou dans le positivisme scientifique du XIXᵉ siècle) a engendré bien des dommages à l’étude des phénomènes biologiques et sociaux et a longtemps rendu incompréhensible leur structure propre.
Les limites de l’application des causes réciproques et totales se voient bien lorsqu’on les applique à la relation de l’âme humaine à son corps. Ce schéma causal s’applique fort bien lorsque l’homme, corps et âme, demeure une unité vivante. Par contre, il est incapable de rendre compte de la pérennité de l’âme après la mort du corps. Selon ce système causal tant l’âme que le corps devraient se disloquer à leur séparation. Comme nous le savons de foi certaine ce n’est aucunement le cas. Si en effet le corps humain ne survit pas à sa séparation d’avec l’âme, cette dernière, par contre, demeure éternellement au-delà de la mort. Dans le repos de Dieu elle attend la résurrection de son corps et sa réunion définitive avec lui au dernier jour. Nous voyons ici à quel point la révélation divine doit demeurer notre norme absolue imposant une limite aux meilleures constructions de l’esprit humain.
Prenons un autre exemple, la vision chrétienne du mariage. Dans cette perspective, qui possède une valeur universellement normative, car elle est conforme à l’ordre créationnel originel, le mari et l’épouse entretiennent des relations mutuelles, réciproques et totales. Précisons. Le mari qui aime son épouse et l’épouse qui lui rend son affection conjugale ne doivent pas (que disons-nous, ne peuvent pas) se passer l’un de l’autre sans détruire cet organisme unique, une famille. Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas. Le mari qui exerce sur son épouse une autorité pleine d’amour ne peut le faire sans la collaboration active de son épouse qui lui rend cet amour en lui manifestant une soumission pleine de respect. Les deux arches du couple constitué selon l’ordre créationnel se soutiennent mutuellement. Ensemble ils forment un organisme naturel unique, irremplaçable, dont chaque élément est différent et joue un rôle qui lui est propre, rôle défini en fin de compte par la loi de Dieu. Il n’y a pas normalement de concurrence entre eux. Le couple est une unité dont les deux éléments, quoique différents, ou plutôt parce qu’ils sont créés différents, se soutiennent réciproquement. Pour parler comme le fait l’aristotélisme moderne ils constituent l’un par rapport à l’autre des causes réciproques et totales.
Mais, si l’on applique le système causal des causes concourantes partielles au couple, on en arrive à la conception moderne nouvelle du mariage dont les éléments sont considérés comme constituant des causes partielles, interchangeables et naturellement concurrentes. Elles ne sont ni mutuellement nécessaires, ni totaux dans leurs relations réciproques. Ainsi cette aberration, (j’entends comme norme) qu’est la famille monoparentale, obtient droit de cité, car les causes constituant le couple peuvent être échangées (ou supprimées) sans pour autant fondamentalement affecter l’institution familiale. De cette manière, par l’application d’un système causal inadéquat à un organisme où divers éléments jouent des rôles irremplaçables (causes totales qui concourent l’une et l’autre au bien commun qu’est la vie du couple), on sème des causes légales de conflit et de division. L’égalitarisme peut être valable dans le domaine de la physique et de la chimie mais pas dans celui des relations humaines fondées sur la complémentarité des inégalités (c’est-à-dire des diversités foncièrement inégales). Ces dernières concourent, de façon différenciée, à un bien qui est commun à tous, une nouvelle unité, une communauté vivante.
C’est cette injustice égalitaire (injuste parce que totalement inadéquate à la réalité à laquelle on l’applique) que l’on voit dans la nouvelle législation suisse sur le mariage[26]. Dans ce couple nouvelle mode, nous constatons que nous avons affaire à deux éléments foncièrement indépendants l’un de l’autre, appelés non plus époux et épouse, ou mari et femme (pour marquer leurs rôles différents et complémentaires), mais partenaires pour mieux faire sentir leur relation d’atomes sociaux dissociables à volonté, regroupables à merci. De même, le mariage n’est plus conçu comme étant une alliance de caractère indissoluble, manifestant ainsi qu’il s’agit ici quasiment d’un nouvel organisme, le couple, la famille. Ce que Dieu a uni en créant en somme une nouvelle unité, un nouvel organisme, l’homme ne doit pas le séparer. Le mariage devient dans une telle perspective un simple contrat social qui peut être rompu presque sans autre. Certes, le fait de considérer les relations entre époux comme entrant dans le cadre d’une causalité réciproque et totale ne définit aucunement le contenu du mariage et le rôle propre à chacun de ses membres. Ce contenu objectif de l’Alliance matrimoniale est défini par la loi de Dieu. Mais l’application au mariage de la causalité réciproque et totale permet de ne pas tomber dans un schéma causal erroné, celui des causes concourantes partielles qui méconnaît totalement la spécificité des relations sociales et qui fausserait toute notre réflexion sur ces questions[27].
Il en est de même pour d’autres aspects des rapports sociaux. Ceci est très clair pour les relations économiques et politiques des hommes entre eux. Si l’on applique aux rapports économiques des hommes entre eux le schéma des causes concourantes partielles, certes utile dans le domaine des rapports de forces purement matérielles, on n’arrivera jamais à la conception de l’entreprise comme formant un tout où les différents éléments (patronat et ouvriers, financiers et techniciens) travaillent ensemble dans le dessein harmonieux d’atteindre un but commun. L’application à l’entreprise du schéma logique propre aux causes concourantes partielles ne pourra qu’aboutir à ce que l’on conçoive les divers éléments constituant cette institution sociale comme étant naturellement indépendants les uns par rapport aux autres. Dans cette perspective atomisée ils agissent, non dans un but commun propre à tous, mais dans le dessein que chacun défende ses propres intérêts, sa propre part du gâteau. On en vient alors inévitablement (à cause de l’application d’un schéma causal erroné), d’abord au principe d’une concurrence universelle comme règle absolue de la liberté économique (c’est le libéralisme classique) et ensuite, par voie de conséquence, au marxisme, pendant inévitable d’un libéralisme pur et dur et à la lutte des classes si chère aux socialistes.
Dans une perspective créationnelle (celle de l’Alliance politique originelle de Dieu avec les hommes) les éléments des couples monarque–sujets, gouvernants–gouvernés, parents–enfants, maîtres–élèves, sont conçus comme s’épaulant réciproquement en vue du bien de la communauté entière. La vision mécaniste de la politique (qui est celle des causes concourantes partielles) porte comme fruit l’absolutisme monarchique, oligarchique, ou démocratique moderne. C’est celui d’un contrat social artificiel, invention du nominalisme[28] volontariste hobbesien et rousseauiste, lui-même héritier direct de la vision mécaniste du monde d’un Galilée. Les divers éléments de la société politique y sont perçus comme représentant des forces nécessairement antagonistes, dont il faut régler les rapports par des astuces politiques de caractère mécanique. Dieu et sa loi sont inévitablement exclus de tels systèmes politiques. Ils aboutissent à des relations politiques impersonnelles et irresponsables à l’image du monde purement mécanique des forces quantifiables propre à la physique. L’application erronée des causes concourantes partielles aux rapports humains, vide ces rapports de leur substance spécifique[29].
Dans tous ces cas, il s’agit d’une rupture de l’ordre de la création, donc du péché, attitude où l’on ne respecte plus le cadre (et le système causal) propre aux divers aspects de la création divine. La mécanisation des institutions (ou de notre réflexion sur ces questions) provient, en fin de compte, d’une perte de vie, de confiance et d’amour à l’intérieur des relations sociales. Cette destruction de l’ordre créationnel social provient à son tour de la disparition d’un rapport vivant entre les hommes et leur Créateur, qui est, Lui, la source de toute vie et de tout ordre, tant sur le plan des relations sociales que sur celui, non moins important, des rapports justes des idées entre elles et dans le langage lui-même. La solution à ces impasses causales, spirituelles et sociales se trouve, comme toujours, dans un retour à Dieu, dans la repentance (du mot repenser) des hommes et dans leur volonté de revenir à l’ordre créationnel défini par la Loi de Dieu, désir marqué par le respect et la crainte de Dieu qui produit une obéissance renouvelée aux commandements divins. Cette attitude de soumission confiante redressera notre intelligence et notre volonté. Elle nous conduira à nouveau au respect de la diversité des ordres créationnels propres à la réalité telle qu’elle est sortie des mains du Créateur.
