Éditorial – Lettre ouverte sur Évangile et politique

par | Résister et Construire - numéro 10

Monsieur[1],

Je vous remercie pour le dernier numéro d’Evangel qui m’a beaucoup intéressé. Comme vous invitez vos lecteurs à réagir, tant au discours de Mme Thatcher devant l’Assemblée générale de l’Église d’Écosse qu’aux prises de position que vous publiez à son sujet, je me suis dit qu’une réponse venant d’un étranger pourrait peut-être fournir quelque lumière dans ce débat crucial.

Contrairement aux positions évangéliques démagogiques prises par George Bush lors de sa récente campagne électorale, la déclaration de foi de Mme Thatcher devant les instances de l’Église d’Écosse ne peut guère être considérée comme s’adressant à des électeurs éventuels. En fait, de ce que j’ai pu lire des réactions chrétiennes à son discours, sa position non équivoque ne pourrait que contrarier des visées purement électorales. Et même si 82 % des évangéliques anglais voteront pour elle – comme ce fut le cas récemment pour George Bush – vu l’état de déchristianisation avancé de la Grande-Bretagne, cela ne produirait qu’un effet politique médiocre. La fermeté des convictions chrétiennes de Mme Thatcher a récemment eu un écho dans le passage au Parlement d’un amendement à la loi sur l’enseignement – fait auquel elle fit allusion dans ses observations finales – réaffirmant le caractère spécifiquement chrétien de l’enseignement public britannique, et cela contre une approche plus syncrétiste de l’enseignement de la religion dans les écoles. Il est étonnant que dans cette initiative elle reçut davantage de soutien des communautés juives et musulmanes que de la part des Églises établies. Ces communautés non chrétiennes voyaient dans le maintien d’une position ferme de l’enseignement du christianisme dans les écoles de l’État un encouragement pour leurs propres enfants à prendre la religion de leur père plus au sérieux ! Il est frappant qu’aucun de vos correspondants n’ait même pris la peine de mentionner cet aspect du discours du Premier Ministre, ignorant apparemment l’importance, pour la préservation du culte chrétien, de maintenir, du moins officiellement, le caractère chrétien de la nation.

Deuxièmement, le discours de Mme Thatcher devant l’Assemblée générale de l’Église d’Écosse m’a immédiatement mis à l’esprit une autre circonstance où un homme d’État anglais des plus éminents, lui aussi animé de convictions chrétiennes indiscutables, s’adressa au clergé d’Écosse. Je pense évidemment à Oliver Cromwell. Dans le langage direct et vigoureux qui était le sien, il apostropha ainsi le clergé écossais dont certains pasteurs avaient péri sur le champ de bataille :

(…) Ils s’occupent de politique temporelle et se mêlent au pouvoir terrestre afin d’établir ce qu’ils appellent le Royaume du Christ qui, non seulement n’est pas ce royaume, mais qui, s’il l’était, se révélerait peu efficace à cette fin. Ainsi ils négligent et refusent de mettre leur confiance dans la Parole de Dieu, l’épée de l’Esprit qui seule est puissante et capable d’établir ce Royaume et qui, quand on lui fera confiance, se montrera effectivement capable d’atteindre ce but et l’accomplira sans faute. (Thomas Carlyle : « Letters and Speeches of Oliver Cromwell », vol. Il, p. 194).

En des termes plus courtois, Mme Thatcher rappela aux ecclésiastiques écossais de semblables vérités :

Cependant il n’y a que peu d’espoir pour l’avenir de la démocratie si dans nos sociétés démocratiques les hommes et les femmes ne peuvent plus être touchés par un appel à quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes. Ici les structures politiques, les institutions de l’État, les idéaux sociaux ne suffisent plus. Nous, parlementaires, savons établir l’autorité de la loi. Mais c’est à vous, qui êtes l’Église, d’enseigner la vie de la foi.

Et comme Cromwell l’avait si bien compris, le règne de la loi dans toute République dépendra toujours, en dernier lieu, de la vie de foi des citoyens. Les dangers découlant d’une politisation des préoccupations de l’Église sont aussi sérieux aujourd’hui que dans la Grande-Bretagne du XVII siècle. Alors, comme aujourd’hui, l’Église est tentée d’abandonner la prédiction pure de la Parole de Dieu et la pratique de ces œuvres d’obéissance et d’amour qui en sont le fruit normal, pour une action politique, en fin de compte stérile. Il est frappant de lire M. Shell exhorter Mme Thatcher à écouter, non la Parole de Dieu ou la prédication fidèle de cette parole, mais ses coreligionnaires. Tel, en effet, est l’état de décomposition démocratique auquel nos chrétiens, mêmes les meilleurs, sont parvenus !

