Positions Créationnistes – numéro 26 | Message du Saint Père à l’Académie pontificale des Sciences

par | Positions Créationnistes

Vu l’importance de la prise de position du Vatican nous avons décidé, dans le cadre de nos Positions Créationnistes, de reproduire le texte intégral de la déclaration du Pape Jean-Paul II, du 22 octobre 1996, sur la doctrine de l’Église catholique romaine relative aux rapports de l’évolutionnisme et de la foi chrétienne. Ce texte est accompagné de commentaires détaillés de notre part placés en bas de page en plus petits caractères. Nous souhaitons susciter ainsi une réflexion par rapport aux positions défendues par le pape. Il va sans dire que si nous nous opposons ici à Jean-Paul II c’est par souci de voir l’Église défendre des positions plus chrétiennes sur les questions qu’il aborde.

Jean-Marc Berthoud

Aux Membres de l’Académie pontificale des Sciences réunis en Assemblée plénière[1].

C’est avec un grand plaisir que je vous adresse un cordial salut, à vous, Monsieur le Président, et à vous tous qui constituez l’Académie pontificale des Sciences, à l’occasion de votre Assemblée plénière. J’adresse en particulier mes vœux aux nouveaux Académiciens, venus prendre part à vos travaux pour la première fois. Je tiens aussi à évoquer les Académiciens décédés au cours de l’année écoulée, que je confie au Maître de la vie.

1) En célébrant le soixantième anniversaire de la refondation de l’Académie, il me plaît de rappeler les intentions de mon prédécesseur Pie XII, qui voulut s’entourer d’un groupe choisi de savants en attendant d’eux qu’ils informent le Saint-Siège en toute liberté sur les développements de la recherche scientifique et qu’ils l’aident dans ses réflexions[2].

A ceux qu’il aimait appeler le Senatus scientificus de l’Église, il demanda de servir la vérité. C’est la même invitation que je vous renouvelle aujourd’hui, avec la certitude que nous pourrons tous tirer profit de la « fécondité d’un dialogue confiant entre l’Église et la science » (Discours à l’Académie des Sciences, 28 octobre 1986, n. 1)[3].

2) Je me réjouis du premier thème que vous avez choisi, celui de l’origine de la vie et de l’évolution, un thème essentiel qui intéresse vivement l’Église, puisque la Révélation contient, de son côté, des enseignements concernant la nature et les origines de l’homme[4]. Comment les conclusions auxquelles aboutissent les diverses disciplines scientifiques et celles qui sont contenues dans le message de la Révélation se rencontrent-elles ? Et si, à première vue, il se peut que l’on se heurte à des oppositions, dans quelle direction chercher leur solution ? Nous savons en effet que la vérité ne peut pas contredire la vérité[5] (cf. Léon XIII, encyclique Providentissimus Deus). D’ailleurs, pour mieux éclairer la vérité historique, vos recherches sur les rapports de l’Église avec la science entre le XVIᵉ et le XVIIIᵉ siècle sont d’une grande importance[6]. Au cours de cette séance plénière, vous menez une « réflexion sur la science à l’aube du troisième millénaire », en commençant par déterminer les principaux problèmes engendrés par les sciences, qui ont une incidence sur l’avenir de l’humanité[7]. Par votre démarche, vous jalonnez les voies de solutions qui seront bénéfiques pour toute la communauté humaine. Dans le domaine de la nature inanimée et animée, l’évolution de la science et de ses applications fait naître des interrogations nouvelles[8]. L’Église pourra en saisir la portée d’autant mieux qu’elle en connaîtra les aspects essentiels. Ainsi, selon sa mission spécifique, elle pourra offrir des critères pour discerner les comportements moraux auxquels tout homme est appelé en vue de son salut intégral[9].

3) Avant de vous proposer quelques réflexions plus spécialement sur le thème de l’origine de la vie et de l’évolution, je voudrais rappeler que le Magistère de l’Église a déjà été amené à se prononcer sur ces matières, dans le cadre de sa propre compétence. Je citerai ici deux interventions.

Dans son encyclique Humani generis (1950), mon prédécesseur Pie XII avait déjà affirmé qu’il n’y avait pas opposition entre l’évolution et la doctrine sur l’homme et sur sa vocation, à condition de ne pas perdre de vue quelques points fermes (cf. AAS 42 [1950], pp 575-576)[10]. Pour ma part, en recevant le 31 octobre 1992 les participants à l’Assemblée plénière de votre Académie, j’ai eu l’occasion, à propos de Galilée, d’attirer l’attention sur la nécessité, pour l’interprétation correcte de la parole inspirée, d’une herméneutique rigoureuse[11]. Il convient de bien délimiter le sens propre de l’Écriture, en écartant des interprétations indues qui lui font dire ce qu’il n’est pas dans son intention de dire. Pour bien marquer le champ de leur objet propre, l’exégète et le théologien doivent se tenir informés des résultats auxquels conduisent les sciences de la nature[12] (cf. AAS 85 [1993], pp. 764-772 ; Discours à la Commission biblique pontificale, 23 avril 1993, annonçant le document sur l’Interprétation de la Bible dans l’Église : AAS 86 [1994], pp. 232-243).

4) Compte tenu de l’état des recherches scientifiques à l’époque et aussi des exigences propres à la théologie, l’encyclique Humani generis considérait la doctrine de l’« évolutionnisme » comme une hypothèse sérieuse, digne d’une investigation et d’une réflexion approfondies à l’égal de l’hypothèse opposée. Pie XII ajoutait deux conditions d’ordre méthodologique : qu’on n’adopte pas cette opinion comme s’il s’agissait d’une doctrine certaine et démontrée et comme si on pouvait faire totalement abstraction de la Révélation à propos des questions qu’elle soulève. Il énonçait également la condition à laquelle cette opinion était compatible avec la foi chrétienne, point sur lequel je reviendrai[13].

Aujourd’hui, près d’un demi-siècle après la parution de l’encyclique, de nouvelles connaissances[14] conduisent à reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse[15]. Il est en effet remarquable que cette théorie se soit progressivement imposée à l’esprit des chercheurs, à la suite d’une série de découvertes faites dans diverses disciplines du savoir[16]. La convergence, nullement recherchée ou provoquée[17], des résultats de travaux menés indépendamment les uns des autres, constitue par elle-même un argument significatif en faveur de cette théorie[18].

