Il est utile d’attirer l’attention du lecteur sur le fait que les discussions philosophiques et méthodologiques relatives aux rapports entre, d’une part, ce qu’on appelle par un abus simplificateur du langage : la science et, de l’autre, la théologie ou la métaphysique, sont souvent rendues peu fructueuses par un manque de précision dans l’usage des termes. Ceci est tout particulièrement vrai en ce qui concerne l’abus des mots science ou scientifique. Une telle imprécision dans l’expression empêche souvent l’examen exact des véritables questions qui marquent les rapports entre les différentes sciences expérimentales de type mathématique et les autres formes que peuvent prendre les diverses connaissances dites non scientifiques.
L’usage correct du terme science
Prenons un exemple. Il nous faut, dit-on, soigneusement distinguer les méthodes de recherche pratiquées par la science de celles utilisées dans l’étude de l’histoire. Mais déjà dans cette remarque, d’un bon sens évident, l’usage exclusif fait de ces deux termes et l’apparente opposition dans laquelle on les place, manifeste cet esprit simplificateur que nous voulons combattre, car il nous paraît nuisible à la clarté et à la précision de la pensée.
D’une part pourquoi, avec toute la modernité, devons-nous réserver le terme science aux seules sciences expérimentales et mathématiques ? Cet abus du langage va si loin que même des sciences qui se veulent sociales n’existent aujourd’hui comme sciences que dans la mesure où elles se moulent, plus ou moins mal, sur les méthodes des sciences mathématiques.
De l’autre, il serait faux de considérer la science expérimentale en bloc comme constituant un phénomène monolithique, même si l’unité de méthode donne une certaine homogénéité à toutes les disciplines qui s’y soumettent. Nous devons cependant reconnaître que dans l’ensemble des disciplines que l’on peut légitimement nommer science expérimentale, on trouve des sciences très diverses qui, dans le cadre général de la méthode expérimentale quantitative, ont chacune besoin de méthodes particulières qui leur sont spécifiques, méthodes adaptées de manière précise à l’objet de leur étude. Nous nous trouvons ici devant une application de l’enseignement d’Aristote selon lequel (à l’intérieur du cadre général de la méthode expérimentale) ce serait l’objet étudié qui déterminerait lui-même la méthode spécifique à utiliser pour son étude. Ainsi la chimie ne se pratique pas de la même manière que la physique nucléaire, la science des matériaux bruts de la même manière que celle des matériaux fabriqués par l’homme. La grande diversité de la création implique une diversité tout aussi grande en ce qui concerne l’utilisation de la méthode expérimentale pour l’approche scientifique du réel. Chaque discipline expérimentale développera alors ses propres méthodes de contrôle et de vérification, méthodes appropriées à la réalité qu’elle étudie. C’est à l’intérieur même de ce que l’on peut appeler les critères d’exactitude spécifiques à chaque science que l’on va pouvoir juger de la légitimité des résultats d’une entreprise scientifique quelconque. Mais, si ces méthodes doivent être diversifiées en fonction de leur objet spécifique, il n’en demeure pas moins que chacune d’elle se situe à l’intérieur d’un univers, c’est-à-dire qu’elle manifeste la signification d’un aspect particulier ou d’une partie de l’ensemble de la réalité. Le sens, à la fois divers et harmonieux de tous les aspects et parties de la réalité, n’est autre chose que la vérité par rapport à l’univers. C’est en examinant tout travail scientifique à la lumière des exigences spécifiques de sa propre méthode que l’on va pouvoir distinguer des activités véritablement scientifiques, de celles où la méthode appropriée n’est pas utilisée. On pourra ainsi opposer la science véritable à des supercheries pseudo-scientifiques, à ses contrefaçons idéologiques. Pour ne prendre qu’un exemple : la biologie expérimentale doit être distinguée des spéculations évolutionnistes quant aux origines des espèces.
Diversité du savoir humain
Ceci m’amène à un deuxième point. La position ici énoncée relativement à ce que l’on appelle couramment la science – et que je nommerais pour ma part les sciences expérimentales susceptibles d’être étudiées sous une forme mathématique quantitative – doit également être formulée, mais de manière analogique, pour les autres formes organisées du savoir humain.
