La Révolution française et les révolutions (III)

par | Résister et Construire - numéro 10

Les révolutions puritaines et américaines et le royaume de Dieu[1]

L’Angleterre

Le développement constant et la puissance grandissante de l’État souverain que nous venons d’évoquer tirent leurs origines théoriques et pratiques dans la renaissance en Italie des valeurs juridiques et politiques de l’Antiquité. C’est·la Papauté qui introduisit le droit romain dans le droit canon comme susceptible d’appuyer ses prétentions à la souveraineté absolue. Elle fut rapidement suivie par les légistes des Empereurs et, plus tard, par ceux des monarchies françaises et anglaises[2]. Mais ce fut en Italie qu’apparut pour la première fois la défense raisonnée d’une politique entièrement séparée des valeurs chrétiennes. Ce fut l’œuvre de Nicolas Machiavel. Savonarole, dans son œuvre de rénovation spirituelle de la ville de Florence, avait très rapidement compris que la réforme nécessaire n’impliquait pas seulement un retour des Florentins à la Foi après plus d’un siècle d’engouement pour un humanisme paganisant, mais que la cité et toutes ses activités devaient à nouveau avoir comme but de glorifier Dieu et non les hommes. Il en résulta un mouvement spirituel extraordinairement puissant qui toucha tous les aspects de la vie de la cité. Mais un tel réveil, une telle réforme, ne pouvait laisser indifférents les partisans par excellence de l’humanisme renaissant, la Papauté. Savonarole se heurta au pouvoir sans limites ni scrupules des Papes Borgia qui n’hésitèrent pas à écraser son œuvre. Pour Savonarole, qui osait encore s’imaginer que la Royauté, spirituelle, politique, sociale et culturelle de Jésus-Christ pouvait remplacer le culte de l’Antiquité restaurée par le pouvoir des Papes, ce fut le martyr. Ainsi prit fin par le pouvoir des papes le rétablissement de la Royauté de Jésus-Christ sur la république de Florence[3]. Machiavel succéda directement à Savonarole comme secrétaire de la ville de Florence avant d’être, lui aussi, violemment écarté du pouvoir par le jeu implacable des forces politiques. L’Italie était sous la domination de la Papauté et pour elle tout était permis. Son influence spirituelle liée, comme elle l’était, à une politique immorale justifiait la séparation radicale de la politique d’un ordre moral quelconque. Machiavel tira les leçons de l’échec flagrant de l’œuvre politique d’inspiration spirituelle de Savonarole[4]. Pour un Italien qui acceptait la Papauté comme l’institution représentative du Christianisme, l’idée d’une politique d’inspiration chrétienne ne pouvait plus avoir aucun sens. C’est ainsi que Machiavel devint, en quelque sorte, le père de la politique moderne, politique qui prétend se placer en dehors des préoccupations morales et spirituelles de la foi chrétienne. Voici comment Alexandre Koyré caractérise ces nouvelles valeurs :

« Avec Machiavel nous sommes vraiment dans un tout autre monde. Le Moyen Âge est mort ; bien plus, c’est comme s’il n’a jamais existé. Tous ses problèmes : Dieu, salut, rapports de l’au-delà et de l’ici-bas, justice, fondement divin de la puissance, rien de tout cela n’existe pour Machiavel. Il n’y a qu’une réalité, celle de l’État, il y a un fait, celui du pouvoir. Et un problème : comment s’affirme et se conserve le pouvoir de l’État. L’immoralisme’ de Machiavel, c’est simplement de la logique. Du point de vue où il s’est placé, la religion et la morale ne sont que des facteurs sociaux. Ce sont des faits qu’il faut savoir utiliser, avec lesquels il faut compter. C’est tout[5]. »

Machiavel inaugura une tradition qui eut d’illustres continuateurs : Thomas Hobbes, John Locke, Jean-Jacques Rousseau, Jeremy Bentham, Karl Marx, Lénine, etc[6]. En Angleterre, la monarchie poursuivit sa marche vers la souveraineté absolue. Henri VIII cumula les pouvoirs politiques et spirituels en supplantant le Pape comme chef de l’Église. Sa fille Elizabeth persista dans ce but absolutiste avec, cependant, plus de discrétion[7]. Il en fut de même avec les premiers Stuarts, Jacques I et Charles I[8]. Partout en Europe, les souverains cherchaient à accroître leur pouvoir, à détruire tout ce qui pouvait entraver sa croissance.

« Dans toute l’Europe s’était de plus en plus répandue la doctrine selon laquelle le prince a le droit de diriger tout, aussi bien ce qui appartient à la vie civile que ce qui regarde la piété et la vie chrétienne. On appelle cette doctrine l’érastianisme parce qu’elle a été formulée par un professeur de Heidelberg, Thomas Lieber, dit Éraste (1524-1583). Les souverains catholiques l’ont accueillie avec faveur, aussi bien que la reine Elizabeth et les princes protestants[9]. »

Thomas Hobbes lui-même dans sa défense d’un pouvoir absolu attribué à la monarchie n’hésitait pas à écrire :

« Gouvernement temporel et gouvernement spirituel, ce sont là deux mots qu’on a introduits dans le monde afin que les hommes voient double et se méprennent sur leur souverain légitime… il n’y a pas d’autre gouvernement en cette vie, ni de l’État ni de la religion, qui ne soient temporels. »

Et Pierre Manent qui cite ce texte de commenter :

« Ainsi toute doctrine qui fait de Dieu un être présent, avec lequel un individu peut entrer dans un rapport réel d’amour, de contemplation ou d’obéissance (rapport médiatisé ou non par une église universelle) est fausse et dangereuse[10]. »

Avec de telles vues, il n’est pas étonnant de lire chez Hobbes les recommandations suivantes proposées comme solution finale au problème puritain :

« N’eût-il pas été hautement préférable que ces ministres séditieux (les prédicateurs puritains), dont le nombre n’atteignait peut-être pas le millier, eussent tous été tués avant qu’ils se mettent à prêcher[11]? »

Nous trouvons chez Hobbes le germe de l’idéologie meurtrière des révolutions modernes. De telles prétentions absolutistes n’étaient pas le monopole des défenseurs de la monarchie de droit divin. Sir Edward Coke, grand juriste et défenseur des droits du Parlement contre les prétentions abusives de la royauté, n’hésitait pas à écrire dans son Fourth Institute, publié par le Long Parlement en 1641 :

« Le pouvoir et la juridiction du Parlement sont si transcendants et si absolus, qu’ils ne peuvent être restreints, en ce qui concerne les personnes et les choses, par aucune limite… Il a une autorité souveraine et sans contrôle pour la confection des lois, leur confirmation, leur extension, leur restriction, leur abrogation, leur renouvellement et leur interprétation en toutes matières, ecclésiastiques ou temporelles, civiles, militaires, maritimes ou criminelles ; c’est lui que précisément la Constitution de ces royaumes investit du pouvoir despotique absolu qui, dans tous les gouvernements, doit résider quelque part[12]. »

C’est dans ce contexte d’un absolutisme universel frappant tous les éléments de la vie publique que nous devons comprendre le mouvement spirituel et politique que nous appelons le puritanisme[13].