Quelle est la portée d’une semblable théorie ? Aborder cette question, c’est entrer dans le champ de l’épistémologie. Une théorie est une élaboration métascientifique, distincte des résultats de l’observation mais qui leur est homogène. Grâce à elle, un ensemble de données et de faits indépendants entre eux peuvent être reliés et interprétés dans une explication unitive. La théorie prouve sa validité dans la mesure où elle est susceptible d’être vérifiée ; elle est constamment mesurée à l’étiage des faits ; là où elle cesse de pouvoir rendre compte de ceux-ci, elle manifeste ses limites et son inadaptation. Elle doit alors être repensée[19].

En outre, l’élaboration d’une théorie comme celle de l’évolution, tout en obéissant à l’exigence d’homogénéité avec les données de l’observation, emprunte certaines notions de la philosophie de la nature.

Et, à vrai dire, plus que de la théorie de l’évolution, il convient de parler des théories de l’évolution. Cette pluralité tient, d’une part, aux diverses philosophies auxquelles on se réfère. Il existe des lectures matérialistes et réductionnistes[20] et des lectures spiritualistes[21]. Le jugement est ici de la compétence propre de la philosophie et, au-delà, de la théologie[22].

5) Le Magistère de l’Église est directement intéressé par la question de l’évolution, car celle-ci touche à la conception de l’homme, dont la Révélation nous apprend qu’il a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gen. 1:28)[23]. La Constitution conciliaire Gaudium et spes a magnifiquement exposé cette doctrine, qui est un des axes de la pensée chrétienne. Elle a rappelé que l’homme est « la seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même » (n. 24)[24]. En d’autres termes, l’individu humain ne saurait être subordonné comme un pur moyen ou un instrument ni à l’espèce ni à la société ; il a valeur pour lui-même[25]. Il est une personne. Par son intelligence et sa volonté, il est capable d’entrer en relation de communion, de solidarité et de don de soi avec son semblable. Saint Thomas observe que la ressemblance de l’homme avec Dieu réside spécialement dans son intelligence spéculative, car sa relation avec l’objet de sa connaissance ressemble à la relation que Dieu entretient avec son œuvre (Somme théologique, I. II, q. 3, a. 5, ad 1)[26]. Mais, plus encore, l’homme est appelé à entrer dans une relation de connaissance et d’amour avec Dieu lui-même, relation qui trouvera son plein épanouissement au-delà du temps, dans l’éternité. Dans le mystère du Christ ressuscité nous sont révélées toute la profondeur et toute la grandeur de cette vocation (cf. Gaudium et spes, n. 22)[27]. C’est en vertu de son âme spirituelle que la personne tout entière jusque dans son corps possède une telle dignité. Pie XII avait souligné ce point essentiel : si le corps humain tient son origine de la matière vivante qui lui préexiste, l’âme spirituelle est immédiatement créée par Dieu (« animas enim a Deo immediate creari catholica fides nos retinere iubet » (Encyclique, Humani generis, AAS 42 [1950], p. 575)[28].

En conséquence, les théories de l’évolution qui, en fonction des philosophies qui les inspirent, considèrent l’esprit comme émergeant des forces de la matière vivante ou comme un simple épiphénomène de cette matière sont incompatibles avec la vérité de l’homme[29]. Elles sont d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la personne[30].

6) Avec l’homme, nous nous trouvons donc devant une différence d’ordre ontologique, devant un saut ontologique, pourrait-on dire[31]. Mais poser une telle discontinuité ontologique, n’est-ce pas aller à l’encontre de cette continuité physique qui semble être comme le fil conducteur des recherches sur l’évolution, et ceci dès le plan de la physique et de la chimie[32] ? La considération de la méthode utilisée dans les divers ordres du savoir permet de mettre en accord deux points de vue qui sembleraient inconciliables. Les sciences de l’observation décrivent et mesurent avec toujours plus de précision les multiples manifestations de la vie et les inscrivent sur la ligne du temps[33]. Le moment du passage au spirituel n’est pas objet d’une observation de ce type, qui peut néanmoins déceler, au niveau expérimental, une série de signes très précieux de la spécificité de l’être humain. Mais l’expérience du savoir métaphysique, de la conscience de soi et de sa réflexivité, celle de la conscience morale, celle de la liberté, ou encore l’expérience esthétique et religieuse, sont du ressort de l’analyse et de la réflexion philosophiques, alors que la théologie dégage le sens ultime selon les desseins du Créateur[34].

7) En terminant, je voudrais évoquer une vérité évangélique susceptible d’apporter une lumière supérieure à l’horizon de vos recherches sur les origines et le déploiement de la matière vivante. La Bible, en effet, est porteuse d’un extraordinaire message de vie. Elle nous donne sur la vie, en tant qu’elle caractérise les formes les plus hautes de l’existence, une vision de sagesse. Cette vision m’a guidé dans l’encyclique que j’ai consacré au respect de la vie humaine et que j’ai intitulé précisément Evangelium vitae[35].

Il est significatif que, dans l’Évangile de saint Jean, la vie désigne la lumière divine que le Christ nous communique. Nous sommes appelés à entrer dans la vie éternelle, c’est-à-dire dans l’éternité de la béatitude divine[36].

Pour nous mettre en garde contre les tentations majeures qui nous guettent, notre Seigneur cite la grande parole du Deutéronome : « Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (8:3 ; cf. Mt. 4:4).

Bien plus, la vie est un des plus beaux titres que la Bible donne à Dieu. Il est le Dieu vivant[37].

De grand cœur, j’invoque sur vous tous et sur ceux qui vous sont proches, l’abondance des Bénédictions divines.

Du Vatican, le 22 octobre 1996.

Ioannes Paulus II.

[1]      Nous reproduisons le texte du discours de Jean-Paul II tel que nous l’a communiqué la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.

[2]      La prise de position de Jean-Paul II en faveur de l’évolution ne constitue-t-elle pas déjà une orientation de la liberté des académiciens ?