3/ Les causes subordonnées totales
Les tenants de la pensée thomiste ont compris que ces deux systèmes de causes aristotéliciennes ne pouvaient rendre compte de toutes les relations causales observables. Si, par exemple, les causes concourantes partielles étaient satisfaisantes pour rendre compte des mouvements mécaniques et des changements chimiques et physiques, leur fonctionnement exclusif pris en lui-même pouvait sembler écarter les causes finales et formelles et ainsi aboutir à une vision purement mécanique de la réalité. C’est ce que nous avons pu constater avec la révolution galiléenne. La question se pose alors : comment réintégrer dans ce système de modalités causales, Dieu et le sens, les causes finales et formelles ? C’est dans la perspective d’une explication plus complète, explication qui engloberait l’ensemble des réalités, que fut proposée une troisième modalité causale, celle des causes subordonnées totales. De quoi s’agit-il ici ?
Rappelons pour mémoire le schéma que nous avons donné plus haut pour décrire les causes concourantes partielles :
(1ʳᵉ cause A)↔(objet à mouvoir O)↔(2ᵉ cause B)
Si l’on applique ce schéma de causes concourantes partielles aux relations que Dieu entretient avec le monde de sa création, on va voir des résultats surprenants et difficiles à accepter. Si la souveraineté de Dieu se trouve en A et la responsabilité de l’homme en B, on se trouvera devant trois possibilités.
On insistera (à juste titre) sur la souveraineté absolue de Dieu (force A), insistance qui repoussera la responsabilité de l’homme (force B) carrément hors de notre tableau. On arrivera ainsi à ce qu’on appelle l’hyper-calvinisme théologique (en fait une position anti-calviniste). Cette position insiste tellement sur la souveraineté de Dieu et sur sa grâce, aux dépens de la responsabilité de l’homme et des œuvres par lesquelles il doit répondre par reconnaissance à la miséricorde gratuite de Dieu, que ces dernières n’ont plus alors d’importance. Il va sans dire que cette position n’est aucunement celle défendue par Jean Calvin.
De l’autre côté, si l’on insiste fortement (à juste titre) sur l’entière responsabilité de l’homme (force B), on en arrive à la position où la souveraineté de Dieu (force A) sera repoussée de plus en plus vers la gauche pour finir par sortir complètement du tableau. On en arrive au pélagianisme (de Pélage, grand adversaire d’Augustin d’Hippone au Vᵉ siècle) qui insistait tellement sur l’entière responsabilité et sur les capacités intactes de l’homme pour obéir à Dieu que la souveraineté et la grâce divines disparaissaient complètement de son système de pensée.
Les hommes du juste milieu optent pour le synergisme arminien (synergie – coopération de plusieurs fonctions différentes qui produisent un effet d’ensemble). Arminius (v. 1560-1609) était un adversaire néerlandais du calvinisme dont les thèses furent condamnées par le Synode de Dordrecht aux Pays-Bas en 1620. Nous aboutissons ici à une position mitoyenne (mais totalement fausse) qui affirme l’action partielle de la souveraineté de Dieu rejoignant celle, également partielle, de la responsabilité de l’homme. Ces deux causes concourantes partielles permettent à la souveraineté partielle de Dieu de rencontrer la responsabilité partielle, elle aussi, de l’homme en O, au milieu de notre tableau. Il s’agit d’une position moyenne, tiède et médiocre, que Dieu ne saurait supporter. Mais alors comment s’extraire d’une telle confusion théologique ?
Il faut reconnaître que ce schéma de causes concourantes partielles est totalement inadéquat aux données contenues dans la Bible. Il ne correspond pas à la réalité des deux causes en présence. Car, en premier lieu, il faut constater que ces causes n’ont aucunement, ni l’une ni l’autre, un caractère partiel. Elles ont toutes deux un caractère total. D’une part, selon la Bible, l’on ne saurait jamais assez exalter l’entière souveraineté de Dieu sur toutes choses. Mais, de l’autre, la Bible affirme également, et cela de manière répétée et constante, la liberté de choix (pour le mal ou pour le bien, non pour le salut !), et partant, l’entière responsabilité de l’homme qui sera jugé selon ses actes. En deuxième lieu, ces deux causes ne sont aucunement égales ; l’une, la souveraineté de Dieu, est infiniment plus grande que l’autre, la responsabilité de l’homme. Elles se trouvent sur deux plans complètement différents. La souveraineté de Dieu englobe la responsabilité de l’homme de toutes parts, sans pour autant jamais ni la diminuer, ni l’amoindrir [30].
Nous retrouvons le même problème quand nous considérons la question de la relation de la cause première aux causes secondes. Si l’on emploie le schéma des causes concourantes partielles pour rendre compte du rapport de la cause première aux causes secondes, on va inévitablement aller vers l’amoindrissement, voir l’élimination, de l’une ou de l’autre. D’un côté, celui de la cause première, l’on cherche (fort justement) à affirmer la totale souveraineté de la prédestination divine. C’est cette prédétermination totale du décret divin sur toutes choses qui permet à Dieu de connaître le nombre de cheveux sur notre tête et l’instant où le moindre moineau tombe à terre. En appliquant ici le schéma inadéquat des causes concourantes partielles, on tombe dans un théologisme absolu qui évacue de notre pensée et de notre action la réalité des causes secondes. C’est le mépris de l’ordre naturel de la création. La cause première prend tant de place que les causes secondes perdent leur raison d’être. Cette sur-spiritualisation conduit, par exemple, au Docétisme qui accentue tellement la divinité du Christ que son humanité en est atrophiée. Les conséquences pratiques d’une telle attitude sont évidentes. Notre vie humaine présente perd toute son importance face aux exigences de l’éternité. Ceci est une évidente déformation de la foi chrétienne. Dans les arts, on en vient à tant insister sur le caractère symbolique des figures que leur réalité concrète disparaît. C’est ce que l’on voit dans beaucoup d’icônes ainsi que dans la peinture du Haut Moyen Âge, où la réalité humaine des personnes dépeintes disparaît devant le poids spirituel dont ils deviennent visuellement les porteurs. Dans ce sens, le réalisme de Massaccio fut une véritable révolution. La représentation symbolique des réalités se rapportant à Dieu et à la dimension spirituelle et céleste écrasait celle des réalités humaines et terrestres.
De l’autre côté, celui des causes secondes, si, en appliquant le schéma des causes concourantes partielles, on réclame une place légitime et juste pour ces causes secondes, on en viendra à réduire, voire à éliminer, la cause première. C’est, comme nous l’avons déjà abondamment vu, ce que fait de manière toujours plus complète la science issue de la révolution galiléenne et le pélagianisme en théologie.
Dans cette galère, on tombe de Charybde en Scylla, d’une erreur en une autre pire encore. Car il est clair que la sécularisation de la science provient, du moins en partie, de l’application de ce schéma des causes concourantes partielles au rapport entre les causes secondes et la cause première. De même, les inextricables débats entre hyper-calvinistes et arminiens proviennent également de l’application de ce même schéma inadéquat aux rapports entre la souveraineté de Dieu et la responsabilité des hommes. Les Docteurs de l’Église fidèles à la Parole de Dieu se sont toujours ici sortis d’affaire en restant étroitement attachés aux enseignements (apparemment contradictoires sur le plan d’une logique concourante et partielle) de la Bible. Car celle-ci affirme constamment, à la fois la souveraineté de Dieu et la responsabilité de l’homme ; à la fois la souveraine autorité du Créateur, Cause première de tout ce qui se passe dans l’univers, et l’entière réalité, dans l’ordre qui leur est propre, des causes secondes, de ce que nous appelons les lois de la nature.
Ajoutons en passant que les causes réciproques et totales ne sont pas ici applicables car leur utilisation impliquerait une certaine égalité, et surtout une interdépendance, entre la Cause Première et les causes secondes, entre la Souveraineté de Dieu et responsabilité humaine. Elles établiraient une certaine égalité, et même une relation de subordination, entre Dieu et sa création.