Comme force spirituelle et politique, le puritanisme anglais doit son origine au renouveau chrétien que fut la réformation du XVI siècle. La réformation en Angleterre se développa surtout à la fin du règne d’Elizabeth à la fin du XVI siècle et pendant ceux des deux premiers Stuarts, au début du XVII. Le réformateur strasbourgeois Martin Bucer, dont l’influence sur Calvin fut si importante, termina sa vie en Angleterre sous le règne d’Édouard VI. C’est pour ce jeune roi qu’il écrivit en 1550 son dernier ouvrage, De Regno Christi, publié en 1558 à Genève et à Lausanne sous le titre, Du Royaume de Jésus-Christ[14]. La pensée de Bucer reflète bien celle des Puritains et pour caractériser leur vision intégralement biblique de la réalité je citerai le résumé que fit François Wendel du cœur de ce magnifique ouvrage :

« Dans son mémoire pour la Diète de Spire de 1543, Bucer avait expliqué que le royaume du Christ n’est pas de ce monde et que la religion est une affaire céleste, une vie nouvelle dans le Saint Esprit, mais que nous n’en sommes pas moins dans ce monde, et que c’est le monde tout entier qui est le champ destiné à recevoir la semence de la Parole divine. Si le royaume du Christ doit devenir une réalité sur terre, il ne trouvera pas son expression dans l’Église seulement, mais dans toute la vie des individus et des communautés sociales. Il s’agit, comme il le dit dans De Regno Christi, de rétablir, instaurer et affermir l’administration de la religion et de toute la république selon la parole du Christ, notre Sauveur et roi suprême. Bref, toutes les activités humaines seront informées par l’Évangile, depuis l’enseignement de la doctrine religieuse jusqu’aux plus humbles métiers, en passant par toutes les fonctions de l’État et de la société. Dieu ne se borne pas, selon Bucer, à décréter le salut de l’individu sur le plan religieux ; par les qualités et les aptitudes qu’il lui confère, par le milieu et l’ordre social où il le place, il détermine aussi à l’avance sa fonction dans la société et le travail auquel il l’appelle dans la communauté nationale. Rien de moins révolutionnaire que la position de Bucer, qui ne prétend nullement renverser la hiérarchie sociale, ni l’ordre établi, mais qui veut les transformer par le dedans, en les peuplant de personnalités vraiment animées de l’amour de Dieu et du prochain[15]. »

Nous avons là le modèle puritain que les chrétiens réformés tâchèrent d’instaurer en Angleterre et surtout dans les colonies anglaises du Nouveau Monde. Le moyen principal pour atteindre cette christianisation de la société anglaise fut la prédication fidèle de Christ, l’exposition constante de la Parole de Dieu, la Bible. Plusieurs générations de prédicateurs ont sillonné le royaume malgré les interdictions du pouvoir qui voyait très justement dans cette prédication, dans cette passion pour des conférences religieuses, une menace à long terme pour une domination qu’il désirait de plus en plus entière[16]. Comme cela fut le cas pour les premières générations de Huguenots, cette prédication de la Parole produisit un fruit abondant en façonnant un grand nombre d’hommes et des femmes qui dépendaient étroitement de Dieu et dont le caractère était fortement structuré par l’obéissance fidèle aux commandements bibliques. Il s’agissait d’hommes et de femmes capables, dans une société de plus en plus menacée par l’arbitraire d’un pouvoir politique et religieux absolutiste, d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Tout au contraire de la Révolution française, la Révolution anglaise fut, non pas une revendication de droits humains, inventés de toutes pièces par une raison détachée de ses racines spirituelles et historiques, mais la résistance opiniâtre de chrétiens convaincus et disciplinés, contre les usurpations de droits historiques précis par un pouvoir cherchant à imposer un absolutisme politique et religieux contraire aux anciennes libertés du pays. Il est évident qu’un réel renouveau spirituel conduit immanquablement à la constitution d’hommes et de femmes capables de se gouverner eux-mêmes et, en conséquence, aspirant à l’exercice de libertés civiques.

Il est utile de rappeler un élément souvent oublié par les historiens de cette période. Il existe dans bien des domaines une réelle continuité entre la Chrétienté médiévale et la Réforme. Comme les Huguenots, ces Puritains représentaient, en fait, une vieille tradition chrétienne, celle de la chevalerie, tradition qui avait si cruellement manqué à la Russie. L’Amiral de Coligny, Agrippa d’Aubigné, Oliver Cromwell et ses soldats pieux et remplis de zèle pour Dieu représentaient l’élite spirituelle de la nation. Ces hommes de Foi et d’épée étaient une espèce, que l’on croyait morte dans l’Europe bourgeoise de la renaissance de l’absolutisme antique, celle des preux. Un auteur aussi farouchement catholique que Barbey d’Aurévilly montre qu’il a fort bien compris ceci lorsqu’il écrit :

« En effet, quelque condamnation que je fasse de la Révolution d’Angleterre, comme de toute révolte quelconque contre le pouvoir par quelque peuple chrétien que ça puisse être, je suis loin d’envelopper dans une égale réprobation les mauvais jours de la Révolution d’Angleterre et ceux de la Révolution française, qui se continue de nos jours. (…) Mais si, le principe ôté, nous ne voyons plus dans l’histoire de la Révolution d’Angleterre que les sentiments et la moralité des hommes, je l’exalterai, je la glorifierai en la comparant aux origines matérialistes et fatales de la Révolution de mon pays ! Les raisons à donner de cela sont trop évidentes. Dans l’Angleterre du XVII siècle, qui s’était insurgé contre le pouvoir ? Qui ne se démentit jamais dans tout le cours de la Révolution ? Quelle idée resta dominante et respectée au milieu même des excès dont elle était la cause ? L’idée religieuse. Dieu était au fond des cœurs anglais, au plus épais de leurs péchés et de leurs crimes.(…) Or, on dira ce qu’on voudra du fanatisme religieux, il marque au moins que les âmes ont leur trempe, que les mœurs se tiennent droites encore, que les probités se surveillent sous le regard, toujours présent, de la Justice éternelle. On en dira ce qu’on voudra, mais il y avait là, dans cette idée de Dieu, la faculté du respect, de l’obéissance, du sacrifice, du renoncement, c’est-à-dire tous les éléments sociaux, tout ce qui fait les peuples et les refait quand ils se sont défaits dans l’anarchie. En France, au contraire, dans la France du XVIIIe siècle, et même dans la France de ces derniers jours, l’homme s’est révolté contre Dieu même. L’échafaud de Louis XVI, il aurait voulu le retourner contre Dieu. Dieu, c’est bien pis que le roi : c’est le Roi des Rois. Il concentre la haine universelle, et de cette haine universelle dont Dieu est l’objet, il est résulté dans les âmes, dans les mœurs, dans les probités, l’écroulement de tout ce qui vivait et se tenait autrefois[17]. »