[3]      Il faut remarquer que pour Jean-Paul II, il s’agit essentiellement du point de vue de l’Église, c’est-à-dire d’hommes faillibles et non de l’Écriture Sainte, c’est-à-dire de la Parole infaillible de Dieu. L’Église ici-bas demeure toujours une institution humaine, institution toujours à réformer (Semper reformanda) même quand, par son obéissance à Dieu, elle peut compter dans sa proclamation de la vérité sur le secours de l’Esprit Saint. L’Écriture Sainte seule (la Sola Scriptura de Thomas d’Aquin et d’Augustin), sans l’adjonction de la Tradition de l’Église, constitue l’unique source d’infaillibilité pour la Théologie. C’est en conséquence l’Écriture seule qui fonde l’Église et non la Tradition ecclésiastique qui servirait de caution à l’autorité de la Parole de Dieu. Voyez à ce sujet l’ouvrage récent du philosophe et théologien thomiste, Florent Gaboriau, L’Écriture seule ? (Fac, Paris, 1997). Pour un exemple de ce que peut une théologie contemporaine fondée sur l’Écriture seule, voyez les ouvrages de Pierre Courthial : Fondements pour l’avenir, Kerygma, Aix-en-Provence, 1981 et Le jour des petits recommencements. Essai sur l’actualité de la Parole (Évangile-Loi) de Dieu, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1996.
La difficulté d’un tel dialogue entre l’Église et la science est ici esquivée par Jean-Paul II. Cette difficulté est due, d’une part, à l’application de la méthode historico-critique qui rend difficile, voire impossible, la lecture chrétienne de la Bible ; de l’autre, à de nombreux présupposés philosophiques et religieux abusivement introduits par les savants dans leurs travaux scientifiques, particulièrement en ce qui concerne l’origine du monde et celle de l’homme. Un dialogue confiant entre l’Église et la science n’est possible que lorsque l’on se donne la peine d’écarter ces deux types de pièges. Tout dialogue qui néglige de bien définir les enjeux de la matière en discussion ne pourra qu’aboutir à la confusion la plus complète, tant sur le plan théologique que sur celui de la science.

[4]      En s’exprimant comme il le fait, Jean-Paul II laisse entendre que d’un côté se trouve la science et de l’autre la Révélation, comme si, sur la question de la nature et de l’origine de l’homme, toutes deux se trouvent sur un pied d’égalité. Quant aux certitudes, le sens commun (ce que je vois de mes yeux, les observations) est bien plus certain que ce que l’on trouve dans les connaissances hypothétiques que nous livrent les scientifiques. La certitude que le chrétien reçoit de la Parole de Dieu est également d’un tout autre ordre que celle apportée par le sens commun. C’est celle d’une Parole revêtue de l’autorité même de Dieu, autorité infaillible et inerrante. Nous nous trouvons là sur un plan tout autre que ceux où se placent le sens commun ou la connaissance scientifique.
En faisant, contrairement à Pie XII, un seul et même thème de l’origine de la vie et de l’évolution, Jean-Paul II concède implicite-ment une fâcheuse légitimité à l’hypothèse évolutionniste.

[5]      En effet, la vérité est une que ce soit dans le domaine de l’étude de la nature ou dans celle des choses révélées par Dieu aux hommes dans la Bible même si chaque discipline détient ses propres conditions d’expression de la vérité. (Voyez la note 32). Mais dans un sens absolu (celui de la Bible), la science n’affirme en réalité rien d’absolument vrai. Toute théorie scientifique est toujours sujette à révision, soit par la contradiction apportée par des faits nouvellement mis en lumière, soit par la modification de la structure de pensée qui gouverne l’entreprise scientifique du moment : ce qu’on appelle un changement de paradigme. En accordant à la science le même statut de vérité que détient la Bible on prive cette science du cadre créationnel sans lequel elle ne peut fonctionner, ni efficacement, ni vraiment utilement. Seule une Révélation qui dépasse et nos limitations de créatures et nos faiblesses d’hommes pécheurs peut nous donner les repères ultimes propices à une pensée vraie, appliquée d’une manière appropriée à tous les domaines de l’activité humaine. Voyez ici l’ouvrage capital du père Léon Elders, La philosophie de la nature de saint Thomas d’Aquin. La nature, le cosmos, l’homme, Téqui, Paris, 1994.

[6]      C’est dans cette période que la science moderne est née. Elle a tout de suite manifesté son opposition explicite à la vision chrétienne du monde. Cette vision chrétienne ne considère pas l’univers uniquement sous l’angle du quantitatif, du mesurable (et des causes matérielles et efficientes qui gouvernent ce domaine du réel), mais d’un point de vue global où tous les aspects si divers de la création sont perçus comme étant hiérarchiquement ordonnés les uns par rapport aux autres. Voyez notre travail sur Les différentes formes de causalité et la pensée de la Bible, dans Positions créationnistes, No. 25, Septembre 1996.

[7]      Nous voyons apparaître ici la préoccupation constante et quasi-exclusive de Jean-Paul II pour le bien de l’humanité. Il ne sera par contre, à aucun moment question dans son discours, de défendre la pensée de Dieu, les préoccupations de Dieu, l’honneur de Dieu ou même la véracité de la Parole de Dieu.

[8]      Ici Jean-Paul II semble ici faire écho aux préoccupations écologiques de notre époque.

[9]      Les effets négatifs produits par la science moderne sur le monde vivant et même sur la nature inanimée proviennent, dans une certaine mesure, de la coupure de principe qui détache la démarche scientifique moderne de toute préoccupation autre que celle du quantitatif, c’est-à-dire de ce qui est mesurable. Mettre de côté l’ordre naturel de l’univers, c’est-à-dire celui des formes substantielles créées (comme le fait la science moderne depuis Galilée), et cela au bénéfice des structures d’une nature atomisée, saisies au moyen d’une pensée exclusivement mathématique, n’est pas sans péril pour l’ordre créationnel lui-même.
Pour Jean Paul II, la démarche de l’Église à l’égard de la science est celle de l’application extérieure de principes moraux à son activité. Il semble entièrement méconnaître les dangers qui proviennent de l’autonomie de la démarche scientifique moderne par rapport aux structures créationnelles des formes substantielles telles que les perçoivent nos sens, et surtout par rapport à la Parole de Dieu elle-même qui nous donne le cadre d’une pensée scientifique respectueuse de cet ordre créationnel. Il n’est pas question ici de nier la réalité de l’analyse quantitative du monde matériel et encore moins l’autonomie des différentes sphères de la réalité, les unes par rapport aux autres. Tous les êtres ne peuvent évidemment que fonctionner selon les voies et les moyens divers qui leur sont propres. Léon Elders, critiquant l’imagerie atomiste de la physique moderne et prenant la défense de la réalité des formes substantielles observables par nos sens montre fort bien les limites de la science moderne lorsqu’il écrit :
        On peut remarquer ici que l’eau est tout autre chose que les deux gaz dont on estime qu’elle est   composée : elle   présente un comportement complètement nouveau et propre à elle, qui exige une essence propre. Ce qu’on appelle la structure atomique ne détermine donc pas l’essence de l’eau et ses propriétés               essentielles ; elle nous dit cependant quelque chose de l’origine de l’eau, de sa valeur énergétique et de      certains comportements. […] La représentation atomique n’explique qu’un aspect des réalités qu’on peut appeler leur infrastructure quantitative. Cette théorie a donc une valeur fonctionnelle, mais ne dit rien de            la structure essentielle des substances matérielles. (L. Elders, op. cit., p. 54.)
Remarquons également que ce qui importe pour Jean-Paul II c’est le salut intégral de l’homme et non la gloire de Dieu. De cette dernière, il ne sera en effet jamais question dans le discours pontifical.