Prenons un domaine précis, celui de l’histoire. Le travail de l’historien comporte une grande variété de méthodes (fort différentes suivant le caractère précis de l’objet historique étudié) appropriées à la discipline qui lui est spécifique. Est-il utile (ou même raisonnable) de chercher à comparer le degré de certitude propre à une discipline, telle l’histoire (qui prouve des faits particuliers), à celui qui serait propre à ce qu’on appelle la science (qui, elle, démontre des lois générales) ? Les objets étant différents, l’approche de l’objet doit elle aussi être différente. Ce qui importe c’est que chacun, historien ou scientifique, use avec probité et efficacité des méthodes propres à l’objet de son étude. Ainsi, ne pas respecter la méthode conduit à ne pas respecter l’objet, et réciproquement. Mais chaque méthode nous livre des vérités par rapport à la réalité de l’objet étudié et ces certitudes se rapportent à la connaissance de ce tout que nous appelons le cosmos. Chacune a ainsi sa juste place dans l’ordre harmonieux de l’univers.
Il ne s’agit pas ici d’abord d’honnêteté ou de malhonnêteté (dans le sens de la morale de tous les jours) mais d’une probité à proprement parler méthodologique : c’est-à-dire du respect, plus ou moins grand, accordé aux méthodes propres à chacune des sciences (ici sciences historiques ou expérimentales), c’est-à-dire à l’objet lui-même. Ceci ressort essentiellement des capacités proprement professionnelles – ce qui inclut bien sûr la probité morale – des savants exerçant leurs talents dans des domaines fort différents. C’est ainsi que devra être jugée, à l’intérieur de chaque discipline, la valeur du travail scientifique accompli. Ce qu’il importe de savoir, c’est, par exemple, si le physicien aura fait un usage correct des moyens propres à sa discipline spécifique. La même question du rapport entre le travail du savant et l’objet propre à sa science doit également s’appliquer (mais selon des critères forcément très différents) aux recherches de l’historien. Dans le domaine qui lui est propre, il parviendra, s’il est fidèle aux règles de sa discipline, et en dépit de l’intrusion méthodologiquement nécessaire d’éléments subjectifs tel le jugement personnel, à une réelle capacité de cerner l’objet de sa recherche. Beaucoup dépendra sans doute des matériaux à sa disposition (il lui faut des documents) et plus encore des qualités intellectuelles personnelles qui sont les siennes. (Ne faut-il pas également que le bon physicien soit, lui aussi, pourvu des qualités personnelles nécessaires à la poursuite efficace de sa vocation de savant ?) Mais l’historien, dans son propre domaine, parviendra à un degré de certitude propre à sa discipline pas moins significatif que celui obtenu par le physicien dans son laboratoire.
On pourrait peut-être transposer dans ce domaine de méthodologie comparée la parole de l’apôtre Paul : Que chacun examine son œuvre propre, et alors il trouvera en lui seul, et non dans les autres, le sujet de se glorifier. (Gal. 6:4). Ainsi chaque discipline (science) doit être jugée selon ses propres critères de vérification et de crédibilité. Si chaque science à sa place dans la cathédrale harmonieuse de la hiérarchie des savoirs, cependant toute comparaison de leurs degrés divers d’exactitude me semble peu utile, et toute forme d’impérialisme méthodologique d’une science par rapport à une autre, à la fois futile, essentiellement nuisible et grosse de dangers considérables. Ce que je cherche à décrire est ce que Herman Dooyeweerd (après Aristote et Thomas d’Aquin) a appelé la nécessaire souveraineté (les unes par rapport aux autres et non par rapport à Dieu) des diverses sphères de la connaissance humaine.
En quoi l’exégèse serait-elle une science ?
Ce cadre épistémologique posé, il nous est maintenant possible de nous demander s’il est juste d’attribuer, comme cela se fait couramment, un caractère de véritable scientificité aux travaux des théologiens qui pratiquent la méthode historico-critique. Le quasi-monopole de scientificité attribué à cette méthode d’exégèse est-il véritablement justifié ? C’est en effet cette méthode historico-critique qui se trouvait à la base de la série télévisée Corpus Christi qui cherchait récemment à présenter au grand public une version popularisée des acquis de ces travaux exégétiques. Cette auto-attribution d’un monopole de scientificité n’aurait-elle pas pour effet d’évacuer les questions véritables que nous devrions ici nous poser ?