Toute l’histoire du mouvement puritain confirme ce qu’écrit ici Barbey d’ Aurévilly et réfute les théories simplistes des Max Weber ou de Michael Walzer son disciple (ou de Bertrand de Jouvenel lui-même et de Jacques Maritain, porte-parole du catholicisme traditionnel[18]), selon lesquelles la Révolution puritaine ne serait qu’une des étapes sur cette route uniforme et plane qui, depuis la Réforme, conduit l’Europe au monde moderne sécularisé, à la fois rationaliste, capitaliste et étatique. L’histoire est plus complexe que ne le pensent ces historiens partisans d’une cause simplificatrice. Dieu intervient dans la vie des nations et les cartes de l’histoire se brouillent. Face à la croissance de l’absolutisme, la Providence a suscité des hommes qui marchaient dans la crainte du Seigneur. Entre ces chrétiens et l’absolutisme du pouvoir de la Bête, de la politique devenue idole, le choc était inévitable. Les chrétiens de ce temps étaient d’une trempe bien différente de ceux de notre siècle de faiblesse et de tiédeur. Pour ces croyants intrépides, il fallait que Dieu soit glorifié en tout, même sur la place publique. Un Cromwell, par exemple, n’était pas simplement un capitaine de génie, un homme d’État qui sut donner à l’Angleterre une position dominante dans le concert des nations. Il était d’abord ce gentilhomme indépendant, respecté et actif dans les affaires de son comté. Mais avant tout cela, il s’agissait d’un chrétien dont la piété, la fidélité à Dieu et à ses commandements étaient peu communes. Il s’agissait d’un homme qui gardait constamment la crainte de Dieu devant ses yeux[19].

La guerre civile éclata en août 1642 quand le roi Charles I appela ses sujets aux armes pour lutter contre le Parlement qui refusait de lui livrer ses chefs. Cromwell, qui était membre de la Chambre des Communes pour la ville de Cambridge, s’enrôla sans hésiter comme capitaine dans l’armée levée par le Parlement. Les combats du premier hiver de la guerre furent incertains. La résistance des forces parlementaires au roi exigeait une décision prompte au conflit. Je cite ici le récit que donne Merle d’Aubigné de ces événements :

« L’hiver se passa dans la tranquillité. Au printemps, la guerre reprit avec des résultats toujours aussi incertains. (…) Cromwell se rendit compte de la cause principale des faiblesses de l’armée parlementaire et y trouva rapidement remède. Il savait que pour vaincre une force morale importante il fallait lui opposer une force plus grande encore. Il prit en conséquence les choses par leur début. Comment pouvons-nous ne pas être battus ? dit-il à Hampden. Vos troupes, pour la plupart, sont composées de vieux serviteurs usés, de cabaretiers et d’autres gars de ce genre ; tandis que dans l’armée adverse se trouvent des fils de familles nobles, des cadets et des jeunes gens de qualité. Mais j’y trouverai remède. Je vais faire se lever des hommes qui gardent, devant leurs yeux, la crainte de Dieu et qui apporteront un esprit de dévouement à tout ce qu’ils entreprendront ; je vous garantis qu’ils ne seront pas battus. Armé de ce plan il parcourut les comtés de l’Est du pays appelant aux armes de jeunes propriétaires, dont il connaissait la piété, pour défendre la cause de Dieu. Ainsi quatorze escadrilles de Puritains pleins de zèle furent rapidement enrôlées. Ce nouvel élément décida des destinées de la guerre et de l’Angleterre. À partir de cette heure, les événements changèrent de cours[20]. »

La vie de ces soldats différait en tout de celle de leurs adversaires royalistes. Il s’agissait bien d’une armée de chrétiens, de « saints » qui désiraient marcher fidèlement dans la vocation militaire à laquelle Dieu les avait appelés.

« Après la bataille de Edgehill, le régiment de Cromwell manifesta clairement de quel esprit il était animé. Désirant constituer ce qu’on appelait alors une église rassemblée, les officiers cherchèrent un pasteur qui conviendrait à cette charge. A l’honneur de leur caractère chrétien, ils choisirent Richard Baxter, le pasteur le plus éminent du XVII siècle, (…) malgré le fait que Baxter était lui-même un royaliste à tendance épiscopalienne. (…) Oliver ne souhaitait pas seulement un pasteur fidèle pour ses soldats mais exigeait d’eux qu’ils manifestent un comportement chrétien et respectent la discipline la plus stricte[21]. »

Il est particulièrement intéressant de constater que Cromwell, pour sa part, ne partageait pas l’Érastianisme du Long Parlement. Contre une volonté abusive de domination du pouvoir religieux par le pouvoir civil, il défendit constamment la nécessaire distinction des deux pouvoirs, afin d’assurer au peuple une réelle liberté et au pouvoir la possibilité de se tenir au-dessus des conflits d’intérêts. Il était, par contre, convaincu que le pouvoir civil ne pouvait être séparé de la crainte de Dieu, de la soumission à la loi divine, sans laquelle il tomberait dans la plus horrible des tyrannies. Mais pour lui, les deux glaives avaient des fonctions distinctes qui ne pouvaient être mêlées sans que cela n’entraîne le malheur de la République. Il s’opposa ainsi de toutes ses forces aux membres du clergé qui se :

«… mêlait des affaires de la cité, voulant prendre en main le pouvoir terrestre afin d’établir dans ce monde ce qu’ils appellent le royaume du Christ, négligeant, ou plutôt refusant, pour ce faire, de mettre leur confiance en la Parole de Dieu, l’Épée de l’Esprit, qui seule est puissante et capable d’établir ce Royaume[22]… »

« Dire la vérité convient aux ministres du Christ. Quand ils prétendent œuvrer à une glorieuse réformation, établissant ses fondements sur l’usurpation du pouvoir temporel, qu’ils sachent que la Sion promise ne peut être construite avec un mortier qui n’est pas trempé[23]. »

Et il exhortait les députés du Court Parlement en ces termes :

« Et si le plus misérable des chrétiens, le chrétien le plus dépourvu de lumières cherche à vivre paisiblement sous votre autorité, je le répète, si un tel ne souhaite que mener une vie pieuse et honnête, qu’il soit tenu au bénéfice de votre protection[24]. »

Aux catholiques d’Irlande il déclarait :

« En ce qui concerne le peuple, je ne peux savoir quelles pensées religieuses recèlent leurs cœurs ; mais je considère qu’il en est de mon devoir, s’ils veulent bien se conduire honnêtement et paisiblement, de ne les faire en aucune manière souffrir pour leurs convictions. Et je tâcherai de marcher avec patience et amour envers eux afin de voir si Dieu daignera leur accorder, à l’avenir, un autre et meilleur esprit. Et tous les hommes sous l’autorité de l’Angleterre dans cette province sont strictement et solennellement enjoints à faire de même[25]. »

Pour terminer cet aperçu bien fragmentaire de la Révolution puritaine, je voudrais évoquer un des fruits intellectuels de ce grand mouvement spirituel. Une des premières actions de l’Assemblée Constituante en 1789 fut de formuler un code de droits humains : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Citons-en le préambule :

« Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ; afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous[26]. »

Le piquant est que très bientôt il fut interdit aux magistrats de se saisir en aucun cas de plaintes de quelque source que ce soit contre des membres de l’administration de la France révolutionnaire !