[10]    Il est manifeste que Pie XII, en 1950 (époque où la pensée Teilhardienne devenait très populaire dans l’Église catholique romaine), esquissa dans sa déclaration quelques concessions à l’égard de l’évolutionnisme. Cependant ses réserves à l’égard de cette théorie (insuffisantes à nos yeux) étaient bien plus importantes que ne le laisse ici entendre Jean-Paul II. Voici ce qu’en écrit Henry M. Morris dans son article Evolution and the Pope :

Même le dernier pape conservateur, Pie XII, dans sa célèbre lettre encyclique de 1950, Humani generis, bien qu’il n’encourageait guère l’évolutionnisme et semblait même pencher en faveur d’une création spéciale, indiqua qu’il était permis aux Catholiques d’accepter l’évolutionnisme comme hypothèse scientifique des origines, à nouveau sous la condition que Dieu aurait directement créé l’âme de l’homme et que tous les hommes seraient des descendants d’Adam dont ils auraient hérité le péché originel.
La liberté ainsi accordée aux Catholiques d’étudier et d’enseigner l’évolutionnisme (avec la seule limite que nous avons indiquée) semble avoir très rapidement conduit à l’acceptation générale de l’évolutionnisme théiste par les institutions d’enseignement et les communautés catholiques.

(Back to Genesis, No. 96, Institute for Creation Research, P.O. Box 2667 El Cajon, CA 92021, USA).

[11]    Par une herméneutique rigoureuse, Jean-Paul II entend sans doute ici une herméneutique (interprétation des textes philosophiques ou religieux, et spécialement de la Bible, André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Paris, 1993, Vol. I, p. 412) fidèle aux méthodes de la critique biblique moderne sous ses diverses formes. Voyez pour une critique de ces méthodes l’ouvrage de Pierre Marcel, Face à la critique : Jésus et les Apôtres. Esquisse d’une logique chrétienne, Kerygma, Aix-en-Provence, 1986.
Une telle herméneutique n’entraîne nullement une lecture chrétienne normale des textes bibliques, telle celle que l’on trouve chez un Athanase d’Alexandrie, un Jean Chrysostome, un Augustin d’Hippone, un Thomas d’Aquin, un Jean Calvin, ou nombre de théologiens à leur suite y compris de nos jours. Selon l’ouvrage particulièrement éclairant du philosophe et théologien thomiste Florent Gaboriau, L’Écriture seule ?, Thomas d’Aquin aurait enseigné que l’Écriture seule (Sola Scriptura) sans la Tradition devait être le fondement unique de la doctrine sacrée, de toute théologie fidèle à sa vocation propre qui est de dire aux hommes la pensée même de Dieu. Il est par contre évident que pour Thomas d’Aquin, le maître en philosophie et en Science demeure Aristote. Ce dernier est à nos yeux, par l’attention constante qu’il porte aux formes substantielles concrètes de l’ordre créé, plus proche de la vision biblique de la réalité que ne l’est la tradition platonicienne, qu’elle s’exprime sur le plan philosophique ou dans ses retombées scientifiques. Comme l’a fort bien montré l’historien de la révolution scientifique du XVIIᵉ siècle Alexandre Koyré, toute la science mathématique moderne a un caractère et une orientation essentiellement platonicienne.

[12]    L’intention esquissée paraît ici à première vue excellente. Mais nous voyons que c’est à nouveau la Bible, Parole écrite de Dieu, dont la portée du sens qui lui est propre doit être délimitée. La science demeure dans cette perspective la maîtresse du savoir, et là où cela s’avérera nécessaire, ce sera la Bible qui devra céder la place à la vision scientifique du monde devenue normative de toute réalité cosmique. Voyez notre étude, L’idole de notre temps, dans Résister et Construire, No. 32-33, Mars-Juillet 1995, p. 3-13.
La Révélation toute divine du Dieu, Créateur des cieux et de la terre, aurait un objet propre foncièrement partiel dont le champ serait à délimiter. Qu’est-ce qui va donc ainsi limiter la Parole du Créateur des cieux et de la terre ? Jean-Paul II le dit des plus clairement : les résultats auxquels conduisent les sciences de la nature. C’est ainsi la science moderne qui limitera la portée de la vérité divine révélée dans la Sainte Écriture. La Révélation de Dieu est ainsi explicitement soumise, par le Pape lui-même, aux résultats bien éphémères et bien fragiles de la science moderne. On reconnaît ici l’épistémologie à deux étages d’une certaine tradition thomiste : un domaine scientifique et philosophique essentiellement déterminé par la science et la philosophie humaine d’une part ; et, de l’autre, une doctrine sacrée, elle, déterminée par la Sainte Écriture interprétée par la Tradition de l’Église.

[13]    Voyez les précisions de Dominique Tassot dans son article Pie XII n’avait pas voulu cela (Monde et Vie, Nº 610, 9 janvier 1997) :

Dans son Encyclique du 2 septembre 1950, Pie XII distingue deux catégories d’affirmations scientifiques, selon qu’il s’agit de faits établis en eux-mêmes (de factis reapse demonstratis) ou d’hypothèses (de « hypotestibus »), ces dernières ne pouvant en aucun cas être admises si elles s’opposent directement ou indirectement à la Révélation. Cette approche dualiste – « fait » ou bien « hypothèse » – a le mérite de la clarté. Elle impose à la doctrine évolutionniste une condition préalable à tout débat théologique : établirle fait de l’évolution.