C’est ici que notre troisième modalité, celle des causes subordonnées totales, nous vient puissamment en aide. Ici sont affirmées deux causes, dont le caractère est d’être toutes deux totales, mais cela dans l’ordre et à la place propre à chacune. D’une part, la cause première, le décret éternel de Dieu prédéterminant absolument toutes choses, est affirmé sans la moindre réserve. En fait, si Dieu n’était pas totalement souverain, quelque chose dans l’univers Lui échapperait ; cette réalité autonome aurait donc une autorité qui Lui serait indépendante. Il cesserait ainsi d’être le seul Dieu, le Dieu unique. Il faut bien se rendre compte que la seule alternative à la totale souveraineté de Dieu n’est autre que le polythéisme, la multiplication des dieux, des sources de souveraineté. Mais cette souveraineté absolue de Dieu ne détruit nullement la réalité des causes créées, des causes secondes. Ces dernières fonctionnent selon l’ordre que le Créateur leur a assigné, à l’intérieur même de l’aire d’action de la Cause Première. Nous avons affaire ici à deux cercles concentriques : le premier, qui englobe toutes choses (et qui n’a aucune limite), est celui de la prédestination universelle de Dieu, de son déterminisme de tout ce qui s’est jamais passé dans le temps et dans l’éternité ; à l’intérieur de ce premier cercle se trouve un autre cercle, situé dans un autre ordre, à un autre niveau. Il s’agit de causes totales subordonnées (et non pas concourantes et égales).
Cet ordre inférieur n’est autre que l’ordre créé avec ses lois qui fonctionnent, selon le caractère que Dieu leur a Lui-même imprimé, à leur propre niveau. Cet ordre de lois naturelles a lui, également, son caractère entièrement déterminé. Ces causes secondes, tout en étant subordonnées n’en demeurent pas moins totales dans leur cadre. Elles englobent tous les éléments qui leur sont propres. Ce deuxième ordre subsiste à l’intérieur du premier sans en être aucunement annulé ou amoindri. Il s’agit de deux ordres distincts, chacun fonctionnant par rapport, et en harmonie, avec l’autre [31]. Mais il ne nous est pas possible, vu le caractère limité de notre intelligence, d’articuler les liens logiques reliant ces deux ordres de manière à satisfaire aux exigences de notre raison. Pour ce faire, il faudrait disposer de la pensée de Dieu Lui-même.
Avec l’Écriture (et aidés par l’analyse logique que nous venons de décrire), nous devons reconnaître que cette manière d’expliquer les causes est sans aucun doute celle qui paraît le mieux rendre compte de cette question difficile. Seul Dieu peut pleinement comprendre une complexité pareille qui, pour nous, demeure en grande partie de l’ordre du mystère. L’erreur d’appliquer le système des causes concourantes partielles à ces relations causales conduit à des simplifications rationnelles qui font disparaître, par leurs explications simplistes, les phénomènes dont ils cherchent à rendre compte. Il nous faut nous contenter des lumières modestes que nous donne l’Écriture. Mais le problème reste entier et, en fin de compte, irréductible à la raison limitée de l’homme.
Sur le plan de la cosmologie, nous voyons Dieu dans la Bible constamment affirmer son action directe sur les phénomènes de la nature tout en maintenant en même temps la réalité des lois qu’Il a Lui-même instaurées une fois pour toutes lors de la création originelle de l’univers. Nous apercevons la relation extraordinaire entre la Première Cause et les causes secondes, dans cette image puissante et mystérieuse des mouvements si divers et si parfaitement coordonnés des animaux et des roues prodigieuses, qui inaugure la prophétie du prophète Ézéchiel. De manière symbolique nous y voyons dépeinte cette articulation divine, pour nous incompréhensible, qui opère la parfaite coordination entre l’action de la Cause Première et celle des causes secondes, sans que ni l’une ni les autres n’en soient aucunement diminuées. Nous y lisons :
Chacun (des animaux) avançait droit devant soi ; ils avançaient dans le sens d’où venait le vent et ils ne se détournaient pas en avançant. L’apparence de ces animaux avait l’aspect de charbons ardents ; c’était comme l’aspect des flambeaux, et ce feu circulait entre les animaux ; le feu répandait une clarté, et du feu sortait des éclairs. Et les animaux couraient et revenaient comme la foudre.
Je regardais ces animaux ; et voici qu’il y avait une roue à terre, à côté des animaux, devant leurs quatre faces. L’aspect et la structure de ces roues avaient l’éclat de la chrysolite, et toutes les quatre avaient la même apparence ; leur aspect et leur structure étaient tels que chaque roue paraissait être au milieu d’une (autre) roue. Quand elles avançaient, elles avançaient de leurs quatre côtés et ne se détournaient pas en avançant. Leurs jantes, d’une dimension formidable, leurs jantes à toutes les quatre étaient remplies d’yeux tout autour. Quand les animaux avançaient, les roues avançaient à côté d’eux ; et quand les animaux s’élevaient de terre, les roues s’élevaient aussi. Ils avançaient dans le sens où avançait le vent, dans le sens du vent, et les roues s’élevaient avec eux, car l’esprit des animaux était dans les roues. Quand ils avançaient, elles avançaient ; quand elles s’arrêtaient, elles s’arrêtaient ; quand ils s’élevaient de terre, les roues s’élevaient avec eux, car l’esprit des animaux était dans les roues. (Ézéchiel 1:12-21)
Bien des textes de la Bible pourraient être cités pour confirmer la réalité biblique de ces causes subordonnées totales et la justesse de la description qu’en donne la tradition aristotélicienne. Contentons-nous d’un seul exemple (mais éclatant !) provenant du livre des Actes des Apôtres. Pierre, dans son premier sermon lors de la Pentecôte, s’adressant aux Juifs, leur dit :
Israélites, écoutez ces paroles ! Jésus de Nazareth, cet homme approuvé de Dieu devant vous par les miracles, les prodiges et les signes que Dieu a faits par lui au milieu de vous, comme vous le savez vous-mêmes ; cet homme, livré selon le dessein arrêté et selon la prescience de Dieu, vous l’avez fait mourir en le clouant (à la croix) par la main des impies. (Actes 2:22-23)
Nous voyons dans ce texte, avec une clarté admirable, les deux éléments dont sont composées les causes subordonnées totales. L’œuvre de la croix est d’une part l’accomplissement du dessein arrêté et (de) la prescience de Dieu et, de l’autre, ce sont eux, les Juifs, qui l’ont fait mourir… par la main des impies. Nous voyons dans ce texte, de manière claire, d’une part, la Cause Première, le Dieu totalement souverain, et de l’autre, la responsabilité des hommes, des Juifs d’abord, puis celle des Romains qui furent les exécutants de leur funeste dessein.
Il est quand même étonnant qu’une perception si claire de l’articulation causale juste de ces problèmes logiques si difficiles ait été accordée par la révélation générale de Dieu à ce philosophe païen du cinquième siècle avant Jésus-Christ, Aristote. Ajoutons cependant ici que cette description que nous donne l’aristotélisme (analyse qui fut reprise et développée par Thomas d’Aquin au XIIIème siècle et encore affinée par Jean Daujat et André de Muralt au XXème) des principales articulations causales de la pensée humaine, ne nous dit rien du contenu de cette pensée.