A la loi et au témoignage. Si l’on ne parle pas selon cette Parole, il n’y aura point d’aurore pour le peuple. Ésaïe 8:20.

Il est grand temps, dans votre pays comme dans le nôtre, si nous voulons voir à nouveau la manifestation du Royaume de Dieu parmi nous, que les Églises reviennent à leurs tâches essentielles : la pure prédication de la Parole de Dieu, la prière fidèle et les œuvres de la charité chrétienne.

Les différentes réactions que vous publiez au discours de Mme Thatcher montrent l’état moral catastrophique du Royaume-Uni. Tous vos correspondants, à l’exception de M. Allison, semblent considérer le Gouvernement britannique comme le principal responsable de cette situation navrante. Aucun n’en attribue la moindre responsabilité à l’infidélité des Églises. L’appel évangélique et réformé traditionnel à la conscience des citoyens de se repentir de leurs voies mauvaises et infructueuses semble curieusement absent de leurs remarques. L’argument semble aller comme suit : l’environnement social est mauvais et produit des résultats pires encore. Il est grand temps que le gouvernement prenne les mesures nécessaires pour changer l’environnement. S’il le faisait, les choses iraient sans doute mieux. Mme Thatcher a ici une théologie bien plus biblique que ses contradicteurs.

Les malheurs dont nous souffrons proviennent de nos péchés individuels et ces péchés individuels s’accumulent pour constituer des habitudes et des institutions perverses. Car nos maux ne nous viennent pas de nos institutions mais de nous-mêmes. Les pouvoirs de l’État sont limités ; ils ne peuvent que contenir le mal, non le supprimer. L’État n’a aucun mandat divin pour créer le bien. Il ne peut changer ni le caractère ni les habitudes des hommes. Seule l’épée de l’Esprit est, en elle-même, vivifiante. Seul le Saint-Esprit de Dieu appliquant la Parole de Dieu aux individus peut transformer des hommes et des femmes pécheurs à l’image de Jésus-Christ. À travers leur obéissance quotidienne à la loi dans tous les aspects de leur vie, ces hommes et ces femmes renouvelés peuvent, par ce changement personnel, transformer une société et ses institutions corrompues. Tout cela impliquant évidemment une réflexion compétente et approfondie conduisant à soumettre tous les domaines de l’activité humaine à la souveraineté, non de l’État absolu, mais du Seigneur Jésus-Christ.

Mme Thatcher semblerait ainsi parfaitement consciente de l’impuissance finale de l’État. La conscience de l’impuissance de l’État en tant qu’influence créatrice est implicite dans tout son propos. C’est ce sens aigu de son incapacité face à des problèmes sociaux qu’aucun gouvernement ne peut résoudre qui a conduit le Premier Ministre à adresser un appel spirituel à l’Assemblée générale de l’Église d’Écosse et, au travers de cette éminente institution, à toutes les Églises chrétiennes du royaume. Car Mme Thatcher semble bien consciente que c’est uniquement à travers la fidélité de l’Église à sa tâche unique que, par Jésus-Christ, la vie pourra être rendue à un cadavre social en plein décomposition. Car pour le Premier Ministre le renouvellement de la prospérité de la nation doit absolument être accompagné d’un renouveau des valeurs chrétiennes, du caractère chrétien, de l’amour du prochain et du sens du service de la communauté. Mais l’État est totalement inapte à toutes ces tâches, tâches que, comme Cromwell l’a vu si clairement, seule l’Église peut mener à bien lorsqu’elle reste fidèle à la parole écrite et vivante de Dieu. Il est en effet frappant de constater que tous ceux qui ont répondu au discours de Mme Thatcher comptent exclusivement sur l’action de l’État pour un renouveau comme si, en fait, l’Église elle-même était morte.