[14]    Voici ce qu’écrit Michael Matt dans la revue catholique traditionnelle américaine, The Remnant Review, au sujet de ces nouvelles connaissances dont parle Jean-Paul II :

De quelles nouvelles connaissances parle-t-il ici ? Depuis l’époque de Pie XII, la théorie de l’évolution a plus souvent été discréditée que justifiée par de véritables savants. Il n’existe pas de nouvelles connaissances – et encore moins de preuves réelles – qui nous laisseraient entendre que l’homme serait descendu du singe. Cette affirmation de Jean-Paul II, n’est rien d’autre qu’une fausse interprétation et une extrapolation dangereuse des sentiments exprimés dans Humani Generis. (…) Pour ce qui concerne la référence que fait Jean-Paul II à des « connaissances scientifiques nouvelles », il nous faut ajouter que la théorie de l’évolution ne se rapporte pas à un monde de connaissances et de preuves scientifiques véritables. Elle n’est en fait qu’un ramassis d’élucubrations imaginaires (sic), défendues à l’origine par des athées qui refusaient que Dieu ait pu créer l’univers et tout ce qu’il contient. (The Remnant Review, Saint-Paul, Minnesota, 31 octobre 1996).

[15]    Dominique Tassot ajoute les remarques suivantes sur la notion étrange de « plus qu’une hypothèse » avancée par Jean-Paul II, pour donner une légitimité scientifique à la théorie de l’évolution :

Or, le « plus qu’une hypothèse » signé par Jean-Paul II ne permet pas de sortir de l’alternative posée par Pie XII. Que l’évolution soit une « théorie » (et une théorie oh combien diffusée !), cette notion était déjà claire et connue en 1950. Il n’est survenu aucun élément nouveau qui, en établissant le fait de l’évolution, puisse obliger l’Église à revenir sur sa position.

Il cite ensuite longuement le texte même de l’Encyclique de Pie XII qui prend strictement, à la lettre, le récit biblique de la création de l’homme et de la femme.

[16]    Jean-Paul II n’en dit pas plus sur ces soi-disant découvertes que sur les prétendues nouvelles connaissances.

[17]    C’est faire fi des incroyables efforts de propagande, de désinformation, d’intimidation totalitaire et de manipulation des faits eux-mêmes, déployés par les évolutionnistes qui se trouvent en position de force dans presque toutes les institutions du savoir. C’est par de tels moyens qu’ils cherchent à maintenir l’autorité idéologique de leur orthodoxie scientifique. L’affirmation erronée de Jean-Paul II est un exemple flagrant de ce double langage propre à toute manipulation de la vérité par la désinformation. Pour saisir la vraie teneur de son propos, il faut comprendre son affirmation dans son sens exactement contraire. Il s’agit en fait de « convergence explicitement recherchée et provoquée ». Jean-Paul II semblerait être lui-même la victime de la désinformation qu’il colporte.

[18]    Jean-Paul II devrait savoir qu’il est pratiquement impossible d’obtenir une chaire universitaire dans le domaine des sciences si l’on manifeste des convictions explicitement anti-évolutionnistes. Il en est manifestement de même dans les écoles, dans les médias en même dans la plupart des Facultés de Théologie et des Séminaires. De tels faits, évidents pour tous, sont une réponse éloquente à l’argument significatif avancé par Jean-Paul II quant aux travaux menés indépendamment les uns des autres, qui sont parvenus à faire de l’évolution plus qu’une théorie. Il est des plus regrettable que le pape accorde, de par l’autorité de sa fonction, une caution ecclésiastique à des telles contrevérités et cela sur un sujet d’une pareille importance.

[19]    Selon les propos mêmes de Jean-Paul II, qui ici définit sommairement les limites de la méthode scientifique, un seul fait qui contredirait une théorie scientifique la rendrait, par cela même, caduque. Il existe un grand nombre de données scientifiquement établies qui infirment la théorie de l’évolution et cela dans une grande variété de domaines. Mais si cette hypothèse boiteuse survit à un tel barrage de contradictions, c’est qu’en réalité, elle n’est pas une simple théorie scientifique comme les autres, mais une véritable métathéorie au caractère éminemment religieux. Son but est, en fait, d’exclure de la pensée humaine toute notion de création, et surtout toute prise de conscience de l’existence d’un Créateur auquel les créatures auraient des comptes à rendre. Voyez sur cet aspect de l’idéologie évolutionniste l’ouvrage magistral du juriste américain, Philip E. Johnson, Le Darwinisme en question, Pierre d’Angle, Paris, 1996.

[20]    Il s’agit ici de l’évolutionnisme athée de Darwin, une des sources idéologiques tant du nazisme que du communisme.

[21]    Il s’agit ici de ce qu’on appelle l’évolutionnisme théiste ou le créationnisme progressif. Cette position est celle, par exemple, d’un Teilhard de Chardin. Dans une telle perspective spiritualiste, ce serait Dieu lui-même qui conduirait par des interventions miraculeuses constantes le processus évolutif. Pour une excellente réfutation de la pensée scientifique, philosophique et théologique de Teilhard de Chardin, voyez l’ouvrage de Wolfgang Smith, Teilhardism and the New Religion, Tan Books, Rockford, 1988.

[22]    Il s’agit d’une théologie fondée sur la Tradition interprète de la Bible, mais évidemment, pas sur l’Écriture seule. Voyez à ce sujet les remarques de Gaboriau dans L’Écriture seule ?

[23]    Voici l’humanisme de Jean-Paul II qui réapparaît. Pour lui, une certaine théorie matérialiste de l’évolution pourrait être dangereuse, car elle toucherait alors directement à la conception de l’homme créé à l’image de Dieu. Non pas qu’elle soit à rejeter parce qu’elle attaque la Personne de Dieu en tant que Créateur tout puissant, l’intégrité de son caractère comme Auteur d’une Parole véridique qui ne trompe pas, ni parce qu’elle s’en prend au caractère infaillible et sans péché du Fils de Dieu qui a, par ses paroles rapportées dans les Évangiles, explicitement confirmé le caractère historique du récit de la création de l’univers contenu dans les trois premiers chapitres de la Genèse.

[24]    Jean-Paul II cherche ici très justement à affirmer que l’homme ne doit pas être considéré comme moyen, mais comme fin. Cependant il est contraire à tout l’enseignement chrétien d’affirmer que l’homme a valeur pour lui-même. Ce que Jean-Paul II affirme ici (comme en d’innombrables autres textes) n’est rien d’autre que l’autonomie entière de l’homme, son auto-finalité, son auto-transcendance. L’homme serait son propre absolu ; il n’aurait de valeur pour et qu’en lui-même ; il ne serait subordonné à aucun autre. C’est le dogme humaniste de l’indépendance de l’homme par rapport à Dieu, la légitimation de sa révolte, de son insoumission aux commandements divins.