Ainsi, pour prendre un exemple, on pourrait sur le plan de la structure formelle parfaitement utiliser le schéma des causes subordonnées totales pour justifier, sur le plan purement logique, l’évolutionnisme théiste. Le Dieu souverain, la Cause Première et ultime qui soutient le fonctionnement de sa création par son action toute puissante et constante, utiliserait, selon ce point de vue, les causes secondes évolutionnistes pour graduellement développer tous les êtres qui aient jamais existé dans le monde. Cette utilisation des causes subordonnées totales pour défendre l’évolutionnisme théiste a été faite par un philosophe aussi averti qu’André de Muralt, aux travaux duquel nous devons tant pour la compréhension de ces questions difficiles[32]. Une telle hypothèse peut apparemment se défendre sur un plan purement abstrait, celui de l’analyse des causes logiques. Bien qu’à y réfléchir une telle passion magique pour le miracle (un miracle pour chaque étape dans l’évolution ![33]) qu’exige l’évolutionnisme théiste semblerait mettre fort à mal les causes secondes, c’est-à-dire les lois établies par Dieu lors de la création pour chacun des divers organismes appelés à l’existence. Car nous ne pouvons pas simplement nous contenter d’analyses logiques abstraites. La pensée doit être confrontée au réel. Et, dans ce cas, le réel, tant dans l’ordre scientifique que dans celui de l’exégèse biblique, dément de mille façons, et de la manière la plus catégorique, une telle hypothèse, celle d’une évolution dirigée par Dieu. Tant l’hypothèse évolutionniste, comme description adéquate à la réalité du fonctionnement des causes secondes, que l’évolutionnisme théiste, comme déduction exégétique plausible des textes bibliques, ne connaissent pas la moindre preuve empiriquement vérifiable. Dans le monde réel de la nature et de l’Écriture, cette hypothèse ne correspond strictement à rien. Ni la méthode scientifique, ni l’exégèse sobre de la Bible ne peuvent confirmer l’usage abusif que fait ici André de Muralt de ses analyses causales limpides.
Par ailleurs, l’explication adoptée par André de Muralt touche de front à la foi chrétienne elle-même. Elle récuse le témoignage que Dieu lui-même donne de ses actes créateurs et fait tout simplement de lui un menteur. En plus, elle adopte une explication des origines qui est proprement incrédule, car elle se permet d’ignorer la toute puissance créatrice de Dieu, de ce Dieu qui, selon Son propre témoignage, a tout créé de rien en six jours normaux[34], et qui peut, librement, à chaque instant, intervenir dans le fonctionnement des causes secondes d’une manière unilatérale totale par ce que nous appelons des miracles. C’est ce que Dieu fait également par l’action de cette grâce souveraine au moyen de laquelle Il régénère de manière totalement unilatérale ses élus, spirituellement morts dans leurs péchés et les justifie. Mais il est clair que cette régénération se fait dans un cadre préexistant, la vie des régénérés, et que par ailleurs ils participent activement à leur propre sanctification par l’obéissance qui leur est demandée. Ici nous voyons l’initiative de la cause unilatérale totale suivie de l’action réciproque des causes subordonnées totales.
4/ La Cause unilatérale totale
La sagesse de l’aristotélisme thomiste a donc ses limites. Et même sur le plan où nous découvrons en l’aristotélisme un maître insurpassable, des Thomas d’Aquin, des Jean Daujat et des André de Muralt ne peuvent échapper au risque réel d’être entraîné par leur désir de s’attacher à un penseur païen qui était lui inévitablement privé des lumières de la Révélation divine. Aristote ne comprenait pas que Dieu ait pu créer toutes choses par un acte de sa seule volonté (sa Parole toute puissante) sans avoir besoin de recourir à l’aide d’une réalité préexistante. Pour lui le monde était éternel et une telle action créatrice impensable.
Ainsi l’idée d’une cause unilatérale totale, c’est-à-dire uniquement divine et totalement divine, à l’exclusion de toute autre cause, ne pouvait aucunement venir à l’esprit d’Aristote. Les disciples thomistes d’Aristote ont bien de la peine à ne pas le suivre pour ce qui concerne le caractère unilatéral et souverain de l’œuvre divine du salut opéré, sans concours aucun de notre part, dans la personne de Jésus-Christ. Il en est de même en ce qui regarde l’application souveraine de son œuvre rédemptrice à nos âmes par la régénération qu’opère le Saint-Esprit. Cependant Dieu agit en bien des circonstances d’une manière à la fois unilatérale et totale, même si, en d’autres occasions, il agit en utilisant des éléments déjà préexistants. Indiquons ici quelques exemples de ce genre d’action divine unilatérale :
— la création de l’univers à partir de rien, création ex nihilo ;
— les diverses interventions divines pour l’instauration de son Alliance ; cette Alliance avec Noé, avec Abraham, avec David est établie unilatéralement mais avec des personnes (causes secondes) déjà existantes ;
— les miracles qui témoignent de l’action directe de Dieu en dehors de l’action normale des causes secondes ; d’une réalité seconde, la côte de l’homme, il crée unilatéralement une réalité nouvelle, la femme ; de l’eau des noces de Cana, il crée unilatéralement le vin nouveau qui a tant réjoui les invités ; dans les deux cas, le miracle remplace l’action normale des causes secondes ;
— toute l’œuvre de salut opérée par le Christ ; mais cette œuvre souveraine de rédemption s’accomplit dans un corps et dans une âme bien humains ; l’action unilatérale de Dieu ne se passait pas ici non plus des causes secondes ;
— la nouvelle création, la régénération du chrétien, sa nouvelle naissance qui, de mort qu’il était, le ramène sans le moindre concours de sa part, à la vie éternelle en Jésus-Christ ; mais ici encore, si spirituellement nous constatons une création de à partir de rien, une véritable résurrection spirituelle, cependant cette nouvelle naissance s’opère dans des personnes bien existantes, qui ne perdent pas pour autant ni leur corps, ni leur caractère préexistants ;
— la grâce souveraine de Dieu qui renouvelle miraculeusement le chrétien à chaque instant ; mais ce chrétien miraculeusement soutenu et renouvelé est bien vivant, en chair et en os ; notre résurrection corporelle elle-même ne sera pas l’abolition pure et simple de notre être antérieur. Comme le dit l’apôtre Paul, alors, tout ce qui restera de mortel en nous sera absorbé par la vie (2 Cor. 5 : 4).
— finalement, la fin de toutes choses où l’on verra Dieu, par le seul souffle de sa bouche, détruire tout ce qui reste de corruption dans la vieille création pour accomplir le renouvellement des cieux et de la terre ; mais il ne s’agira pas, là non plus, d’une recréation absolue, mais du renouvellement d’une création préexistante mais maintenant purifiée.
Le prophète Daniel a fort bien exprimé l’action solitaire et magnifique de cette cause unilatérale totale lorsqu’il adressa au Roi Néboukadnetzar ces paroles qui décrivent de façon imagée l’avènement du Règne de Dieu. C’est avec ce texte que nous terminerons cette étude où nous avons analysé la pensée aristotélicienne sur les diverses causes. Nous espérons avoir convaincu nos lecteurs de son utilité pour une saine réflexion chrétienne ainsi que de la nécessité d’en connaître les articulations précises afin de saisir, de façon plus précise, les contours exacts de cette réalité si diverse qui nous fait face de toutes parts.
Ô roi tu regardais, lorsqu’une pierre se détacha sans le secours d’aucune main, frappa les pieds de fer et d’argile de la statue et les réduisit en poussière. Alors le fer, l’argile, le bronze, l’argent et l’or furent pulvérisés ensemble et devinrent comme la balle qui s’échappe d’une aire en été ; le vent les emporta, et nulle trace n’en fut retrouvée. Mais la pierre qui avait frappé la statue devint une grande montagne et remplit toute la terre. (Daniel 2:34-35)
Conclusion théologique
Une enquête théologique sur la manière dont les dogmaticiens ont résolu ce problème serait des plus utiles. D’emblée on peut affirmer que des hommes comme Augustin, Thomas d’Aquin, Calvin et Bavinck, Van Til, Rushdoony et Courthial ont parfaitement su éviter ce piège. Citons un passage particulièrement clair de Cornelius Van Til sur la question qui nous préoccupe ici[35] :
Quelle est la plainte de Pighius contre Calvin ? C’est que, sur la base de la théologie du Réformateur, les causes secondes, et en particulier la liberté humaine, n’ont aucune véritable signification. Que répond Calvin ?