Nous pouvons maintenant poser la question : quel est alors le rôle véritable de l’État ? Que faut-il penser d’une nation – je pense à mon propre pays, la Suisse – où chaque article de la loi de Dieu est violé avec l’approbation implicite, et souvent explicite, de l’État ? Car notre État tient dans ses mains vacillantes une justice qui tremble devant le pouvoir démagogique des médias. Nos magistrats n’osent plus guère exercer le rude ministère de l’épée que Dieu leur a confié pour exécuter sa vengeance envers ceux qui font le mal. Le mal en conséquence se répand librement. Le meurtre est courant et impuni. Pour deux naissances dans la Genève de Calvin il y a un avortement (à Lausanne, les rapports sont de trois à un). Faux témoignages, diffamation impunie, destruction de personnalités, de réputations et de carrières sont fréquents. L’occultisme, impuni, sévit sous toutes ses formes. L’État lui-même a adopté le principe social égalitariste et voleur de l’amour du prochain avec l’argent des autres. L’adultère et toutes sortes de vols sont pratique courante. La publicité incite partout les citoyens à violer la sainte Loi de Dieu. Le nom de Dieu est constamment blasphémé, non seulement dans les Séminaires et Facultés de théologie, mais dans les journaux, à la télévision et sur les ondes. Mais dans cette montagne de maux, le plus grave c’est que l’Église de Dieu, que ce soit l’officielle ou l’évangélique, reste silencieuse.

Selon l’Écriture et le témoignage unanime de l’Église à travers les siècles, le devoir principal de l’État, du magistrat – serviteur de Dieu avant d’être celui des hommes – est de faire disparaître de telles abominations de la vie publique. Mais nos juges ne veulent même pas appliquer les lois existantes quand elles contredisent ce qu’ils appellent les mœurs. Ils remplacent l’application de la loi par une jurisprudence arbitraire qui suit docilement l’opinion publique tel que le définit l’élément le plus corrompu de nos sociétés, les médias. Est-il surprenant alors que le jugement de Dieu soit sur notre nation ? Considérons quelques faits se rapportant à mon pays : le taux de Sida le plus haut en Europe ; un taux de suicides parmi les premiers ; un taux de divorces des plus élevés ; une croissance constante du nombre des décès par abus de drogue ; un taux de reproduction catastrophiquement bas, etc. Ceci du moins est évident : dans un proche avenir, notre nation aura disparu de la surface de la terre. Car le salaire du péché, c’est la mort, physiquement et spirituellement, socialement et culturellement. Et qui pourrait prétendre que la Situation de la Suisse n’a aucun rapport avec ce qui se passe aujourd’hui dans le reste de l’Europe ?

Mais Il y a plus. Les réactions que vous publiez témoignent d’une approbation unanime du Welfare State, nommé en français de manière plus juste l’État-Providence. Une telle Vision des pouvoirs excessifs de l’État rappelle étrangement les théories politiques de Thomas Hobbes, théories qui sont devenues partie Intégrante de notre absolutisme démocratique actuel. Même Mme Thatcher (si on en juge les statistiques avancées par M. Allison et non d’après sa rhétorique idéologique) est sous ce rapport beaucoup plus socialiste même que ses prédécesseurs. Il est clair que l’historien R. H. Tawney avait raison de dire qu’un peuple dépendant de l’État pour ses services sociaux avait perdu un des attributs essentiels de sa liberté : l’indépendance. L’État-Providence hégélien moderne reproduit bien des caractères propres aux monarchies divinisées de l’Antiquité. De tels empires où la force est le droit sont désignés dans l’Écriture par le mot bête. Aujourd’hui c’est à la souveraineté parlementaire illimitée qu’il faut donner ce nom. Tel fut l’Empire romain, et la prophétie biblique nous parle à maintes reprises du réveil d’un tel pouvoir dans les derniers temps.

Ce totalitarisme démocratique est dans la tradition du contrat social inaugurée par Hobbes et reprise par Locke, Rousseau, Bentham, Austin, Marx, Kelsen, etc. Cette perspective se retrouve à la fois dans la prétention scientifique qu’affiche l’étude de la politique (coupée de la loi absolue de Dieu) et dans le caractère positiviste de la législation moderne (Instituant un État de droit sans référence à une justice objectivement vraie ou à un ordre créationnel quelconque). Cette tradition politique et légale, à la fois amorale et idéaliste, qui a été incorporée dans les structures constitutionnelles et juridiques de toutes les nations modernes, nous met aujourd’hui dans l’impossibilité de fait de rapprocher les normes chrétiennes des institutions politiques et légales dans lesquelles nous sommes obligés de vivre. Une telle situation ne pourra que conduire à la légalisation et à l’institutionnalisation des pires injustices et de la Justification constitutionnelle des abus les plus effroyables. C’est ce que nous avons vu avec le goulag soviétique et sa progéniture, Auschwitz. C’est ce que nous voyons avec la guerre totale moderne, l’avortement et la manipulation scientifique de la vie humaine.