[25]    Le Christianisme nous enseigne que l’homme, bien que constituant le point culminant de toute la création et qu’il a été établi par Dieu comme vice-roi de tout l’univers n’a aucunement valeur pour lui-même. Toute sa valeur lui provient de sa dépendance entière envers Dieu, de sa parfaite soumission de foi, consciente et joyeuse, à toute la volonté divine. C’est une telle dépendance de foi envers Dieu qui fonde son autonomie véritable de créature. Cette volonté divine, véritable charte de la vraie liberté de l’homme, est révélée pour lui dans la totalité de cette Révélation, claire et infaillible de Dieu qu’est la Saint Écriture. C’est cela la catholicité (l’intégralité) de la Foi véritablement apostolique et orthodoxe.

[26]    Bien qu’il soit indispensable de maintenir une réelle distinction entre l’âme et le corps, nous devons cependant considérer l’homme à la manière de la Bible, comme étant un être tout à la fois corporel et spirituel. L’homme tout entier, corps et âme, est créé à l’image de Dieu. Le Christ qui est lui-même l’image du Dieu invisible (Col. 1:13 ; I Cor. 11:7 ; II Cor. 4:4), ne l’est pas seulement dans son âme, dans son intelligence spéculative, mais aussi corporellement, dans son corps. Car en lui, habite corporellement toute la plénitude de la divinité. (Col. 2:9). La résurrection finale n’est-elle pas celle du corps lui-même ?

       La référence à Thomas d’Aquin est elle-même erronée. Dans le passage de la Somme Théologique, cité par Jean-Paul II, il écrit:
Objection : Il semble que la béatitude consiste en une activité de l’intellect pratique. En effet, la fin ultime de toute créature consiste dans son assimilation à Dieu. Or l’homme ressemble plus à Dieu par l’intellect pratique, cause des choses qu’il connaît, que par l’intellect spéculatif qui reçoit sa connaissance des choses.
Solution : On dit que l’activité pratique nous assimile à Dieu créateur. Oui ; mais cette assimilation a un caractère de pure proportionnalité ; elle signifie que l’intellect pratique est avec son œuvre dans le même rapport que Dieu avec la sienne. Au contraire, l’assimilation réalisée par l’intellect spéculatif se fait par union ou par information, ce qui est une assimilation beaucoup plus parfaite. Cependant, on peut observer qu’à l’égard de son objet principal de connaissance, qui est son essence même, Dieu n’a pas de connaissance pratique, mais seulement spéculative.
Le sel de la terre (Nº 20, printemps 1997), qui cite ce texte, explique :

       L’intelligence (ou intellect) pratique est l’intelligence prise dans son rôle de diriger l’opération de l’homme. L’intelligence spéculative est l’intelligence qui ne fait que connaître, simplement pour connaître.
Et le commentateur ajoute :
On voit que le pape fait un contresens complet sur ce texte de saint Thomas. C’est dans son intelligence pratique, nous dit saint Thomas, que l’intellect « est avec son œuvre dans le même rapport que Dieu avec la sienne », tandis que le pape dit que « dans son intelligence spéculative, […] sa relation avec l’objet de sa connaissance ressemble à la relation que Dieu entretient avec son œuvre ».

       L’intelligence de Dieu est créatrice. Mais ce n’est pas le cas de l’intelligence spéculative de l’homme, laquelle se contente de recevoir ses informations sur la réalité, à moins de croire en l’idéalisme de Kant, pour lequel l’intelligence donne ses lois au réel. Lapsus révélateur ? Et il ne s’est trouvé personne au Vatican pour voir cette faute ? Sont-ils tous kantiens ?

[27]    Pour Jean-Paul II, le mystère du Christ nous révèle, non pas le mystère et la grandeur de Dieu, mais […] toute la profondeur et toute la grandeur de la vocation de l’HOMME.

[28]    Nous voyons encore ici les effets néfastes du dualisme âme–corps, forme–matière qui se trouve être un des fondements de la pensée grecque. Dieu s’occuperait alors de l’âme immortelle, et d’elle seule. Le corps, lui, serait livré à une science « neutre » qui exclurait Dieu de ses raisonnements. Rappelons que la Bible qualifie d’insensé celui qui exclut Dieu de ses pensées (Ps. 14:1 ; 53:2, etc.).

[29]    En fait c’est la sauvegarde du caractère spirituel de l’homme en contraste avec la vie son corps matériel qui préoccupe le pape. Voyez ici encore l’expression, vérité de l’homme. Serait-elle à opposer à vérité de Dieu ? Il est manifeste que la vérité de Dieu, fondée sur l’Écriture seule, n’intéresse pas particulièrement Jean-Paul II.

[30]    Voici l’argument décisif pour Jean-Paul II contre certaines théories évolutionnistes : Elles sont d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la personne. Ce qui n’est pas faux. Mais l’argument véritablement chrétien : Elles sont contraires à la Parole de Dieu ; ou Elles déshonorent le Créateur, ne semble pas l’intéresser. Dans la pensée de Jean-Paul II, c’est toujours l’HOMME qui détient la première place.

[31]    Le saut ontologique (l’ontologie = ce qui concerne l’être, les divers degrés de l’être) dont il est question ici se rapporte au saut qui irait d’un univers impersonnel (décrit par une science conçue exclusivement en termes mathématiques) à un domaine, à proprement parler, personnel, celui de l’homme. Mais le Dieu Personnel que nous connaissons par la foi en Jésus-Christ est le même Dieu, (toujours Personnel, car Il ne change pas) qui, par sa Providence souveraine, gouverne de manière entièrement personnelle l’univers tout entier, et non pas uniquement le domaine réservé à l’homme. En ce sens, la notion d’un univers impersonnel est une pure illusion, illusion qui afflige inutilement des intelligences qui, dans leur démarche scientifique, excluent le Dieu Personnel de leur vision du cosmos.