Posons alors franchement la question essentielle : le travail de ces théologiens est-il véritablement scientifique ? C’est-à-dire, cette méthode est-elle appropriée à l’objet même de cette science, la théologie – la science de Dieu – qui, selon les Pères, tel Saint Augustin, les grands docteurs du Moyen Âge, tel Thomas d’Aquin, et les Réformateurs, tel Jean Calvin, n’est rien d’autre que l’exploration, l’explicitation, la systématisation et l’application du sens exact de la Sainte Écriture ? Rappelons que le caractère particulier de cette Écriture Sainte est d’être une Écriture inspirée dont l’Auteur premier est Dieu, ce qui implique que toutes ses parties peuvent (et doivent) être lues de manière concordante. De tels présupposés, qui correspondent au caractère même de ce Livre, déterminent la manière scientifique dont il devra être étudié.
Ainsi la réponse à la question de la scientificité de la lecture critique de la Bible est aisée car un bref examen de la démarche des partisans de cette méthode d’étude critique des textes bibliques nous montre que ces exégètes, en récusant les présupposés propres au texte biblique, cherchent tout simplement à faire disparaître l’objet même de leur science, le texte de la Sainte Écriture tel qu’il nous a été donné par Dieu et tel qu’il a toujours été reçu dans l’Église. C’est vrai, par exemple, pour les diverses théories des sources ; pour l’attribution tardive de textes prophétiques qui, selon cette science critique (incrédule !), ne sauraient avoir été écrits avant la date de leur accomplissement (!) ; pour l’attribution de la rédaction de la Torah au temps où elle fut redécouverte par le roi Josias ; pour la fragmentation arbitraire et fort variée des livres bibliques ; pour l’attribution d’une date très tardive (mais variable à satiété en fonction des exégètes !) de la rédaction des textes des Évangiles ; pour l’opposition arbitraire entre les théologies de Jean, de Paul, de Jésus, etc. ; pour la mise sur un plan d’égalité des livres canoniques du Nouveau Testament et des écrits gnostiques apocryphes des premiers siècles ;, etc. Ceci ne veut pas dire que les auteurs des divers livres de la Bible (comme tout autre auteur) n’aient pas utilisé des sources diverses dans leur travail de rédaction du texte divinement inspiré. Mais c’est le produit final de leur travail qui nous intéresse et non les spéculations, par nature subjectives, des savants exégètes sur la manière dont ce travail aurait été effectué. C’est ainsi que depuis près de trois siècles des critiques bibliques se livrent, sur le texte de la Bible, à ce que l’on doit sans doute appeler de la déconstruction textuelle avant la lettre. Il est curieux également de constater que l’on retrouve, parmi bien d’autres choses bonnes et moins bonnes, des méthodes très semblables d’évacuation critique de la Bible hébraïque (avec beaucoup d’autres choses) dans bien des pages du Talmud. De véritables modes critiques se succèdent les unes aux autres à une assez vive allure depuis leurs premiers débuts, avec les travaux de Richard Simon, à la fin du XVIIᵉ siècle. Toutes refusent l’objet spécifique de la théologie, de cette science sacrée, comme la nommait Thomas d’Aquin, qu’est la Sainte Écriture telle que nous la présente le canon biblique.
Nous avons à faire ici à un système idéologique à l’état pur. Mais il ne s’agit pas nécessairement de mauvaise volonté, de malhonnêteté ou de supercherie consciente et personnelle de la part de ces « savants ». Car, depuis plus de trois siècles, le paradigme pseudo-scientifique d’une herméneutique biblique critique, herméneutique, répétons-le, totalement inadaptée à son objet, s’est si fermement incrusté dans les institutions universitaires qui enseignent la théologie, qu’il est devenu quasiment impossible pour ceux qui ont été formés à ces disciplines bibliques d’imaginer une quelconque autre manière d’aborder l’objet de leur science. Les personnes prises dans cette dérive ne sont plus en mesure de se rendre compte de l’univers mental autiste dans lequel elles se trouvent enfoncées. Vivre un tel consensus idéologique passivement est, en quelque sorte, pire que de subir directement les effets d’une propagande active. Car si le propagandiste garde une certaine distance avec le message qu’il véhicule, l’idéologue, par contre, devient lui-même la première victime de sa propre activité de manipulateur d’autrui. Nous sommes cependant obligés de reconnaître ici que le roi est bel et bien nu.
L’étude de la réalité exige le concours de sciences diverses
En quatrième lieu, nous devons constater que les diverses disciplines scientifiques n’existent pas de manière cloisonnée, c’est-à-dire indépendantes les unes des autres.