A la demande du Long Parlement, fut convoquée le 1ᵉʳ juillet 1643 une Assemblée de théologiens qui, par la suite, vint à être connue sous le nom de l’Assemblée de Westminster. Bien que ce rassemblement d’ecclésiastiques venant d’Angleterre et d’Écosse n’exerçât à aucun instant une autorité indépendante de celle du Parlement – érastianisme oblige – nous lui devons divers documents d’Église de la plus haute importance. Il est intéressant de constater que la Confession de Foi de Westminster, le Petit Catéchisme, etc[27]., furent le fruit d’une initiative politique, comme le furent d’ailleurs, à une toute autre époque, le Symbole de Nicée et les Formules de Chalcédoine. Pour montrer à quel point le contenu et l’esprit de ces textes diffèrent de celui que nous venons de citer, nous citerons le premier article de la Confession :

« Bien que la lumière naturelle, les œuvres créées et la providence témoignent de la bonté, de la sagesse et de la puissance de Dieu jusqu’à rendre les hommes inexcusables, elles ne suffisent pas cependant donner cette connaissance de Dieu et de sa volonté qui est nécessaire au salut. C’est pourquoi, à plusieurs reprises et de différentes manières, il a plu au Seigneur de se révéler lui-même et de proclamer sa volonté à son Église. Ensuite pour que la vérité soit mieux gardée et propagée et que l’Église soit plus sûrement affermie et encouragée en face de la corruption de la chair et de la malice de Satan et du monde, il a plu au Seigneur qu’elle soit toute mise par écrit, d’où le caractère indispensable de l’Écriture. Maintenant Dieu a cessé de manifester sa volonté, de cette manière, à son peuple[28]. »

Reprenons la Déclaration des Droits de l’homme :

« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ; les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Article 1[29]

Ce à quoi le Petit Catéchisme répond :

« Le but principal de la vie de l’homme est de glorifier Dieu et de trouver en lui son bonheur éternel. » (Question 1)

« Laissés libres d’agir selon leur propre volonté, nos premiers parents ont déchu de leur état originel parce qu’ils ont péché contre Dieu. » (Question 13)[30]

Et l’on oserait encore prétendre qu’il existe une quelconque affinité entre la Révolution anglaise et la Révolution française, entre les Droits de l’homme et le Christianisme.

L’Amérique

Une pareille confusion est monnaie courante entre la Révolution d’Amérique et la Révolution française. Pour ceci, il y a plus de vraisemblance vu la généralisation de l’esprit des Lumières à tout le monde occidental du XVIIIe siècle et, surtout, vu l’utilisation par les révolutionnaires américains de nombreuses expressions tirées de l’idéologie des « Lumières ». Certains observateurs ne s’y sont pourtant pas trompés. Edmund Burke en fut un[31], Willian Cobbett un autre[32]. Plus tard, Châteaubriand remarqua une affinité bien plus significative :

« Quand la révolution éclata à Boston, on peut dire que ce n’était pas une révolution nouvelle, mais la révolution de 1649 qui reparaissait après un ajournement d’un peu plus d’un siècle, et qu’allaient exécuter les descendants des Puritains de Cromwell[33]. »

En novembre 1641, les Communes, craignant un complot d’invasion de l’Angleterre ourdi par le Roi avec des troupes catholiques irlandaises, votèrent, à une majorité de seulement onze voix, une Remontrance dressée à Charles I. En sortant des Communes, Oliver Cromwell fut entendu s’exclamer :

« Si elle avait été rejetée, j’aurais vendu tout ce que je possède et le sol de l’Angleterre ne m’aurait plus jamais revu[34]. »

Innombrables furent les Cromwells qui peuplèrent l’Amérique au XVII siècle. Les principes Puritains qui avaient fait la Révolution anglaise étaient la vie même des colonies. Le conflit entre les colonies et la mère patrie était une simple continuation de la lutte d’hommes indépendants, de chrétiens responsables devant Dieu, contre le Parlement qui, comme l’annonçait déjà Coke au début du XVII siècle, avait repris de la Couronne elle-même, le flambeau de l’absolutisme[35]. Comme en Angleterre au XVII siècle, le débat tournait autour du droit du pouvoir à taxer ses sujets sans leur consentement. Il ne s’agissait aucunement de défendre des droits abstraits déduits logiquement de principes philosophiques, comme ce fut le cas pour la Révolution française, mais de défendre certains droits historiques que les citoyens britanniques des colonies américaines avaient exercé depuis plus d’un siècle. La guerre de huit ans entre la France et la Grande-Bretagne s’était terminée par la victoire des Anglais qui se saisirent des colonies françaises dans le Nouveau Monde. Mais ces conquêtes avaient augmenté la dette nationale anglaise de près de 100 millions de livres sterling. Le Parlement décida d’essayer de récupérer une partie de ses frais sur le dos des principaux bénéficiaires de cette victoire, les colonies américaines. Ces colonies, dotées de leurs propres assemblées législatives, avaient toujours voté leurs propres lois, ainsi que les impôts que payaient les colons, utilisés essentiellement pour couvrir les frais de leur administration interne. En 1765, le Parlement anglais imposa pour la première fois un droit de timbre aux colonies. Les colonies n’étant pas représentées au Parlement de Westminster considérèrent comme inique une taxe qu’elles n’avaient pas elles-mêmes votée et refusèrent catégoriquement de payer cette imposition qui allait à l’encontre de leurs droits les plus sacrés de citoyens britanniques. Le Parlement accepta d’abroger cette taxe, à l’exception de celle sur le thé afin de maintenir solennellement son droit absolu de taxer ses colonies sans leur consentement, enfreignant ainsi les traditions les plus sacrées de la constitution du Royaume. Nous voyons ici que la doctrine de la souveraineté absolue (maintenant plus de la couronne mais du Parlement lui-même) provoquait chez les citoyens des colonies les mêmes réactions d’indépendance que chez leurs ancêtres Puritains en Angleterre au XVII siècle. Un aspect de l’histoire des États-Unis, habituellement ignoré et que nous devons comprendre si nous désirons saisir le sens de l’histoire de cet immense pays, est son retard d’environ un siècle sur bien des aberrations politiques et sociales courantes en Europe. Dans bien d’autres domaines, évidemment, son avance technologique et commerciale est évidente. Évoquant le développement des revendications américaines face aux prétentions de la couronne d’Angleterre, Friedrich Gentz écrit :