Le professeur Torrance, dans une analyse concise mais extraordinairement lucide de ces problèmes (Loi juridique et loi physique, Scottish Academic Press, Edinburgh, 1982) attire notre attention sur les terribles dangers qu’implique la souveraineté législative illimitée du Parlement de Westminster où une conception volontariste et nominaliste de la loi a remplacé la tradition anglaise du droit commun. Mme Thatcher paraît, elle aussi, inconsciente des dangers sur lesquels le professeur Torrance cherchait à attirer l’attention de ses concitoyens. Car dans sa volonté de réforme centralisatrice (par exemple dans le domaine scolaire) elle ne semble pas comprendre l’importance pour la santé publique d’une nation de répartir l’autorité et la responsabilité politique à tous les échelons de la vie sociale. Le souhait de ses contradicteurs de voir les solutions aux problèmes de la nation venir de Westminster montrent qu’eux-mêmes sont plus profondément encore ancrés dans la tradition de Hobbes, celle qui conduit à adorer le Léviathan, à compter sur les initiatives de l’État central pour résoudre les problèmes de la société.

Et ils adorèrent le dragon qui avait donné l’autorité à la bête et ils adorèrent la bête en disant : « Oui est semblable à la bête et qui peut combattre contre elle? » Apocalypse 13:4.

Il est clair aujourd’hui, comme à l’époque de la révolution puritaine ou, d’ailleurs, de l’insurrection américaine, aucune réaction satisfaisante ne peut avoir lieu pour limiter les pouvoirs monstrueux de l’État moderne hors d’une ample restauration du caractère chrétien du peuple. Seule une telle transformation spirituelle des citoyens pourra rétablir la capacité d’un peuple à se gouverner lui-même ; c’est-à-dire la recréation d’hommes et de femmes d’abord responsables de leurs actes devant Dieu et, en conséquence, capables de résister au pouvoir monolithique de l’État parce qu’ils savent que leur fidélité est finalement appuyée par l’autorité du Dieu Tout-Puissant lui-même.

En outre, il ne peut y avoir de réduction de cet État-Providence paternel – voyez la légende du Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski – sans le rétablissement de cet autre aspect du gouvernement chrétien de soi-même, une charité sociale fortement développée dont la fiabilité nous a été démontrée par toute la tradition vivante de l’Église chrétienne. Une telle action devra évidemment être accompagnée d’un renouveau de consécration et, surtout, de la restauration à sa juste place de l’institution biblique de la dîme. Bien des Églises aux États-Unis et ailleurs redécouvrent aujourd’hui la réalité de ce que la Bible appelle les œuvres préparées pour vous avant la création du monde. Mais comme au XVII siècle, une telle résistance virile au Léviathan moderne, une telle action charitable en faveur des malades, des pauvres, des jeunes qui ont droit à une instruction scolaire véritable, des vieux et des handicapés ne peuvent venir que de la restauration dans l’Église de la prédication pure et complète de la Parole de Dieu qui fut si caractéristique de la Réforme calviniste et puritaine. Comme Mme Thatcher l’a dit si justement, il est vital de saisir… ensemble ces éléments clés tirés tant de l’Ancien que du Nouveau Testament.

Nous devons supplier Dieu que l’exhortation si nécessaire du Premier Ministre à l’Assemblée générale de l’Église d’Écosse puisse être entendue par tous les prédicateurs de la Parole de Dieu dans le Royaume et que l’Église tout entière revienne à sa vocation véritable : la sanctification du nom de Dieu devant la nation, la prédication de tout le conseil de Dieu, la purification de l’Église de toute impureté morale ou doctrinale et la manifestation de façon bien concrète de l’amour de Dieu pour les hommes et les femmes de cette génération. Qu’ainsi vienne le règne de Dieu et que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

Jean-Marc Berthoud

[1]      Lettre adressée à la revue écossaise Evangel le 16 janvier 1989 dans le cadre du débat sur le discours de Mme Thatcher à l’Assemblée générale de l’Église d’Écosse et publiée, avec quelques coupures, dans le numéro d’été 1989. Texte traduit de l’anglais avec l’aide d’Émile Rocteur et Suzanne Lefebvre.