Il est clair que la science de l’acoustique a des relations avec la musique et que la théologie en a de même avec plusieurs autres disciplines. Mais la science de la composition musicale n’est pas pour autant, ni de la physique, ni de la théologie, ni, encore moins, de l’horticulture ou de l’art culinaire. Nous vivons dans un univers, et, pour ceux qui l’étudient, cet univers manifeste son unité dans la plus foisonnante diversité de formes. Nous devons constamment tenir compte de ces deux aspects de toute réalité créée : unité de l’univers et diversité des objets dont il est constitué. C’est ce qui nous oblige constamment à chercher à garder ensemble les deux bouts de cette chaîne dont est constituée toute saine épistémologie : l’unité et la diversité. Ceci revient en fait à dire que le fondement même de toute épistémologie vraie ne peut se situer ailleurs que dans la doctrine de la Trinité. Nous retrouvons en effet le reflet de l’Un et du Multiple divin dans tous les aspects de la création (cela est vrai même pour le langage), car toutes les œuvres de Dieu manifestent leur Créateur, le seul vrai Dieu, le Dieu du Christianisme, Un seul Dieu en Trois Personnes, Père, Fils et Saint-Esprit, sans division, ni séparation, ni mélange, ni confusion.
Il est évident que l’étude de la Bible se trouve au croisement de nombreuses disciplines scientifiques : la théologie, la morale, l’histoire, la géographie, la grammaire, la linguistique comparée, le droit, l’archéologie, la papyrologie, la biologie, la musique, la critique littéraire, la géologie, l’astronomie, et j’en passe. Le fait central dont témoigne cette révélation n’est autre que l’intervention d’un Dieu qui transcende l’espace et le temps dans cet espace et ce temps, c’est-à-dire dans l’histoire et dans la nature. Ici, nature s’entend en particulier de tout ce qui se rapporte à la réalité physico-chimique. Cette intervention de la Transcendance dans notre monde a laissé dans cette réalité créée de nombreuses traces. Les diverses disciplines scientifiques que je viens de nommer peuvent, certaines plus, d’autres moins, nous aider à discerner la présence de telles traces de l’action de Dieu dans notre monde. C’est ainsi que, par l’intervention de Dieu Lui-même, se sont établis des signes d’une relation directe et observable entre le ciel et la terre. Cela se voit de diverses manières : par la révélation de Dieu dans l’ordre créé (la révélation générale) et le langage donné par Dieu à l’homme pour le comprendre ; puis, par son action providentielle dans l’histoire ; ensuite, par la description et l’interprétation infaillible de certaines de ces interventions de Dieu dans l’histoire en vue du salut du monde dont nous trouvons les récits dans la Bible (révélation spéciale) ; puis, finalement, par la venue personnelle, dans une réalité qui est biologique, chimique et physique (mais aussi évidemment psychologique), du Fils unique éternel de Dieu sur notre terre (l’incarnation).
Mais l’homme, en conséquence de son péché, a une propension irrépressible à refuser la reconnaissance due à ces divers témoignages de l’intervention de Dieu dans le temps et dans l’espace. C’est là sans doute un aspect nécessaire de l’apparition des religions païennes qui, tout en cherchant à atteindre une connaissance de l’au-delà par leurs cultes idolâtres, ne parviennent en fait qu’à fausser, ou à effacer, la conscience chez l’homme de l’intervention de la transcendance véritable dans l’immanence. C’est de cette façon que le paganisme ancien cherchait à échapper à l’influence du seul vrai Dieu (Rom. 1:20-23). Le monde moderne, aujourd’hui de son plein gré embourbé dans un paganisme retrouvé (religion idéologique humaniste, centrée sur la divinisation de l’homme, bien plus opaque encore que le paganisme pré-chrétien), cherche lui, avant tout, à rejeter toute intrusion possible de cette transcendance dans le système technique et social essentiellement athée en voie d’élaboration de plus en plus complète depuis la fin du XVIᵉ siècle. C’est ici également que nous pouvons trouver la véritable raison d’être de la méthode historico-critique qui, depuis plusieurs siècles, est devenue le principal fer de lance du rejet conscient de Dieu en Occident. La promotion, par les élites chrétiennes elles-mêmes, d’une telle déchristianisation des téléspectateurs francophones est manifestement le but recherché par les émissions télévisées Corpus Christi.