« Les Américains avaient d’abord seulement nié le droit du Parlement de les taxer ; petit à petit le domaine de leur résistance s’est étendu et ils commencèrent à mettre en doute l’autorité même du Parlement[36]. »

Ce fut après dix longues années de vexations et d’abus que les colonies furent poussées à résister par les armes, à leur mère-patrie devenue maintenant une marâtre despotique. Friedrich Gentz, dans la comparaison si éclairante qu’il publia en 1800 des révolutions américaines et françaises, relève quatre différences marquantes entre ces deux cataclysmes sociaux. Voici comment Gentz établit ce contraste :

« La révolution américaine était, du moins en partie, fondée sur des principes dont la justice était évidente (…) Si on la juge à la mesure de principes rigoureux, la Révolution française ne fut qu’une série ininterrompue d’actes dont l’injustice ne peut un instant être contestée[37]. »

Sur le plan légal et constitutionnel, il ne peut faire de doute qu’Edmund Burke avait très largement raison quand au Parlement il stigmatisait la politique de la couronne vis-à-vis des colonies d’Amérique comme étant entièrement contraire aux anciennes libertés anglaises. Burke reconnut également le caractère foncièrement tyrannique de la Révolution française et s’y est opposé pour les mêmes raisons d’ordre finalement morales (car pour lui la politique était inséparable des principes essentiels de la moralité) qui l’avaient incité à lutter en faveur des droits historiques de ses concitoyens d’outre-Atlantique. Gentz écrit de la Révolution française :

« Dès l’éclatement de cette révolution, la légitimité de ce que firent les chefs populaires (ce fait extraordinaire est cependant indéniable), ne vint jamais en question. Le mot droit aurait sans doute disparu de la langue française s’il n’avait été remplacé, pour ainsi dire, par un droit imaginaire appartenant à la nation que l’on appelle également droit de l’homme, qui consistait en ce que la nation, ou ses représentants, fassent tout ce qu’ils pourraient désirer faire. […] Ceci du moins est certain, abrités à l’ombre de ce talisman, les chefs de la révolution ne se sont guère souciés de connaître si leurs actes étaient légaux ou non ; car dans leur système, tout ce qu’ils pouvaient décider au nom du peuple ou de l’humanité ne pouvait qu’être juste[38]. »

« À l’ombre de cette révolte ceux qui s’étaient placés à sa tête en assumant l’entière responsabilité de l’exercice du pouvoir, étaient parvenus en deux années à violer quasiment tous les droits publics ou privés, fait le plus extraordinaire que le monde ait jamais connu[39]. »

En deuxième lieu, la Révolution américaine avait un caractère essentiellement défensif, les colonies résistant aux agressions illégales du Parlement britannique. À la veille même de la guerre, après dix années d’une résistance pacifique opiniâtre, les délégués des colonies, rassemblés en congrès à Philadelphie, eurent encore suffisamment d’esprit de conciliation et de modération pour envoyer au Parlement de Westminster une pétition conçue en ces termes :

« Nous ne demandons que la paix, la liberté et la sécurité. Nous ne souhaitons aucune réduction des prérogatives royales et n’exigeons aucun droit nouveau. Nous nous attendons à la magnanimité et à l’esprit de justice de votre Majesté et du Parlement pour le redressement de nos griefs ; nous sommes entièrement convaincus que lorsque les causes de nos présentes réclamations auront été supprimées, nous saurons à nouveau mériter, par notre conduite, le traitement plus doux auquel vous nous aviez autrefois habitués[40]. »

Par contraste, le caractère revendicateur, agressif et dominateur de la Révolution française se passe de tout commentaire.

En troisième lieu, Gentz nous fait remarquer la nature essentiellement limitée des objectifs poursuivis par la Révolution américaine. Il est remarquable de constater que pendant toute la période révolutionnaire, les institutions des colonies en guerre continuèrent à fonctionner normalement. Les Américains ne cherchaient aucunement à réformer la société, mais à maintenir des droits anciens contestés par l’absolutisme parlementaire. Très différente fut la Révolution française dont les buts étaient aussi illimités que ses principes utopiques. Écoutons encore Gentz :

« Certainement un des caractères les plus essentiels, les plus permanents et les plus terribles de la Révolution française fut l’absence totale de précision dans ses buts, imprécision qui conduisit aux changements continuels dans le choix des moyens et à une modification constante de ses principes d’action[41]. »

C’est ainsi que fut ouvert ce gouffre béant de la révolution moderne, révolution gouvernée par les passions aveugles d’hommes délivrés de toutes les restrictions à leur action provenant de la crainte de Dieu, de la morale traditionnelle et de l’héritage des lois et des institutions du passé.

« Jamais, ajoute encore Gentz, durant toute la durée de la Révolution américaine les droits de l’homme n’ont-ils été invoqués dans le but de détruire certains des droits spécifiques des citoyens. Jamais n’a-t-on utilisé la notion de la souveraineté du peuple pour saper le respect dû aux lois et aux fondements de la sécurité sociale. Aucun exemple n’y a jamais été observé d’un individu, d’un groupe de personnes, ou même des représentants d’un état ou d’un autre qui se seraient référés à la déclaration des droits pour éviter une obligation légale ou renoncer à l’obéissance due au souverain commun à tous[42]. »

Finalement, les buts des colons d’Amérique étaient eux-mêmes limités, il en fut de même pour les forces qu’ils devaient affronter et vaincre. Par contre, la Révolution française s’attaquant à presque toutes les valeurs humaines à la fois, les réactions adverses qu’elle suscita n’eurent ni fin ni limites. Ainsi fut provoquée, en France d’abord, puis partout où la Révolution moderne se manifesta, une résistance farouche aux innovations des révolutionnaires qui n’en vinrent à bout qu’avec l’usage des moyens les plus effrayants. Les révolutionnaires français, nous dit Gentz,

« avaient tant d’orgueil qu’ils s’imaginaient pouvoir faire ployer sous la force de leur violence, l’impossible lui-même. Ils étaient si téméraires qu’ils imaginaient que le droit le plus éclatant devait céder devant les maximes de leur volonté arbitraire. La résistance dont ils se plaignaient était parfaitement prévisible. Elle avait sa source dans les lois immuables qui gouvernent les sentiments humains, les passions humaines[43]. »

Cette résistance tout humaine appela sur elle une répression plus terrible encore, entraînant ainsi le pays tout entier dans la spirale de la Terreur. Par contraste, il est saisissant d’apprendre que pendant toute la durée du conflit avec la Grande-Bretagne, malgré les loyautés divisées des coloniaux, aucune personne ne fut exécutée en Amérique pour trahison envers le nouvel État.