       En résumé, selon la pensée de Jean-Paul II, la création matérielle est tout entière livrée à une pensée scientifique athée parce qu’elle exclut méthodologiquement la cause finale. C’est l’orientation donnée à l’étude des causes secondes par la Cause finale qui donnerait à ces causes secondes leur description véritable. Pour Jean-Paul II, en contraste avec ce qui se passe pour l’étude scientifique d’un univers impersonnel, seule la réalité transcendante de l’homme doit être pensée de manière chrétienne, c’est-à-dire spirituelle. Nous nous trouvons toujours devant un dualisme de type platonicien. La Parole du Créateur n’a plus de prise ni d’autorité sur la création, qui pourtant est sortie tout entière de la main du Dieu Personnel, tout puissant et omniscient.
Nous nous trouvons ici en présence de la soumission d’un Christianisme rabougri et ratatiné devant les prétentions totalitaires de la vision du monde engendrée par la science moderne. La pensée de Jean-Paul II doit être comprise dans la perspective essentiellement kantienne qui est la sienne. Le dualisme kantien oppose les phénomènes (choses telles qu’elles sont traduites par l’homme au moyen des catégories de l’espace et du temps, catégories confinées à une science mathématique et impersonnelle) au noumène (domaine inconnaissable en soi, où se situerait le religieux, réalité qui serait à la fois irrationnelle et personnelle).
C’est ainsi que Jean-Paul II abandonne le monde (c’est-à-dire l’univers, la société et la culture) à la vision purement mécanique et réductrice d’une science qui, par sa mathématisation obligée, s’est volontairement privée des causes formelles et finales. Cette science a, dès ses débuts au XVII siècle, affirmé avec Galilée et Descartes son autonomie radicale par rapport au Dieu Créateur, par rapport à Sa Parole normative de toutes choses et par rapport à la création telle qu’elle consiste réellement, constituée comme elle l’est en des formes substantielles nombreuses perceptibles au moyen de nos sens. Étant ainsi pris au piège de sa propre perspective dualiste, Jean-Paul II cherche à limiter son apologétique à la seule défense de l’homme, d’où sa fixation sur un humanisme personnaliste non biblique.

       Mais c’est la réalité tout entière qui doit être amenée à reconnaître l’autorité du Christ. Les hommes doivent être « transformés par le renouvellement de l’intelligence » (Ro. 12:2) afin de pouvoir, par une saine démarche apologétique, renverser « les raisonnements et toute hauteur qui s’élèvent contre la connaissance de Dieu » et ainsi amener « toute pensée captive à l’obéissance du Christ » (2 Cor.10:5).

       Pour une tout autre perspective philosophique et théologique nous renvoyons une nouvelle fois aux travaux sur Thomas d’Aquin de Florent Gaboriau ainsi qu’à l’ouvrage de Léon Elders, déjà cité. Voyez également notre Note sur Thomas d’Aquin, dans le numéro de Résister et Construire entièrement consacré à l’apologétique (Nº 37-38, décembre 1996–Janvier 1997, p. 22-26). Pour une application concrète de cette manière de considérer la réalité à une question précise, voyez le travail exemplaire d’Olivier Delacrétaz, L’universel enraciné. Remarques sur le racisme et l’anti-racisme, Cahiers de la Renaissance vaudoise, Lausanne, 1993.

[32]    Jean-Paul II continue 1/ à prendre l’évolution comme constituant une science véritable ; 2/ à prendre comme forme exclusive de connaissance véritablement scientifique la démarche réductrice de la science moderne.
Il existe bel et bien des degrés de la connaissance qu’il nous faut impérativement respecter pour ne pas tout mélanger et ainsi confondre les différents plans dont est constituée la réalité. Une vision du monde univoque, telle qu’est celle du scientisme par exemple, en vient à confondre tous les plans. Il en est de même pour la tentation d’une pensée ésotérique qui chercherait, elle aussi, (comme l’a fait la gnose franc-maçonne ou l’idéologie des Lumières qui en est issue), à recouvrir toute la réalité.
Chaque science et chaque discipline humaine possède des démarches qui leur sont propres. On ne parle pas de Dieu comme on le fait de l’homme. On ne considère pas l’homme de la même manière que l’animal. Il ne faut pas étudier la vie organique de la même manière que la matière inorganique. Chaque domaine requiert sa propre démarche d’appréhension intellectuelle. La musique n’est pas la philosophie ; la littérature ne saurait être réduite à l’économie ;, etc. Tout doit, en fin de compte, être considéré dans l’ordre qui lui est propre à la lumière de la Parole de Dieu, l’Écriture Sainte, car nous devons examiner toute chose sous le regard du Dieu Créateur.
C’est cette même Parole divine qui nous permet, en nous remettant nous-mêmes à notre juste place de créatures, à notre tour de situer toute chose à la place qui lui est propre. Nous devons, comme le fit jadis Adam dans le jardin, donner à chaque chose le nom qui lui appartient, mais cela non de façon autonome (comme le fait la science ou l’ésotérisme moderne), mais sous le regard de Dieu, à l’écoute de sa Parole, et en exerçant l’humble attention qui est due aux formes substantielles dont sont constitués tous les aspects si divers de cette création. En nous donnant l’ordre de la cultiver, d’en prendre soin et de la garder du Malin, Dieu nous a constitués les gestionnaires prudents et intelligents de sa création.

[33]    Jean-Paul II semble méconnaître la distinction capitale entre sciences de la nature et philosophie de la nature. Il ne semble pas non plus vouloir distinguer avec assez de soin le domaine du vivant de celui du non vivant.