Dans une telle perspective néopaïenne, ou plutôt d’apostasie (car l’éloignement de Dieu d’un monde post-chrétien est beaucoup plus grand que celui du paganisme ancien), on voudra bien admettre l’existence d’une religion chrétienne au caractère mythique, mais à condition qu’elle se cantonne exclusivement à l’intérieur d’un dualisme qui sépare le religieux de la science, c’est-à-dire Dieu de sa création. Ainsi, pour cette nouvelle tradition religieuse néo-païenne, à la fois anti-chrétienne et anti-théiste (je parle toujours de la tradition historico-critique), ce qu’il faut à tout prix éviter, c’est la possibilité d’une rencontre entre transcendance et immanence, entre Dieu et la réalité créée, c’est-à-dire avec l’univers et l’histoire. Dans une telle perspective, la transcendance doit à proprement parler être évacuée, et ce qui, dans la Bible, s’exprime en termes de transcendance, doit être réduit à la pure immanence d’une réalité scientifique des plus plates. Mais en fait, ce que cette démarche cherche à tout prix à éviter, c’est que le Dieu transcendant puisse exercer une souveraineté quelconque sur l’homme.
Ce n’est pas que je veuille affirmer, pour prendre un exemple, que la reconnaissance par les sciences de l’authenticité probable du linceul de Turin puisse sans autre convaincre quiconque de l’identité de celui qu’il recouvrit, ou, encore moins, par cela même prouver le fait de la résurrection du Christ de manière à rendre la foi salvifique en cette résurrection inutile. Voir de ses yeux le Christ ressuscité (comme les apôtres) est une chose ; croire (c’est-à-dire acquiescer mentalement) au fait de sa résurrection corporelle sur le témoignage de témoins oculaires en est une autre. Mais à partir de ce fait et du témoignage qui le porte, croire de manière salutaire à la résurrection de Jésus-Christ, Dieu éternel fait homme dans le temps, est une action d’un tout autre ordre. Car le fait de la résurrection du Fils de Dieu, objet de notre foi, pour être compris et cru dans sa vérité réellement salvatrice, ne peut être coupé (sans se détruire lui-même) du contexte intellectuel de la vérité dogmatique chrétienne qui seule peut lui donner son vrai sens salutaire, c’est-à-dire celui de la foi accordée par Dieu à ses élus. Par contre, ce que je cherche avec la plus grande force à démontrer, c’est que l’incarnation du Christ, sa crucifixion et sa résurrection, pour être véridiques théologiquement et dogmatiquement, doivent nécessairement s’être produites dans la réalité du temps et de l’espace, et qu’en conséquence des traces que ces événements historiques ont laissées peuvent (et doivent) être comme telles constatables.
Pour nos critiques, c’est la possibilité même d’un début de témoignage historique (et par là scientifique) du fait de la résurrection du Christ qui constitue le crime impardonnable. Il leur faut, en conséquence, à tout prix écarter l’idée que le linceul de Turin puisse être démontré comme constituant un document authentique réclamant, par ce fait même, l’assentiment de notre intelligence. C’est pour cela qu’il leur faut, a priori et de manière absolue, défendre la position selon laquelle cet ancien tissu ne peut être autre chose qu’une fraude, quelles que puissent par ailleurs être les preuves allant en sens contraire. Car si son authenticité pouvait être assurée, leur système dualiste science–religion serait irrémédiablement défait. Certes, celui qui croit que le caractère entièrement véridique du témoignage que nous fournit la Bible sur les interventions de Dieu dans notre monde est hors de doute n’a guère besoin de l’appui de preuves extra-bibliques pour étayer sa foi. Mais là où nos savants exégètes s’évertuent à détruire l’authenticité du texte de l’Écriture, diverses preuves extérieures de leur authenticité peuvent être d’une grande utilité apologétique.
Ce qui est vrai pour le linceul l’est infiniment plus pour la Sainte Écriture. Sans doute, seule la foi au témoignage des Évangiles pourra donner à ces événements leur sens salutaire véritable. Cependant nous avons à faire ici au témoignage rendu à des interventions de Dieu (événements) situées dans le temps et dans l’espace qui, en tant que telles, ont laissé des traces. Ces traces peuvent être constatées par les sciences qui leur sont appropriées. Répétons-le, ce sont là des témoignages – c’est-à-dire des preuves historiques – d’une telle rencontre entre le temps et l’éternité et ce sont ces preuves que la méthode historico-critique cherche à tout prix et par tous les moyens à faire disparaître de notre vue. C’est contre une telle intervention de la Transcendance dans les affaires de notre monde que se dressent comme un seul homme Corpus Christi, et les Facultés de Théologie qui pratiquent la méthode historico-critique d’exégèse des Saintes Écritures.