D’où viendrait donc un contraste si extraordinaire entre deux révolutions presque contemporaines ? Il nous faut sans aucun doute en voir la cause dans l’immense influence qu’exerça le Christianisme à la fin du XVIIIe siècle sur la société américaine tout entière. Nous suivrons ici l’analyse de Georges Gusdorf qui prolonge aujourd’hui, de manière remarquable, les réflexions, déjà anciennes mais si actuelles de l’ouvrage, De la démocratie en Amérique, d’Alexis de Tocqueville. En Europe, les lumières n’étaient qu’une révolte contre la domination de la Révélation chrétienne, et c’est de cette révolte qu’est née la Révolution. La situation en Amérique, nous dit Tocqueville dans un passage célèbre, était tout autre.

« Il me semble voir toute la destinée de l’Amérique renfermée dans le premier Puritain qui aborda sur ses rivages, comme toute la race humaine dans le premier homme. (…) En Amérique, c’est la religion qui mène aux Lumières ; c’est l’observance des lois divines qui conduit l’homme à la liberté (…) sur le continent de l’Europe, au commencement du XVII siècle, triomphait de toutes parts à la royauté absolue sur les débris de la liberté oligarchique et féodale du Moyen Âge[44]. »

Georges Gusdorf qui cite ces textes ajoute :

« Les fondateurs de la Nouvelle-Angleterre, au XVII siècle, ont fait le projet d’une entreprise raisonnée pour trouver outre-mer un mode de vie qui ne leur était pas reconnu dans la mère patrie. L’Amérique leur apparaît, dans l’espérance de la foi, comme une Terre promise où Dieu leur permettra de jouir du bien le plus précieux, la liberté de leur conscience ; ils veulent célébrer leur culte et régler leur vie dans l’obéissance à la Parole de Dieu, selon les enseignements du Livre saint[45]. »

C’est en Amérique que l’on va voir s’accomplir le projet de Bucer en vue de l’établissement sur terre, autant qu’il est possible de le faire dans ce monde, du Règne de Jésus-Christ. Citons encore Gusdorf :

« La doctrine puritaine, dans son intégrisme religieux, tirait des livres sacrés les règles de la vie en commun en même temps que celles de la vie personnelle, sans dissocier ces deux domaines, puisqu’une foi digne de ce nom doit inspirer, sous peine d’hypocrisie, l’ensemble des comportements individuels et collectifs[46]»

Il était difficile à Tocqueville, venant d’une tradition catholique, de comprendre comment pouvait se concilier une foi religieuse et des libertés civiles et politiques. Gusdorf reprend :

« Les Pilgrim Fathers ne se trouvaient pas soumis aux exigences contradictoires de deux principes ; ils obéissaient à une exigence unique résumée par la parole évangélique : « Là où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté ». La tradition catholique en Occident avait fini par séparer et opposer la société religieuse, encadrée par l’Église hiérarchique, et la société politique soumise au pouvoir civil de la monarchie ou de l’Empire. Tout au long du Moyen Âge, le conflit n’avait cessé de renaître entre les deux glaives qui se disputaient la souveraineté, la domination laïque du pouvoir civil et la suprématie religieuse revendiquée par l’autorité romaine. Les simples fidèles se trouvaient ainsi pris en otages, tiraillés par un conflit d’influences qui aliénait leur indépendance. La Réformation tente de créer un espace de liberté où l’individu retrouverait l’autonomie dans une obéissance à Dieu sans hiérarchie interposée. Mais les récurrences du Pouvoir politique suscitent de nouvelles entraves ; en Angleterre, le roi se proclame chef de l’Église nationale et prétend réunir en sa personne la souveraineté religieuse et la souveraineté civile. D’où l’objection de conscience des Puritains, qui n’admettent pas la confusion entre la religion de Dieu et la religion du roi. L’émigration matérialise le désir d’échapper à une tutelle insupportable, sur une terre assez lointaine pour que puisse y être instituée une communauté religieuse de plein exercice. […] Les fondateurs des libertés américaines voulaient premièrement la liberté de la foi ; le reste leur a été donné par surcroît[47]. »

C’est, en fin de compte, le fondement chrétien, la vision biblique du règne de Dieu sur la terre, qui marque l’immense distance qui sépare les révolutions puritaines d’Angleterre et d’Amérique, des révolutions françaises et russes. Ce conflit est toujours d’une entière actualité. Notre salut personnel, la restauration de l’Église de Dieu, le redressement politique et moral de nos nations dépendent du fait que nous entrions dans cette bataille spirituelle. Le Dieu tout-puissant, Roi des nations et Chef de son Église, attend de nous que nous accomplissions fidèlement les œuvres qu’Il a préparées pour nous dans ce monde. Ainsi nous marcherons dans les traces de nos prédécesseurs dans cette carrière glorieuse, amenant, comme eux, toutes choses à l’obéissance de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ.

CONCLUSION

Le Pasteur et Professeur Jean G.H. Hoffmann qui a rejoint l’Église triomphante, n’est plus avec nous qui sommes toujours membres de l’Église militante de Dieu. Lui, le guerrier infatigable de Jésus-Christ, se repose enfin de son grand labeur et de ses innombrables combats pour l’honneur de Dieu, la sanctification de l’Église et la préservation des nations de cet Empire du mal qui nous envahit de toutes parts. C’est lui qui aurait dû parler aujourd’hui de l’immense sujet que je viens à peine d’esquisser devant vous. Dans son insondable Providence, Dieu en a voulu autrement. Je le laisserai terminer pour moi cette conférence par des paroles qu’il adressa à son pays, la France, peu de temps avant de mourir. Dans cette exhortation, nous pouvons entendre clairement résonner cette trompette appelant les chrétiens au combat, qu’est la voix prophétique de l’Église de Dieu :

« Il est caractéristique de l’état de déchristianisation de la France qu’aujourd’hui, même dans les discours des membres de l’opposition parlementaire, les mots valeurs chrétiennes paraissent dépourvus de sens. Pourtant, pour que la France vive et tente de sortir du pétrin où l’ont précipitée ses hommes politiques de divers partis, il n’existe qu’une seule alternative : suivre la doctrine du Christ. Ceux qui portent la responsabilité de gouverner ont un comportement clair : Ils se moquent des enseignements bibliques et des prescriptions des Évangiles. […] Au nom de leur religion laïque professant le culte de l’homme, ils se montrent intolérants jusqu’à la férocité sur le plan politico-religieux alors qu’ils sont sur le plan moral, permissifs jusqu’au scandale. Les conséquences de l’entreprise révolutionnaire de 1789 sont claires : si le peuple français ne se décide pas à choisir pour ou contre le christianisme, nul ne peut prévoir l’étendue de la déchéance qui le menace. Il n’y a plus de cohabitation possible entre l’enseignement des Évangiles et l’athéisme officiel propre à l’état d’esprit dévoyé des chrétiens progressistes, ces fils et ces filles déchus de la Révolution de 1789[48].