[34]    Malgré cet hommage purement verbal à ce qu’on peut appeler les degrés du savoir (science, philosophie de la nature, métaphysique, théologie, Écriture Sainte), nous nous retrouvons cependant toujours en plein dualisme kantien : à la science, la description du monde réel ; au Christianisme, l’affirmation de son sens, de sa signification.
Non ! La méthode scientifique moderne, réduisant comme elle le fait l’étude de la nature à sa dimension purement quantifiable, exclut d’emblée tout sens possible à l’univers à l’exception du sens (réel lui aussi) de ce qui est mesurable. Il s’agit ici de la vision d’un monde à deux étages : le monde réel, décrit de manière objective, c’est-à-dire mathématique, constitue le rez-de-chaussée ; le monde personnel, monde auquel on donne un sens purement subjectif, ésotérique, mythique, pour tout dire spirituel, se trouve logé à l’étage supérieur. C’est ce dualisme qui habite l’homme moderne. Il oppose ainsi des réalités qui, si elles sont soumises à la Parole souveraine de Dieu, sont en réalité complémentaires. Mais, dans la vision dualiste kantienne (qui est celle de nos contemporains), le monde technique de la science s’oppose aux réalités spirituelles (personnelles et religieuses) qui sont sans rapport véritable avec la vie matérielle de tous les jours.
Malheureusement une grande partie du christianisme n’affirme plus l’autorité souveraine du Christ en tant que Pantocrator, Seigneur sur toute la création, Maître de toutes choses, et ainsi occulte l’autorité souveraine de Sa divine Parole sur tous les aspects de la réalité. Par son refus de l’autorité du Christ Créateur et Seigneur il en vient à faire partie de ce qu’on doit appeler l’ésotérisme religieux, une religion qui se réfugie dans un véritable ghetto spirituel, laissant la domination entière du domaine public à l’a vision scientiste du monde.
Mais une religion qui rejette ainsi l’autorité de la Parole de Dieu sur sa doctrine et sur sa pratique, refusant par cela même de reconnaître la domination universelle de Jésus-Christ sur toutes choses, peut-on encore lui attribuer le nom de « chrétienne » ? C’est ce phénomène que l’on peut observer à des degrés divers et à titre d’exemples, dans le piétisme qui cantonne la foi au domaine purement personnel ; dans le charismatisme qui délaisse la réalité de la création pour se livrer à un super-spiritualisme quasiment angélique ; dans l’existentialisme religieux qui ne s’occupe d’autre chose que de son expérience de l’instant ; dans les différentes formes d’antinomisme et de critique biblique qui abandonnent la réalité tant de ce monde que de la vie spirituelle elle-même, pour les livrer aux pensées impies d’hommes révoltés contre Dieu.
Mais l’Écriture Sainte, Parole révélatrice du sens véritable de tous les aspects de la création de Dieu, constitue non seulement la norme de vie de tout chrétien (et de toute Église) qui cherche à se soumettre humblement à Dieu mais aussi le cadre normatif dans lequel il doit penser tous les aspects de la création.
Les origines modernes de cette vision dualiste du monde doivent être recherchées dans la crise épistémologique des XIVᵉ et XVᵉ siècles où la pensée nominaliste alors dominante sépara les mots des réalités qu’ils nommaient, livrant de cette façon le langage porteur de sens à l’arbitraire de l’homme (l’ésotérisme) et les choses matérielles à une pensée dépourvue de sens (la science).

[35]    La Bible est message de vie, c’est vrai. Mais, comme semblerait ici l’entendre Jean-Paul II, ce message de vie n’est pas à séparer du message de vérité qu’est la Sainte Écriture tout entière. La parole du Christ, Il ne faut pas séparer ce que Dieu a uni, certes prononcée au sujet de l’indissolubilité du mariage tel que Dieu l’a voulu, n’est pas à limiter à ce seul domaine. N’a-t-il pas Lui-même déclaré qu’Il était tout à la fois, et inséparablement, le chemin, la vérité et la vie (Jean 14:6) ?

[36]    Si seulement la vision véritablement catholique de la Sola Scriptura – Parole écrite de Dieu, tout à la fois vivante et conceptuellement vraie, unique fondement de la sacra doctrina, de la théologie, animait véritablement la pensée et l’action de Jean-Paul II !
Sur les fondements de la pensée de Jean-Paul II voyez l’ouvrage de Wigand Siebel, Philosophie et théologie de Karol Wojtyla, SAKA, Bâle, 1988.

[37]    Voici comment The Remnant Review du 31 octobre 1996 commentait les implications catastrophiques de la capitulation de Jean-Paul II à l’esprit scientiste du monde moderne :

       Cependant, laissant de côté toutes ces considérations, même si le pape croit personnellement la théorie de l’évolution, théorie qu’il est impossible de prouver, pourquoi donc, pour l’amour de Dieu, devait-il choisir ce moment précis dans l’histoire pour proclamer sa conviction au monde ? En un jour et dans une époque qui voit l’humanité tout entière assiégée par l’athéisme, le nihilisme, et un esprit d’apathie et d’indifférence, pourquoi le chef de l’Église catholique sur terre devait-il s’engager, comme il vient de le faire, à repousser, dans l’esprit de notre génération, la Révélation de Dieu encore davantage dans le domaine du mythe et de la légende en déclarant solennellement que le Créationnisme n’est qu’une théorie et que l’Évolutionnisme est lui, bien plus qu’un théorie. Pourquoi ? Pour l’amour du ciel, pourquoi ?
De son côté Cal Thomas du Detroit Free Press faisait remarquer :
Avec sa déclaration sur l’évolution, le Pape s’est mis au diapason de son époque. En ce faisant, il a accepté la philosophie qui se trouve au cœur même du communisme. Pour quelle raison aurait-il décidé ainsi de faire sien le noyau véritable d’une vision du monde qu’il a toute sa vie cherché à combattre ?
Henry Morris, pour sa part, donnait la réponse suivante à cette interrogation :
La liberté ainsi accordée aux Catholiques (par Pie XII en 1950 réd.) d’étudier et d’enseigner l’évolutionnisme (avec la seule limite que nous avons indiquée) semble avoir très rapidement conduit à l’acceptation générale de l’évolutionnisme théiste par les institutions d’enseignement et les communautés catholiques. Pour ce qui le concerne, le pape Jean-Paul II a, dans ce sens, sans doute eu des convictions évolutionnistes dès sa jeunesse. Ainsi, malgré la surprise affichée par beaucoup, à la suite de cette apparente nouveauté pontificale, les affirmations récentes du pape ne doivent pas représenter pour lui des convictions bien nouvelles.
Le pape Jean-Paul II se nommait auparavant, Karol Wojtyla, et était Cardinal de Cracovie lorsqu’il fut élu pape en 1978. Dans sa jeunesse, il avait été acteur et semble ne pas avoir éprouvé de difficultés particulières en tant qu’ecclésiastique reconnu par l’État dans une Pologne communiste. Son élection comme pape, fut accueillie avec enthousiasme par le parti communiste de son pays et par le communisme mondial lui-même. Depuis son élection, il semble vouloir chercher à promouvoir un programme de syncrétisme religieux, ceci non seulement avec les Protestants, mais également avec les Hindous, les Bouddhistes et d’autres encore. De toute manière, sa conversion à l’évolutionnisme n’est guère aussi récente que ne le laissent entendre les médias.

Pour conclure.
Il semblerait, d’après les propos de Jean-Paul II, que l’Église catholique romaine (pour ne parler que d’elle) ne semble guère aujourd’hui s’intéresser de manière sérieuse à la science, à la philosophie, à la politique, à l’économie, etc. Elle cherche constamment à se tenir coûte que coûte sur le devant de la scène et, pour le faire, accepte, pour tout ce qui n’est pas son domaine strict, ce que dit l’opinion courante… sans voir qu’en procédant de la sorte son domaine strict s’en trouve automatiquement contaminé.