L’hégémonie abusive de la méthode résolutive-compositive
Le point que je voudrais maintenant soulever est celui du caractère propre à la méthode scientifique qui s’est imposée à la civilisation occidentale depuis le début du XVIIᵉ siècle, et qui aujourd’hui préside de manière incontestée aux destinées de notre monde.
Cette méthode est parfois définie comme la méthode résolutive-compositive. C’est-à-dire, il s’agit en premier lieu d’une
[…]opération par laquelle on décompose un tout en ses parties, ou une proposition en propositions plus simples dont elle en est la conséquence (André Lalande : Dictionnaire technique et critique de philosophie, P.U.F., Paris, p. 925).
Ensuite on recompose en un nouveau tout ces fragments décomposés. La méthode d’analyse scientifique (dans le sens de la méthode expérimentale) décompose les faits donnés en éléments toujours plus simples (simplicité qui s’avère toujours plus complexe !), et ces derniers en éléments plus simples encore, et ainsi de suite (résolution). Selon cette optique, la tâche du savant consiste ensuite, lors d’expérimentations contrôlées (et pouvant être reproduites), à recomposer ces éléments simples en ensembles rationnellement ordonnés (composition). Cette méthode s’est prouvée particulièrement féconde pour ce qui concerne la découverte des structures de la réalité matérielle et chimique. Mais il nous faut tout de suite ajouter qu’elle ne peut fonctionner autrement qu’aux dépens de la forme substantielle concrète des objets qu’elle étudie, c’est-à-dire que la forme organique complète, si l’on peut s’exprimer ainsi, des réalités créées est méthodologiquement mise de côté. En recomposant dans son laboratoire les parties (ces éléments simples, atomisés) en un nouvel ensemble ordonné selon les lois des sciences de la nature, le savant oublie un fait essentiel : dans la réalité créée par Dieu, le tout constitue plus que la somme de ses parties. Résumons : on atomise la réalité première (résolution) pour la reconstituer, selon les règles des lois mathématiques de la nature découvertes par la science, en un nouvel ensemble (composition). Une telle démarche ne fait manifestement aucun cas des formes substantielles concrètes qui doivent ainsi tout simplement disparaître d’une réflexion à prétention scientifique.
Il faut faire ici remarquer que cette méthode « résolutive–compositive » n’existait pas dans la science empirique précédant la révolution scientifique du XVIIᵉ siècle, révolution opérée par Descartes, Galilée, Bacon, etc. En faisant disparaître les formes substantielles (c’est-à-dire l’être même des choses, leur réalité et leur sens) de toute réflexion véritablement scientifique, la science nouvelle a engagé un travail de subversion de l’ordre de la création dont nous n’avons pas fini de constater les conséquences. Citons pour mémoire quelques-uns des effets de cette révolution épistémologique :
— Appliquée au domaine politique – fruit des Lumières –, elle a produit l’atomisation des structures immémoriales (structures créationnelles) de la société (résolution) pour fabriquer une nouvelle contre-société, ou se réorganisant spontanément (libéralisme), ou étant planifiée par l’homme (socialo–communisme). Cette nouvelle société anti-créationnelle a, à tour de rôle, un caractère égalitaire et atomisé, oligarchique et tyrannique, démocratique et totalitaire (composition).
— On peut également voir dans la destruction des corps intermédiaires de la société et leur remplacement par une masse informe constituée d’individus atomisés et amorphes, sans véritable rapport les uns avec les autres, un aspect de l’application de la méthode résolutive-compositive au tissu social. C’est la mise en œuvre d’une telle subversion scientifique qui a largement contribué à faire disparaître la société fortement différenciée et hiérarchisée, d’un passé pas si distant, pour lui substituer la société de masse du monde moderne. Une telle subversion de la société (résolution) puis sa reconstruction selon des schémas utopiques (composition) a abouti à la consolidation moderne de l’État comme corps social prépondérant sous la forme d’une sorte de ruche humaine au caractère totalitaire. On constate aujourd’hui une nouvelle phase dans ce phénomène de totalitarisation progressive de la société. À l’État national on voit progressivement se substituer des organisations, au caractère supra-national : multinationales, transnationales ou mondialistes. Or, l’État national, malgré ses excroissances abusives, représentait encore une forme substantielle créée par Dieu pour le bien des citoyens placés sous son autorité. Il est évidemment vain d’attendre de la part d’individus isolés une résistance efficace à de tels mastodontes économiques, politiques et sociaux. Mais on a pu remarquer que de telles constructions sociales, politiques et économiques, lorsqu’elles atteignent les conclusions logiques de leur révolte contre l’ordre créationnel, se trouvent privées de toute efficacité et finissent à la longue par disparaître. La révolte de l’homme contre l’ordre créationnel est à la longue inévitablement et heureusement vouée à l’échec.