Jean-Marc Berthoud

[1]      Fin d’une conférence donnée au Carrefour de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence sur la Révolution français le 17 et 19 février 1989

[2]      Voyez les ouvrages cités de Bertrand de Jouvenel ainsi que. Walter ULLMANN : The Growth of Papacy in the Middle Ages Blackwell, Oxford. Sur toutes ces questions relatives à l’histoire du droit occidental voyez, les ouvrages indispensables de : Michel VILLEY : La formation de la pensée juridique moderne, Montchrétien, Paris. 1975, Harold J. BERMAN : Law and Revolution. The Foundation of the Western Legal Tradition Harvard University Press, Cambridge Mass., 1983

[3]      Roberto RIDOLFI : Savonarole Fayard, Paris, 1974 ; Enzo GUALAZZI : Savonarole, Payot, Paris, 1985

[4]      Augustin RENAUDET : Machiavel Gallimard, Paris, 1956 Quentin SKINNER : Machiavel Seuil, Paris, 1989 J.G.A. POCOCK : The Machiavellian Moment Princeton, 1975 Pierre MANENT : Naissances de la politique moderne. Machiavel. Hobbes, Rousseau, Payot, Paris, 1988 (1977) Pierre MESNARD : L’essor de la philosophie politique au XVIᵉ siècle, Vrin, Paris, 1977 (1935) J.W. ALLEN : A History of Political Thought in the Sixteenth Century Methuen, London, 1964 Quentin SKINNER : The Foundations of Modern Political Thought Cambridge Univ. Press, Cambridge, 1978, 2 vols.

[5]      Alexandre KOYRE : Études d’histoire de la pensée scientifique P.U.F.. Paris, 1966, p. 11

[6]      Toute cette histoire est reprise dans les ouvrages de Villey et de Jouvenel déjà cités. Voyez également le livre remarquable de Philippe BENETON : Introduction à la politique moderne, Hachette, Pluriel, Paris, 1987 Simone GOYARD-FABRE : Philosophie politique XVle-XXᵉ siècle, PUF, Paris, 1987

[7]      J.E. NEALE : Queen Elizabeth I, Penguin, London, 1986 (1934)

[8]      Otto SCOTT : James 1. The Fool as King Ross House Books, Vallecito, 1986 (1976)

[9]      Raoul STEPHAN : Histoire du Protestantisme français Fayard, Paris, 1971, p. 159 La meilleure réfutation de l’Erastianisme reste toujours l’ouvrage classique du théologien écossais, George GILLESPIE : Aaron’s Rod Blossoming or The Divine Ordinance of Church Government Vindicated Sprinkle, Harrisonburg, 1985 (1646)

[10]    Pierre MANENT : Naissance de la politique moderne p. 117-118

[11]    Michael WALZER : La révolution des saints Belin, Paris, 1987 (1965) p. 131. Il s’agit d’une citation du Béhémoth de Hobbes Sur Hobbes et son influence énorme sur la politique moderne voyez : Thomas HOBBES : Léviathan (Édition et traduction de François TRICAUD) Editions Sirey, Paris, 1983 (1651) Thomas HOBBES : Le citoyen ou les fondements de la politique, Flammarion, Paris, 1982 (1642) Raymond POLIN : Politique et philosophie chez Thomas Hobbes Vrin, Paris, 1970 (1952) Raymond POLIN : « Hobbes, Dieu et les hommes » P.U.F., Paris, 1981 François RANGEON : Hobbes, État et droit » Hallier/Albin Michel, Paris, 1982 Lucien JAUME : Hobbes et l’État représentatif moderne » P.U.F.. Paris, 1986 Sur Locke voyez : Raymond POLIN : La politique morale de John Locke P.U.F., Paris, 1960 Sur la pensée politique de Rousseau, héritier de la pensée de Hobbes : Jean-Jacques ROUSSEAU : Du contrat social » (Ed. B. de JOUVENEL) Pluriel-Poche, Paris, 1978 R. DERATHE : Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps Paris, 1970

[12]    B. de JOUVENEL : Du Pouvoir p. 361 Sur le grand juriste Sir Edward Coke voyez de Christopher HILL : Intellectual Origins of the English Revolution Clarendon Press, Oxford, 1987 (1965) Sur le droit coutumier anglais voyez : Arthur HOGUE : Origins of the Common Law Liberty Press, Indianapolis, 1985 (1966)

[13]    Sur le Puritanisme anglais voyez les remarquables ouvrages de Christopher Hill : The Century of Revolution 1603-1714 Van Nostrand Reinhold, Wokington, 1980 (1961) Christopher HILL : Puritanism and Revolution Penguin, London, 1986 (1958) Christopher HILL : The English Revolution 1640 Lawrence and Wishart, London, 1985 (1940) Christopher HILL : Society and Puritanism in Pre-Revolutionary England Penguin, London, 1986 (1964) Christopher HILL : The World Turned Upside Down Penguin, London, 1984 (1972) Voyez aussi les ouvrages classiques de : William HALLER : The Rise of Puritanism Harper, New York, 1957 (1938) M.M. KNAPPEN : Tudor Puritanism University of Chicago Press, Chicago, 1970 (1939) Voyez également les deux numéros remarquables du Journal of Christian Reconstruction édité par Gary NORTH et consacrés au Puritanisme : Symposium on Puritanism and Law, Vol. V, No. 2, 1978-1979 Symposium on Puritanism and Progress, Vol. VI, No. 1, 1979 » sont toujours disponibles à Chalcedon, P.O. Box 158, Vallecito, CA 95251, USA

[14]    Martin BUCER : Du Royaume de Jésus-Christ P.U.F., Paris, 1955 (1558)

[15]    Martin BUCER : De Regno Christi (1558) P.U.F.. Paris, 1955, p. xliv-xlv Wilhelm PAUCK : Martin Bucer’s Conception of a Christian State The Princeton Theological Review, Princeton, 1928

[16]    Voyez les chapitres : The Preaching of the Word et The Ratsbane of Lecturing dans le livre de Hill : Society and Puritanism in Pre-Revolutionary England

[17]    Jules BARBEY-D’AUREVILLY : De l’histoire Lemerre, Paris, 1905, p.74-76 (Slatkine, Genève, 1968) Sur la chevalerie voyez l’ouvrage classique de Léon GAUTIER, Léon GAUTIER : La chevalerie » Editions Pardès, Paris, 1989 (1883) L’ouvrage essentiel définissant la vision puritaine classique de l’ordre politique est celui du théologien écossais, Samuel RUTHERFORD : Lex Rex or the Law and the Prince ; a dispute for the Just Prerogative of King and People Sprinkle, Harrisonburg, 1980 (1644)  » se trouve une excellente discussion contemporaine de toutes ces questions, dans une perspective puritaine, dans : Ed. Gary NORTH : The Theology of Christian Resistance Geneva Divinity School Press, Tyler, Texas, 1983 Ed. Gary NORTH : Tactics of Christian Resistance Geneva Divinity School Press, Tyler, Texas, 1983