En premier lieu il affirme maintes fois, comme l’ont fait Bavinck et bien d’autres après lui (et Augustin avant) qu’il ne fait autre chose que croire ce que lui dit la Bible. Les croyants doivent avant tout porter leur attention à ce que Dieu nous a révélé en Christ. Il se refuse en conséquence à toute espèce de spéculation purement rationnelle. Il sentait clairement que la position de Pighius était spéculative. Car Pighius affirmait que l’homme ne pouvait être tenu pour responsable de ses actions à moins d’être l’unique et ultime cause de ses propres actes, ou en bien ou en mal. […] Selon l’argumentation de Calvin, Pighius ne ferait que réduire l’homme et Dieu à un même niveau. Plutôt, dit-il, nous devrions nous rendre compte qu’il nous est impossible de pénétrer pleinement le mystère de la relation entre les desseins de Dieu, décrétés en son conseil secret, et les actions des hommes. Calvin en revient constamment à la nécessité de reconnaître ce mystère. Berkouwer en parle de son côté comme d’une asymétrie.
Qui es-tu donc, ô homme ? Par de telles questions l’apôtre pousse l’homme à considérer qui il est et quelles sont les véritables capacités de son intelligence. C’est un puissant argument exprimé en peu de mots, mais il représente une réalité capitale. Car quel est celui qui, ne comprenant pas l’appel de l’apôtre, peut répondre à Dieu ? Et quel est celui qui le comprenant peut trouver quelque chose à lui répondre ? Ici Calvin ne fait que citer Augustin.
En second lieu, Calvin démontre à chaque point de sa discussion avec Pighius que, d’une part, l’homme reste toujours responsable de ses actes (tout spécialement en ce qui concerne ses péchés) et, de l’autre, que Dieu contrôle parfaitement tout ce qui se passe. […]
En troisième lieu, Calvin nie que la foi ait un caractère irrationnel. Il insiste donc sur le fait que tout ce que le Christ enseigne à son peuple dans les Écritures doit être accepté par lui sur Sa seule autorité. Il insiste, en conséquence, sur le fait qu’il est impossible à l’homme de comprendre de manière satisfaisante les rapports entre le conseil de Dieu et la responsabilité des hommes. Mais il n’en affirme pas pour autant, bien plutôt il nie, que la foi ait un caractère irrationnel. Il maintient l’asymétrie, les droits du mystère, contre le rationalisme de Pighius. Il maintient également la symétrie contre l’irrationalisme de Pighius.
Nous ne pouvons que répéter ce que dit Calvin lorsqu’il fait sa distinction, si justement célèbre, entre l’homme, comme cause prochaine et le conseil de Dieu, comme cause lointaine des actions des hommes.
Soli Deo Gloria
Jean-Marc Berthoud
[1] Publié dans Positions Créationnistes, Nº 25, septembre 1996. Je tiens ici à exprimer toute ma reconnaissance à M. Denis Ramelet qui m’a introduit à la réflexion aristotélicienne et médiévale sur la causalité qui fait ici l’objet de ces quelques remarques. Cette étude a fait l’objet d’une présentation détaillée par Pierre Courthial dans le Nº 194 de la La Revue Réformée, juin 1997.
[2] Pour un exemple de cette perspective véritablement catholique, voyez de Jaroslav Pelikan, La Tradition Catholique. Une Histoire du Dévelopement du Dogme, Cerf, Paris, 1994, 5 vol.
[3] Jean-Marc Berthoud, Les grandes Étapes de la Sécularisation de la Science, Positions Créationnistes, Lausanne, No 22, Juin 1995. Voyez également notre étude, L’Idole de notre Temps, le Chapitre IV de la Troisième Partie de ce livre.
[4] La bibliographie sur ce sujet est immense et ne fait que croître de manière exponentielle.
Sur la critique de la vision du monde immanente du scientisme occidental moderne, voyez l’essai capital de Augusto Del Noce, L’Irréligion occidentale, Fac-éditions, Paris, 1995. Sur la signification et l’importance de la révolution scientifique du XVIIᵉ siècle, voyez les deux ouvrages récents de Jan Marejko, La Cité des Morts. L’Avènement du Technocosme, L’Age d’Homme, Lausanne, 1994, et Dix Méditations sur l’Espace et le Mouvement, L’Age d’Homme, Lausanne, 1994, ainsi que le petit livre de Bryan Appleyard, Understanding the Present. Science and the Soul of Modern Man, Picador, London, 1993. Pour des études récentes traitant des relations entre christianisme et science, voyez David C. Lindberg and Ronald L. Numbers, God and Nature. Historical Essays on the Encounter between Christianity and Science, University of California Press, Berkeley 1986.
Sur l’histoire de la révolution scientifique elle-même, voyez les études classiques suivantes : E. A. Burtt, The Metaphysical Foundations of Modern Science, Doubleday Anchor Books, New York, 1954 (1924) ; Herbert Butterfield, The Origins of Modern Science, G. Bell and Sons, London, 1957 ; Richard S. Westfall, The Construction of Modern Science. Mechanisms and Mechanics, Cambridge University Press, Cambridge, 1994 (1971) et l’œuvre d’Alexandre Koyré et ses livres : Du Monde clos à l’Univers infini, Gallimard, Paris, 1988 ; Études d’Histoire de la Pensée scientifique, Gallimard, Paris, 1985 et Études newtoniennes, Gallimard, 1991.
Pour des vues plus récentes sur l’histoire de la science au XVIIᵉ siècle, voyez le recueil édité par David C. Lindberg and Robert S. Westfall, Reappraisals of the Scientific Revolution, Cambridge University Press, Cambridge, 1994.
[5] Sur la naissance de la vision mécaniste de l’univers, voyez l’ouvrage classique de Robert Lenoble, Mersenne et la Naissance du Mécanisme, Vrin, Paris, 1971 (1942). Nous y lisons ces lignes significatives :
Mais lorsque, au contraire, on vient au XVIIᵉ siècle en partant, comme il est de bonne méthode, de la philosophie du XVIᵉ siècle, on voit sourdre avant Descartes, ou à côté de lui, les courants multiples qui devaient former la pensée moderne. Tous ont un caractère commun : le mécanisme ; mais tous ne passent point par Descartes. (p. 3). Et plus loin : Ce qu’on ne peut nier, toutefois, c’est l’évident transfert d’intérêt qui le porte (le Père Mersenne) à accorder de plus en plus d’importance aux découvertes de la science positive, de moins en moins aux querelles religieuses. (…) C’est toute une époque, en effet, qui délaisse la théologie pour la science, et ce mouvement emporte Mersenne sans qu’il s’en rende compte. Une faille se produit, dans son œuvre même, entre une théologie qui s’arrête et une science qui se met en marche : la ligne est visible, mais ce n’est encore qu’une ligne ; il faudra attendre plus d’un demi-siècle encore pour que le craquement se fasse entendre dans cette Crise de la Conscience européenne (Fayard, Paris, 1989 {1935}) si bien étudiée par M. Paul Hazard (p. 14).
Sur l’importance du courant sceptique, voyez Richard H. Popkin, The History of Scepticism from Erasmus to Spinoza, University of California Press, Berkeley, 1979 et Richard H. Popkin et Arjo Vanderjagt, Scepticism and Irreligion in the Seventeenth and Eighteenth Centuries, E. J. Brill, Leiden, 1993.
Enfin, sur la manière dont cette pensée mécaniste a envahi et infecté la théologie protestante en Angleterre et en France, voyez pour l’Angleterre : Henning Graf Reventlow, The Authority of the Bible and the Rise of the Modern World, SCM Press, London, 1984 et pour la France : François Laplanche, L’Écriture, le Sacré et l’Histoire. Érudits et Politiques Protestants devant la Bible en France au XVIIᵉ siècle, APA – Holland University Press, Amsterdam, 1986 et La Bible en France entre Mythe et Critique, XVIᵉ-XIXᵉ Siècles, Albin Michel, Paris, 1994. Pour une période plus récente : Hans W. Frei, The Eclipse of the Biblical Narrative. A Study in Eighteenth and Nineteenth Century Hermeneutics, Yale University Press, New Haven, 1974. Pour un retour aux méthodes précritiques de l’étude de la Bible voyez les travaux de Richard A. Muller et en particulier le recueil d’articles édités par Richard A. Muller et John L. Thompson, Biblical Interpretation in the Era of the Reformation, Eerdmans, Grand Rapids, 1996.