— Appliquée à l’Écriture, elle refuse de tenir compte des structures propres à la Bible comme constituant un ensemble cohérent (la forme substantielle de la pensée analogiquement révélée de Dieu), pour atomiser les textes en une myriade de péricopes arbitrairement coupées tant de leur contexte immédiat que de leur contexte théologique plus général (résolution, c’est-à-dire la déconstruction), pour ensuite échafauder ces péricopes, ainsi libérées de leurs formes substantielles littéraires et théologiques propres, en des systèmes logiquement construits sur la base de principes purement rationnels subjectifs, par conséquent parfaitement arbitraires (composition, c’est-à-dire la reconstruction). À la place du texte biblique, nos pseudo-savants cherchent à substituer un texte purement fictif, fruit de leur propre imagination déréglée.
Le mot imagination est ici employé dans le sens négatif d’une pensée coupée de son objet. Il s’agit d’une conception chimérique qui, de son propre fond, fabrique un objet manifestement virtuel, pour utiliser une expression aujourd’hui courante. C’est toujours de la méthode historico-critique, de cette science pseudo-biblique au caractère arbitrairement critique, dont je parle ici. Nous avons à faire à un foisonnement de théories des plus farfelues et très souvent en flagrante contradiction les unes avec les autres. Au travail critique destructeur s’ajoute l’élaboration d’un nouveau texte à prétention biblique, lui aussi le fruit de spéculations issues des imaginations par trop fertiles de nos savants exégètes.
Une telle démarche dualiste est caractéristique du nominalisme moderne. Ce dernier, en affirmant la rupture entre la chose et le nom qui la nomme, affirme d’une part la libération de la pensée du réel, et, de l’autre, le caractère absolument équivoque des relations – dans notre monde du temps et de l’espace – entre transcendance et immanence ; c’est-à-dire, pour ce qui nous concerne, entre le texte de la Bible tel que nous le possédons, et la pensée véritable de Dieu.
— Dans le passé, l’utilisation des matériaux naturels ainsi que l’action directe de l’artisan sur ces matériaux permettaient, d’une part, d’établir un rapport immédiat et harmonieux entre la construction humaine et le milieu naturel, et de l’autre, de maintenir, par l’action artisanale directe, des proportions humaines aux constructions qui, sous des formes très variées, respectaient les rapports harmonieux qu’établit la règle d’or. Cette harmonie naturelle, qui présidait jadis de manière naturelle et inconsciente aux travaux des hommes, est évidemment rompue par les méthodes modernes de construction. Ces formes de construction modernes sont fondées sur l’application pratique de la méthode résolutive-compositive appliquée bien souvent de manière purement utilitaire.
— La parcellisation des tâches dans l’industrie et dans l’administration (résolution) et leur recomposition scientifique en travail à la chaîne (composition), témoignent, elles aussi, de l’universalisation de l’application de la méthode résolutive-compositive. Cette taylorisation du travail (comme on appelle cette forme moderne d’esclavage) rend très difficile l’intégration du labeur quotidien des hommes à l’ensemble de leur existence. Cela n’était pas le cas pour les rudes travaux qui, certes écrasaient nos aïeux, mais n’enlevaient pas pour autant tout sens humain (et spirituel) à leur labeur.
— Enfin, en ce qui concerne la biologie elle-même, c’est cette méthode résolutive–compositive qui est à la base des manipulations génétiques. Elles sont rendues possibles par la décomposition expérimentale de l’organisme en ses éléments les plus simples (résolution). Ces éléments simples sont ensuite restructurés en des organismes scientifiquement rafistolés afin d’être plus utiles aux hommes (composition). Si la méthode résolutive parvient à une véritable connaissance des structures de la réalité biologique, sa contrepartie compositive revêt un caractère essentiellement utilitaire, c’est-à-dire que sa finalité est arbitrairement déterminée par les besoins immédiats et à court terme de l’homme. Enfin, encore plus que pour la société, on doit constater que la structure des êtres vivants s’avère être beaucoup plus résistante aux efforts déployés par les savants pour radicalement la transformer que l’on aurait pu, au premier abord, le croire.