[18]    Voyez les ouvrages cités de WALZER et de JOUVENEL. De Jacques MARITAIN : Trois réformateurs : Luther, Descartes, Roussseau Plon, Paris, 1925 De Max WEBER voyez : Max WEBER : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » Plon, Paris, 1964 (1920) Max WEBER : Économie et société » Plon, Paris, 1971 Max WEBER : Sociologie du droit » P.U.F., Paris, 1986

[19]    (81) Sur Oliver CROMWELL voyez entre autres : J.H. MERLE-D’AUBIGNE : The Protector Sprinkle, Harrisonburg, Virginia, 1983 (1847) Christopher HILL : God’s Englishman. Oliver Cromwell and the English Revolution Penguin, London, 1983 (1970) Thomas CARLYLE : Oliver Cromwell’s Letters and Speeches Chapman, London, 1847

[20]    MERLE-D’AUBIGNE : The Protector, p. 50

[21]    Idem p. 62  » régnait un esprit chrétien très semblable dans les armées des États confédérés dans la Guerre de Sécession. Voyez à ce sujet : R.L. DABNEY : Life and Campaigns of Lt.-Gen. Thomas J. Jackson Sprinkle, Harrisonburg, 1977 W.W. BENNETT : The Great Revival in the Confederate Armies Sprinkle, Harrisonburg, 1976 (1876) Ce même esprit se trouvait chez les Vaudois du Piémont, chez les Huguenots et chez les Boers de l’Afrique du Sud

[22]    MERLE-D’AUBIGNE ibid. p. 134

[23]    Ibid p. 138

[24]    Ibid p. 155

[25]    Ibid p. 116

[26]    Christine FAURE : Les déclarations des droits de l’homme de 1789, » Payot, Paris, 1988 Stéphane RIALS : La déclaration des droits de l’homme et du citoyen » Pluriel-Hachette, Paris, 1988

[27]    Les textes de Westminster » Éditions Kerygma, Aix-en-Provence, 1988 Sur les circonstances de l’élaboration de ces textes voyez : B.B. WARFIELD : The Westminster Assembly and its Work Mack, Cherry Hill, New Jersey, 1972 John H. LEITH : Assembly at Westminster. Reformed Theology in the Making John Knox Press, Atlanta, 1978 (1973)

[28]    Les textes de Westminster p. 1

[29]    C. FAURE op. cit. p. 11

[30]    Les textes de Westminster, p. 65 et 68

[31]    Sur Edmund BURKE Michel VILLEY : Philosophie du droit de Burke ln : M. Villey : Critique de la pensée juridique moderne » Dalloz, Paris, 1976 p. 125-138 Yves CHIRON : Edmund Burke et la Révolution française » Téqui, Paris, 1987 Peter J. STANLlS : Edmund Burke. Selected Writings and Speeches Regnery Gateway, 1963 Louis 1. BREDVOLD : The Philosophy of Edmund Burke Univ. of Michigan Press, Ann Arbor, 1967 Edmund BURKE : Réflexions sur la révolution de France Hachette, Pluriel. Paris, 1989

[32]    William COBBETT : A Year’s Residence in America (1817-1819) Chapman and Dodd, London, s.d. William COBBETT : The Progress of a Plough, Boy to a Seat in Parliament Faber and Faber, London, 1933

[33]    Georges GUSDORF : Les Révolutions de France et d’Amérique. La violence et la sagesse » Perrin, Paris, 1988, p. 73

[34]    MERLE-D’AUBIGNE : The Protector, p. 42

[35]    Sur les dangers de l’absolutisme parlementaire en Grande-Bretagne aujourd’hui et ses origines chez Locke et Bentham, voyez : Thomas F. TORRANCE : Juridicial Law and Physical Law Scottish Academic Press, Edinburgh, 1984

[36]    Friedrich GENTZ : The French and American Revolutions Compared St. Thomas Press, Houston, 1975, (1800) p. 22

[37]    Idem p. 35 Sur Tocqueville et l’Amérique voyez les ouvrages suivants : Alexis de TOCQUEVILLE : De la Démocratie en Amérique » Gallimard, Paris, 1961, 2 volumes (1835- 1840) Pierre MANENT : Tocquevile et la nature de la démocratie » Julliard, Paris, 1982 Jean-Claude LAMBERTI : Tocqueville et les deux démocraties » P.U.F.. Paris, 1983 Thomas MOLNAR : Le modèle défiguré. L’Amérique de Tocqueville à Carter » P.U.F.. Paris, 1978 R.-L. BRUCKBERGER : Au diable le Père Bruck. L’Amérique 1950-1958, Plon, Paris, 1986

[38]    Gentz op. cit. p. 48-49

[39]    Ibidem p. 99

[40]    Ibidem p. 57

[41]    Ibidem p. 79

[42]    Ibidem p. 71

[43]    Ibidem p. 89

[44]    Georges GUSDORF op. cit. p. 63

[45]    Ibidem p. 64

[46]    Ibidem p. 74

[47]    Ibidem p. 75-76
Sur la question fort discutée de l’importance de la Foi chrétienne en Amérique au XVIIIe siècle, voyez : John EIDSMOE : Christianity and the Constitution. The Faith of our Founding Fathers Baker Book House, Grand Rapids, 1987 John W. WHITEHEAD : The Second American Revolution Cook, Elgin, 1982 Francis A. SCHAEFFER : A Christian Manifesto Crossway Books, Westchester, 1981 H. Richard NIEBUHR : The Kingdom of God in America Harper, New York, 1959 (1937) Verna M. HALL : The Christian History of the Constitution of the United States of America Foundation for American Christian Éducation, San Francisco, 1980 Rosalie J. SLATER : Teaching and Learning America’s Christian History F.A.C.E » San Francisco, 1975 Gary DE MAR : God and Government Volume 1 : A Biblical and Historical Study Volume Il : Issues in Biblical Perspective Volume III : The Restoration of the Republic American Vision Press, P.O. Box 720515, Atlanta, Georgia 30328, USA, 1982-1986

[48]    Jean G.H. HOFFMANN : 1789 ou le début de la déchéance de la France L’Impact, Genève, décembre 1986 Le Pasteur et Professeur Jean G.H. HOFFMANN grande figure du Protestantisme du XX siècle 1906-1987, Paris, 1988 (A commander auprès de M. Jean-François Hoffmann, 78 Avenue de Paris, F – 78000 Versailles).