[6] Pour une évocation de la vision chrétienne de l’univers au travers de la pensée de Jean Calvin, voyez : Susan E. Schreiner, The Theater of His Glory. Nature and the Natural Order in the Theology of John Calvin, The Labyrinth Press, Durham, North Carolina, 1991 et Richard Stauffer, Dieu, la Création et la Providence dans la Prédication de Calvin, Peter Lang, Berne, 1978. Voyez également l’ouvrage important de Pierre Marcel, Face à la Critique : Jésus et les Apôtres. Esquisse d’une Logique chrétienne, Labor et Fides, Genève, 1986. Voyez aussi le recueil des travaux d’Auguste Lecerf, Études calvinistes, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1949.
Des théologiens réformés, comme Wolfgang Capiton et Pierre Viret, savaient lire dans le livre de la création non seulement les traces de la gloire du Créateur, mais le sens spirituel qu’Il avait si abondamment inscrit jusque dans le détail des formes substantielles de l’ordre créé. Voyez comment Otto Strasser décrit la pensée de Capiton sur le sens du cosmos :
Quand ce réformateur nous expose l’œuvre de la Création, il nous étonne par un détail qui n’a rien de spécifiquement théologique. Il intéresserait peut-être autant les amateurs de sciences naturelles. Capiton est un des dogmaticiens (devenus hélas ! si rares) qui, en parlant de la Création, voient effectivement les données de la nature et qui tâchent de rapprocher tout ce domaine de la nature – comme le fait réellement la Bible – du domaine de l’Esprit, du Règne de Dieu. Capiton n’abandonne pas la science naturelle à son sort à elle, et ne la dégrade pas ainsi au rang de science profane. Au contraire il a soin de la faire entrer tout entière dans le cadre de ses conceptions théologiques. En cela apparaît une fois de plus le caractère catholique, c’est-à-dire universaliste et humaniste, de la pensée théologique de Capiton. (…) Bien souvent aussi des comparaisons tirées du règne de la nature se pressent sous sa plume et dénotent une connaissance intime de l’ordre physique. On a l’impression (ce qu’on ne pourrait affirmer de chaque théologien) que Capiton non seulement traite du locus Creationis parce que la tradition dogmatique le commande, mais qu’il est animé d’un véritable amour pour cette nature qui est l’Œuvre des six jours.
(Otto Strasser, La Pensée théologique de Wolfgang Capiton dans les dernières années de sa vie, Secrétariat de l’Université, Neuchâtel, 1938, p. 54.)
[7] Voyez ce que dit Bonaventure des rapports du Christ et de la création,
Le Verbe est donc à la fois l’expression du Père et des choses qu’il a lui-même faites. […] Celui qui ne sait comment les choses commencent, comment elles sont conduites vers leur fin, et comment Dieu se reflète en elles, celui-là ne peut en avoir l’intelligence. Ou encore ce commentaire d’Étienne Gilson de la pensée de Bonaventure : Pour concevoir comment d’un seul et même Dieu, cause de toutes choses, et qui demeure identique à soi-même, la multiplicité des créatures a pu librement sortir, il faut suivre une voie dont la raison naturelle, laissée à ses seules ressources, ne trouvera jamais l’entrée et passer par une porte qui est la doctrine du Verbe incarné. C’est à partir de là seulement que la pensée découvre le sommet d’où s’ordonne naturellement la vérité des choses ; mais qui ne connaît pas la porte ne peut passer, et si les philosophes considèrent si souvent les vérités suprêmes comme contradictoires et impossibles, c’est précisément que cette porte leur est demeurée fermée.
Textes cités dans J.-M. Bissen, L’exemplarisme divin selon saint Bonaventure, Vrin, Paris, 1929, p. 101 et 102.
[8] . Les études pionnières de J. A. Van Ruler, The Crisis of Causality. Voetius and Descartes on God, Nature and Change, E. J. Brill, Leiden, 1995 et de Theo Verbeek, Descartes and the Dutch. Early Reactions to Cartesian Philosophy, 1637-1650, Southern Illinois Universtiy Press, Carbondale, 1992 et René Descartes et Martin Schook. La Querelle d’Utrecht, Impressions Nouvelles, Paris, 1988, montrent très clairement qu’aux Pays-Bas bien des théologiens calvinistes orthodoxes, et en particulier leur maître, Ghisbertus Voetius, s’étaient rendu compte des immenses dangers que l’élimination, dans la réflexion scientifique et philosophique, de toute référence aux causes finales et aux formes substantielles aristotéliciennes et bibliques faisait courir à la foi chrétienne. La science nouvelle faisait en fait disparaître de la pensée scientifique le sens créationnel de l’univers et la stabilité de l’ordre du cosmos tels qu’ils se manifestent dans les formes substantielles stables (par ex. la relative stabilité des espèces, des éléments chimiques, du sens des mots, etc.) de l’ordre établi par Dieu dès le commencement.
Sur la persistance du courant de pensée aristotélicien aux XVIᵉ et XVIIᵉ siècles voyez, Charles B. Schmitt, Aristotle and the Renaissance, Harvard University Press, Cambridge Mass., 1983.
Dans une perspective thomiste, voyez les travaux suivants : Léon Elders, La Philosophie de la Nature de Saint-Thomas d’Aquin, Téqui, Paris, 1994 ; La Métaphysique de Saint-Thomas d’Aquin dans une perspective historique, Vrin, Paris, 1994 ; La Théologie philosophique de Saint-Thomas d’Aquin : de l’être à la cause première, Téqui, Paris, 1995 ; Jean Daujat, Y a-t-il une Vérité ? Traité de philosophie, Téqui, Paris ; André de Muralt, L’Enjeu de la Philosophie médiévale. Études thomistes, scotistes, occamiennes et grégoriennes, E. J. Brill, Leiden, 1991 ; J. Foulon et J. McEvoy, Finalité et Intentionnalité. Doctrine thomiste et Perspectives modernes, Éditions Peeters, Louvain, 1992. Voyez aussi les nombreux articles importants de Paula Haigh dont : Proofs for the Existence of God and Creation : A Catholic View ; Aquinas : Creationist for 21st Century ; Galileo’s Heresy et Galileo’s Empiricism ; Some Observations on Primary and Secondary Causality ; sa critique perspicace de la pensée scientifique du Cardinal Ratzinger et de Stanley Jaki et surtout sa magnifique réfutation de l’évolutionnisme théiste : Thirty Theses Against Theisitic Evolutionism. Les articles de Mlle Haigh peuvent être commandés auprès de Paul Ellwanger, 3830 Old Denton Road, # 213 Carrollton, Texas 75007, États-Unis. Nous recommandons également les ouvrages du physicien et philosophe Wolfgang Smith, Cosmos and Transcendance. Breaking Through the Barrier of Scientistic Belief, Sherwood Sugden and Company, (315 Fifth Street, Peru, Illinois 61384), 1990 (1984) et Teilhardism and the New Religion, Tan Books (P.O. Box 424, Rockford, Ilinois 61108), 1988.
[9] . Pour une appréciation critique calviniste de la pensée de Thomas d’Aquin, voyez les chapitres que lui consacre John Frame dans son ouvrage, Cornelius Van Til : An Analysis of his Thought, Presbyterian and Reformed, Philippsburg, 1995. Du point de vue évangélique, Norman L. Geisler, Thomas Aquinas. An Evangelical Appraisal, Baker, Grand Rapids, 1991.
[10] . Alain de Libera et Emilie Zum Brunn (Éditeurs), Celui qui est. Interprétations juives et chrétiennes d’Exode 3 : 14, Cerf, Paris, 1986.
[11] Olivier Delacrétaz, L’Universel enraciné. Remarques sur le Racisme et l’Antiracisme, Cahiers de la Renaissance Vaudoise, Lausanne, 1993.
[12] Rousas J. Rushdoony, The One and the Many. Studies in the Philosophy of Order and Ultimacy, Craig Press, Nutley, 1971. Cet ouvrage contient une étude soigneusement documentée (et critique) de la pensée de Thomas d’Aquin.