— Finalement, on peut se demander si, même pour le monde inanimé (par exemple dans les domaines chimiques et physiques), l’utilisation de la méthode résolutive-compositive est, à la longue, nécessairement bénéfique.
Remarques finales
Dans le domaine purement matériel, il nous faut constater la résistance de l’ordre créé à sa dissolution par l’homme. Afin d’obtenir la fission nucléaire, à titre d’exemple, ce sont des efforts prodigieux qu’il faut déployer pour faire éclater le noyau atomique. Par ailleurs, les éléments ainsi désorganisés se reconstituent ensuite en des éléments parfaitement reconnaissables, cela après avoir fourni l’énergie domestiquée qu’on attendait de leur désintégration.
Sur un tout autre plan, il suffit de constater la différence esthétique entre un mur de pierres sèches, un mur de pierres taillées et un mur en béton pour se rendre compte du bien fondé de cette interrogation. Il n’est peut-être pas sans signification, par rapport à notre discussion, que, dans le livre de Josué, Dieu exigeait de son peuple qu’il utilise uniquement des pierres brutes, non taillées, pour Lui dresser des autels. Pour prendre un autre domaine, il faut constater que la mathématisation stricte des intervalles entre les notes établi par la musique sérielle (Schoenberg, Webern, Stockhausen, Boulez, etc.) s’avère être intrinsèquement destructrice de toute vraie harmonie, de toute mélodie. Il est intéressant de signaler ici que les machines utilisées pour accorder les instruments de musique, en fait ne parviennent pas à obtenir de véritables accords, car elles sont trop exactes sur le plan des lois de la physique acoustique pour être justes. La correction obtenue au moyen de l’oreille de l’accordeur, musicalement bien plus exacte, est indispensable pour obtenir des accords vraiment justes. Il en est de même pour les programmes de traduction par informatique dont les résultats doivent toujours être revus par des traducteurs humains. Car dans ces divers domaines, nous avons affaire à ce que Pascal appelait l’esprit de finesse, bien plus précis dans son propre domaine que l’esprit de géométrie, si approprié soit-il à tout ce qui touche à la physique. Peut-être que cette puissance démiurgique, puissance qui fut déchaînée sur notre monde par la domination culturelle de la révolution scientifique du début du XVIIᵉ siècle, n’était, en fin de compte, pas aussi innocente que l’on a bien voulu nous le faire croire.
Toute la réalité créée, en particulier les divers écosystèmes si délicatement imbriqués les uns dans les autres et dans le tissu du cosmos lui-même, constituent des ensembles cohérents répondant à de multiples fins. Pour créer de nouvelles formes de vie ayant leur juste place dans la cohérence hiérarchisée du cosmos, il faudrait être pas moins habile que Dieu Lui-même, c’est-à-dire être capable de tout prévoir et de tout contrôler. Ce n’est pas le cas de l’homme.
Mais il y a plus encore. Le monde empirique, dont nos sens nous donnent un témoignage si clair, nous présente des réalités tangibles qui peuvent être lues comme les signes d’une réalité plus haute, d’une réalité d’ordre spirituel, une réalité divine. Il en est ainsi du mariage, des formes historiques du pouvoir, du rapport entre le berger et ses moutons, de la vigne, du pain et du vin, d’une construction humaine (la maison construite sur le sable ou sur le roc), d’un champ, d’une moisson ou d’une famine, de la peste, des sauterelles, du désert, d’une plaine fertile, des montagnes, des cèdres, etc. Toutes ces réalités naturelles, sociales ou matérielles, perçues par les sens constituent autant de formes substantielles stables et significatives que l’intelligence commune des hommes peut saisir. Ces formes substantielles créées sont constamment utilisées dans la Bible comme vecteurs privilégiés d’un sens spirituel. Une telle analogie entre les réalités terrestres et celles du ciel n’est guère possible en ce qui concerne les résultats que nous procure la méthode résolutive-compositive, telle qu’elle est pratiquée par les sciences expérimentales modernes, ordonnées comme elles le sont par une pensée purement quantitative à des fins, finalement, mécaniques. Peut-être que la fournaise prodigieuse que constitue une explosion nucléaire préserve, d’une certaine manière, cette analogie, mais non ici avec les réalités du ciel, mais avec celles de l’enfer.
Jean-Marc Berthoud
Juillet 1998