[13] Il serait à supposer que le « dieu » d’Aristote ne soit qu’un concept, une idée. Mais certains textes du philosophe laissent percer une intuition théologique beaucoup plus proche du Dieu de la Bible qu’on ne l’aurait jamais imaginé. Nous reprenons les citations suivantes d’un ouvrage récent de Pierre-Marie Émonet,
Mais (…) si Dieu est tellement « nécessaire » à l’être des choses, pourquoi ne Le voyons-nous pas ? Pourquoi ne pouvons-nous pas monter jusqu’à lui directement, mais plutôt en oblique ? Aristote a répondu ; sa réponse est belle :
« C’est en nous-mêmes que réside la difficulté. Ce sont nos yeux d’oiseau de nuit. Ce que les yeux du hibou sont à l’éclat du jour, l’intelligence de notre âme l’est à ce qui est pourtant le plus évident en soi. Il est évident, en effet, que Dieu est là, présent auprès de chaque chose, mais Il est trop lumineux pour notre intelligence liée à un corps. Il ne nous est pas possible à nous de fixer nos yeux sur ce Soleil. »
La Métaphysique, Livre E 1026, a 18-20, Édition Tricot. Pierre-Marie Émonet, Dieu contemplé dans le Miroir des Choses, C.L.D., Chambray 1997, p. 9.
La faute en est pas attribuable au « corps » (dualisme latent de la pensée grecque dont Aristote ne saurait se défaire), mais à notre péché (Romains 1). Plus loin le père Émonet cite un autre passage étonnant d’Aristote :
« Le principe de toutes choses passées est Vie. Cette Vie, on peut la comparer à celle qui nous est donnée, à nous, mais seulement pour de brefs moments. Lui, Dieu, cette Vie, Il l’a toujours. Pour nous, c’est impossible. Il ne faut même pas dire qu’Il “a” cette Vie, mais qu’Il “est” cette Vie. Et cette Vie est pour Lui source de joie. Il est cette joie en acte. Chez nous, ce qui nous cause de la joie, ce sont des actes comme la sensation et une pensée. C’est comme actes qu’elles sont source de jouissance […]
Quant à Dieu, Il est la Pensée par Soi. Et Il ne peut penser que ce qui est le meilleur par Soi. Or, ce qui est l’objet le meilleur que la pensée divine puisse avoir, c’est Soi-même, c’est-à-dire sa Pensée. Donc Dieu est pour Lui-même l’acte de contemplation de la béatitude parfaite. Et bien l’état de joie que sa contemplation Lui procure, Dieu l’a toujours, et cela est admirable. »
P.-M. Émonet, op. cit., p. 94. La Métaphysique, Livre L, chapitre 7 1072 b 4-25.
[14] Il faut ici signaler les dangers qui proviennent de l’autonomie de la démarche scientifique moderne par rapport aux structures créationnelles des formes substantielles telles que les perçoivent nos sens, et surtout par rapport à la Parole de Dieu elle-même qui nous donne le cadre d’une pensée scientifique respectueuse de cet ordre créationnel. Il n’est pas question ici de nier la réalité de l’analyse quantitative de certaines structures du monde matériel et encore moins l’autonomie des différentes sphères de la réalité, les unes par rapport aux autres. Tous les êtres ne peuvent évidemment que fonctionner selon les voies et les moyens divers qui leur sont propres. Léon Elders, critiquant l’imagerie atomiste de la physique moderne et prenant la défense de la réalité des formes substantielles observables par nos sens montre fort bien les limites de la science moderne lorsqu’il écrit :
On peut remarquer ici que l’eau est tout autre chose que les deux gaz dont on estime qu’elle est composée : elle présente un comportement complètement nouveau et propre à elle, qui exige une essence propre. Ce qu’on appelle la structure atomique ne détermine donc pas l’essence de l’eau et ses propriétés essentielles ; elle nous dit cependant quelque chose de l’origine de l’eau, de sa valeur énergétique et de certains comportements. […] La représentation atomique n’explique qu’un aspect des réalités qu’on peut appeler leur infrastructure quantitative. Cette théorie a donc une valeur fonctionnelle, mais ne dit rien de la structure essentielle des substances matérielles.
Léon Elders, La Philosophie de la Nature de Saint-Thomas d’Aquin, Téqui, Paris, 1994, p. 54.
[15] Voyez à ce sujet en plus des titres déjà cités : Étienne Gilson, Études sur la Pensée médiévale dans la Formation du Système cartésien, Vrin, Paris, 1984 (1930) ; André de Muralt, Néoplatonisme et Aristotélisme dans la Métaphysique médiévale, Vrin, Paris, 1995 ; Edward Grant, Much Ado about Nothing. Theories of space and vacuum from the Middle Ages to the Scientific Revolution, Cambridge University Press, Cambridge, 1981 ; Margaret J. Osler, Gassendi and Descartes on Contingency and Necessity in the Created World, Cambridge University Press, Cambridge, 1994.
[16] Pour une tentative de retrouver une pensée téléologique moderne voyez le dernier ouvrage de Michael Denton, L’Évolution a-t-elle un sens ?, Fayard, Paris, 1997 qui constitue en quelque sorte une admirable réponse au plaidoyer pour une nature sans finalité, sans sens (direction) et sans signification de Stephen Jay Gould, L’Éventail du Vivant, Seuil, Paris, 1997. Pour ce dernier l’homme n’est pas le but ultime de l’évolution. Il n’est ni inévitable ni prévisible, c’est un accident.
Peut-être, écrit-il, sommes-nous, quels que soient nos titres de gloire et nos accomplissements, un éphémère accident cosmique qui ne se reproduirait pas si l’on replantait la graine de la vie en la laissant se développer dans des conditions similaires.
[17] Malgré le fait que de nombreux travaux ont, depuis plus de cinquante ans, battu en brèche le rationalisme réductionniste propre au positivisme conquérant du XIXᵉ siècle (Arthur Koestler, Thomas F. Torrance, Michael Polanyi, Karl R. Popper, Thomas S. Kuhn, Imre Lakatos, Wolfgang Smith, etc.), la force dominante sur l’ensemble de notre civilisation, de la vision scientifique du monde inaugurée au début du XVIIᵉ siècle, n’a d’aucune manière été entamée, bien au contraire.
[18] Herman Dooyeweerd, A New Critique of Theoretical Thought, Presbyterian and Reformed, Philadelphia, 1969, 2 vol.
[19] Thomas Boston, Man in his Fourfold State. Of Primitive Integrity, entire Depravity, begun Recovery and Consummate Happiness or Misery, Banner of Truth, Edinburgh, 1989 (1720).
[20] Cornelius Van Til, Common Grace and the Gospel, Presbyterian and Reformed, Nutley, 1974.
[21] Voici ce qu’écrit Claude Troisfontaines à ce sujet dans un article qui tout entier mérite une lecture attentive :
On définit généralement le mécanisme, à l’époque moderne, comme une explication par les causes efficientes. C’est Bacon qui semble avoir fait le succès de cette formule, en démembrant la quadruple causalité aristotélicienne. L’auteur du Novum Organum renvoie en effet l’étude des causes formelles à la métaphysique et il limite la physique à l’étude des causes efficientes (celles-ci englobant les causes matérielles). De plus, Bacon bannit résolument en ce domaine l’appel aux causes finales : celles-ci, selon lui, ne sont que des « vierges stériles » qui n’expliquent rien. Mais c’est surtout Descartes qui, réduisant la substance matérielle à la res extensa et expliquant tous les phénomènes du monde physique par « grandeurs, figures et mouvements », fournit, à l’époque de Leibniz, le modèle d’explication mécaniste. Ce qui est important dans cette conception, c’est qu’elle élimine les tendances des choses matérielles vers leur lieu naturel ou vers leur achèvement propre pour expliquer tous les changements, qu’ils soient quantitatifs ou qualitatifs, par de simples chocs dans l’étendue.
Notons que Descartes ne nie pas que Dieu ait un dessein en créant et en conservant le monde matériel : il déclare que ce dessein nous est totalement inconnu en sorte que sa position est « agnostique » en ce qui concerne la finalité générale du monde. C’est dans le détail des choses physiques que le philosophe français nie résolument l’existence de « formes » ou d’idées engagées dans les diverses matières et vers lesquelles ces matières tendraient comme vers leur accomplissement. Cette conception « hylémorphique » lui apparaît comme une survivance de la pensée magique qui fait de la Nature une Déesse dont il faudrait solliciter la puissance. C’est pourquoi il entend démontrer que la pensée est radicalement distincte de la matière et que celle-ci se réduit à l’étendue géométrique (quitte à résoudre de manière particulière le problème de l’union de l’âme et du corps chez l’homme). C’était donc bien une supériorité de la pensée sur la matière que le philosophe français voulait établir. Mais très rapidement, son mécanisme est apparu comme une explication matérialiste qui ôtait au monde la finalité que Dieu avait voulu y manifester et qui faisait perdre à toute chose sa signification symbolique. (…) Le procédé [symbolique, réd.] est tout à fait traditionnel : il s’agit d’établir une correspondance analogique entre le domaine de la matière et celui de l’esprit. Dans cette perspective, l’homme ne se sent pas perdu dans un monde où il retrouve partout des vestiges du Créateur. Avec Descartes, l’« ancienne alliance » se brise et l’homme se retrouve « comme un tzigane en marge de l’univers » (Jacques Monod, Le hasard et la Nécessité). Le sujet, en effet, se retire dans son intériorité et, corrélativement, le monde se déploie dans une extériorité totale. Il n’y a plus, en effet, dans ce monde qu’un ensemble de choses juxtaposées les unes aux autres et qui répondent à des lois mathématiques immuables. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » : cette pensée de Pascal exprime bien la prise de conscience de l’homme moderne qui se trouve devant un monde où le sens a disparu. (Claude Troisfontaines, La Réhabilitation des Formes et de la Finalité chez Leibniz in : Finalité et Intentionnalité : Doctrine thomiste et Perspectives modernes, op. cit. p. 167-169.)
[22] Roberto de Mattei, De l’Utopie du Progrès au Règne du Chaos. 1900 à 2000 : du rêve de construction au rêve de destruction, L’Age d’Homme, Lausanne, 1993.
[23] La métaphysique est la connaissance des êtres qui ne tombent pas directement sous l’expérience des sens, la connaissance de ce que sont les choses en elles-mêmes, finalement le sens des êtres créés. Dans la pensée chrétienne, la métaphysique ne peut être séparée de la théologie et cette dernière de la Bible.
[24] Pour une vision moins dualiste et plus équilibrée des rapports de la pensée humaine avec la réalité divinement ordonnée de l’univers, voyez Anthony Kenny, Aquinas on Mind, Routledge, London, 1994.
[25] Il s’agit ici d’une distinction de nature intellectuelle entre universaux et accidents. Qu’un objet participe à la catégorie chaise, c’est ce qu’on appelle un universel. Que la chaise soit faite de bois est un accident. Le concept, c’est-à-dire l’universel : la chaise, est une réalité de nature intellectuelle. Cette notion abstraite correspond à une série de phénomènes concrets délimitables. Elle sert à distinguer verbalement et conceptuellement, dans la réalité concrète, une chaise d’un lit par exemple. Dans cette façon de voir qu’on appelle réaliste la notion abstraite de chaise correspond à une série de formes réelles concrètes. Ce n’est que du bon sens. Le mot n’est pas une notion arbitraire comme le laissent entendre les positions philosophiques nominalistes (depuis Occam) et idéalistes (depuis Descartes et Kant), ainsi que presque toute la linguistique moderne. Tous ces courants (aujourd’hui philosophiquement dominants) manifestent une réflexion qui va au rebours du bon sens. Évidemment seules les choses concrètes (des êtres individuels) existent tangiblement, car en eux l’universel est conjoint à l’accident : il s’agit ici de cette chaise en bois. Ce sont ce que nous appelons des formes substantielles. Pour l’histoire de ces questions voyez, Alain de Libera, La Querelle des Universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge, Seuil, Paris, 1996 et Rousas J. Rushdoony, The Word of Flux. Modern Man and the Problem of Knowledge, Thoburn Press, Fairfax, 1975. Voyez aussi notre discussion sur l’incidence de ce débat sur la traduction de la Bible dans Résister et Construire, Nº 28-31.
[26] Sur les aberrations de l’égalitarisme social véhiculées par l’idéologie des droits de l’homme, voyez Jean-Marc Berthoud, Une Religion sans Dieu. Les Droits de l’Homme contre l’Évangile, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1993.
[27] Sur cette question, voyez La Famille dans la Bible et Aujourd’hui, Chapitre II de la Première Partie.
[28] Dans ce qu’on appelle le nominalisme, les concepts, les noms utilisés pour nommer la réalité ne sont que des conventions humaines arbitraires. Ils n’ont pas de réalité conceptuelle. Le concept chaise n’a ainsi aucun rapport réel à cette chaise concrète en bois. Le père de cette démarche intellectuelle, qui atomise la pensée et la rend à la fois autonome de la réalité donnée dans la création, du langage reçu de Dieu (au travers de l’histoire) et de la révélation divine, fut le philosophe anglais du XIVᵉ siècle Guillaume d’Occam (v. 1300-v. 1350). C’est cette façon de voir la réalité qui fut à l’origine de cette révolution scientifique qui détruisit les formes substantielles dans le domaine de la pensée et conduisit au scepticisme, au relativisme, au monde de l’absurde et du chaos qui est le nôtre.
Le grand adversaire du nominalisme d’Occam au XIVᵉ siècle fut John Wyclif. Le texte latin de sa réfutation fondamentale du nominalisme, On Universals, a dû attendre jusqu’en 1984 pour connaître une première édition latine accompagnée d’une traduction anglaise d’Anthony Kenny (O.U.P.). Les études récentes les plus importantes sur Wyclif sont : Anthony Kenny : Wyclif, O.U.P., 1985 ; Anthony Kenny (Ed.), Wyclif in his Times, O.U.P., 1986 ; Anne Hudson et M. Wilks (Eds.), From Ockham to Wycliffe, Blackwells, Oxford, 1987.
[29] Jean-Marc Berthoud, Du Pouvoir dans la Vie chrétienne, Documentation chrétienne, (Case postale 468, CH-1001 Lausanne) Nº XVII, 1977 et Jean-Marc Berthoud, Social Contract Tradition and the Autonomy of Politics, Calvinism Today, Vol. I, Nº 1, January 1991.
[30] Pierre Marcel, Face à la Critique : Jésus et les Apôtres. Esquisse d’une logique chrétienne, Labor et Fides, Genève, 1986, p. 102-117.
[31] Ainsi tombent les fausses oppositions entre forme et matière (pensée grecque), entre nature et grâce (pensée scolastique), entre nécessité et liberté (pensée kantienne).
[32] André de Muralt, L’Enjeu de la Philosophie Médiévale, p. 325-330. Le professeur de Muralt serait revenu, dans une certaine mesure, de la confiance erronée qu’il a jadis placée dans le caractère prétendument scientifique de l’hypothèse évolutionniste suite à la lecture de la réfutation, maintenant devenue classique, de cette hypothèse par Michael Denton, Évolution. Une Théorie en Crise, Flammarion, Paris, 1992 (1985).
[33] En réalité une multitude de miracles, puisqu’il s’agit de coordonner les divers aspects du vivant : mécanique, chimique, etc. Où alors, il s’agit d’une infinité de hasards pour expliquer l’évolution (Monod). Or, une infinité de hasards n’est plus du hasard.
[34] Pour la savante défense, tant exégétique que scientifique, d’une lecture traditionnelle du texte de la Genèse, voyez l’ouvrage capital d’André Boulet, Création et Rédemption, C. L. D., Chambray, 1995. Voyez également le chef-d’œuvre théologique, exégétique et apologétique de Douglas F. Kelly, Creation and change, Focus Publications, 1997.
[35] Cornelius Van Til : The Theology of James Daane, Presbyterian and Reformed, Philadelphia, 1959, p. 50-53.