Cathédrale de Lausanne, le 16 août 1990
Pour moi, vivre c’est Christ, et la mort m’est un gain. (Philippiens 1:2)
On imagine souvent qu’il y a opposition entre la vie spirituelle, la foi, la prière, l’attente du salut, d’une part, et la présence au monde et le service des hommes, d’autre part. En poussant les choses à l’extrême, il semble même qu’il n’y ait que deux possibilités : ou bien se retirer à l’écart, abandonner le monde à ses démons et se réfugier dans une mystique vaporeuse et désincarnée ; ou bien nier Dieu ou le repousser dans un lointain hypothétique, et s’immerger dans le monde pour tenter, avec ses seules forces humaines, d’y mettre plus de justice, de paix et d’amour. Soit donc vivre presque uniquement pour l’avenir et pour le ciel, soit ne vivre que pour la terre et pour le présent.
En vérité, cette opposition est factice. Pour le croyant, il y a tension dynamique entre l’ici-bas et l’au-delà, entre le déjà et la pas encore. Et c’est même dans la mesure où l’on est encré dans l’autre monde, où l’on y aspire, où l’on se réjouit d’y accéder, que l’on se rend présent à ce monde-ci, pour travailler à l’améliorer, à le tirer vers le haut, à lui donner un avant-goût de ce que l’Évangile nous promet sous le nom de Royaume de Dieu. Plus on croit à ce Royaume à venir, plus on y met son cœur, et plus aussi on est actif ici et maintenant pour combattre le mal et préparer la victoire du bien.
Celui à qui nous rendons aujourd’hui les derniers honneurs, le pasteur Jean de Watteville, est une illustration de cette vérité. Il a déployé parmi les hommes une activité débordante, mais il y était poussé par son attente de Dieu et de la vie éternelle.
Rappelons brièvement sa carrière terrestre. Après des études de théologie à Lausanne et à Paris, appelé au ministère de l’Évangile, il l’a exercé tout d’abord en Hollande, au service de l’Église réformée wallonne, où, à côté de tâches proprement ecclésiastiques, mais en relation avec elles, il a déployé une activité culturelle intense et noué des contacts enrichissants. Puis, il a été pasteur à Paris, dans la paroisse de Passy, où il a été collègue des pasteurs Pierre Courthial et Marc Boegner. Là-bas, il a reçu le grade de Docteur en Théologie pour une thèse sur l’aspect sacrificiel de la sainte Cène. (Ce grade, soit dit en passant, preuve de sa modestie, il ne s’en réclamait jamais). Puis, après un bref passage au service de l’organisme “Solidarité-Tiers-Monde”, il a rejoint le corps pastoral de l’Église Réformée du Canton de Vaud, comme pasteur de cette paroisse de la cathédrale, où il a œuvré pendant une vingtaine d’années.
Dans toutes les étapes de ce ministère, il s’est révélé un pasteur fidèle, dévoué, jamais avare de son temps et de ses peines. Couché tard et levé tôt, comme un certain roi légendaire, inlassablement il prêchait, visitait, animait toutes sortes de groupes ou d’organismes paroissiaux ou extra-paroissiaux. Il a fait partie d’un nombre considérable de comités et de commissions. Il a été présent dans le domaine de l’assistance sociale, dans le combat œcuménique pour l’unité chrétienne, dans la mission chrétienne et l’aide au Tiers-Monde. Il a mis ses qualités de chef et d’organisateur au service de justes causes. Il savait aussi susciter des collaborations et stimuler ses collaborateurs. Toujours occupé, toujours en mouvement, mais sans préjudice pour ses tâches proprement pastorales et paroissiales. Il est allé jusqu’à présider quatre cultes dans sa paroisse le même dimanche. Il a fait de la chapelle de Béthusy, si vous permettez le cliché, une ruche bourdonnante. Il a visité fidèlement ses ouailles, et plusieurs pourraient dire le soutien spirituel, parfois matériel aussi, qu’il leur a apporté. Malgré sa distinction personnelle et ses origines patriciennes, il avait le souci des plus humbles, et avait pour eux de délicates attentions.
Bref, il a voulu servir Dieu et les hommes comme un “soldat de Jésus-Christ”, engagé dans le beau “combat de la foi”. Militaire au sens propre du terme – il était capitaine dans l’armée suisse – il se considérait aussi comme une sorte de milicien du Christ, enrôlé à son service, soumis à ses ordres, et acceptant pour lui les disciplines et les sacrifices nécessaires, selon le mot de saint-Paul à Timothée : “Souffre avec moi comme un bon soldat de Jésus-Christ. Quand un homme part pour la guerre, il ne s’embarrasse pas des affaires de la vie, et par là il plaît à celui qui l’a enrôlé.” Dans les indications qu’il avait laissées pour ses obsèques, il avait mis en exergue ces paroles de Job : “Le sort de l’homme sur la terre est de servir comme un soldat.” Il a ainsi exercé sur lui-même une véritable ascèse, concentrant sa vie sur l’essentiel, éliminant ce qui aurait contrarié son ministère. Les loisirs, les congés, les vacances n’existaient guère pour lui. Sa femme et ses enfants ont pu souffrir de son peu de disponibilité à leur égard, mais aussi en être fiers, et y puiser une leçon de fidélité à la tâche qu’on a choisie.
Jean de Watteville a donc été tout sauf un inactif, boudant devant la tâche et toujours fatigue ! Au point qu’on pourrait se demander si son activité ne confinait pas à l’activisme, à l’agitation, au besoin de mouvement pour le mouvement. Il ne le semble pourtant pas – et ici je rejoins mon introduction – car cette était portée, alimentée et orientée par une vie de prière disciplinée et fervente, et par une attente inébranlable des choses dernières.
Il priait chaque jour à heure fixe, seul ou en communauté. En guise de vacances, il se retirait volontiers en un lieu solitaire pour une retraite spirituelle de plusieurs jours. Cela fut encore le cas tout récemment, cet été. Il aimait le recueillement et l’adoration. Quelqu’un disait un jour de lui qu’il était fait pour être moine. C’est vrai, il a été homme de contemplation en même temps qu’homme d’action – et encore une fois ce n’est pas contradictoire.
Et non seulement il était en contact avec Dieu dans le présent, mais il était tout tendu vers l’avenir, vers la résurrection des morts et la venue du Règne de Dieu que l’Évangile nous dit proche. Il a même paru désirer la mort, mais non pas pour elle-même : il la désirait en tant que passage, en tant qu’entrée dans la vie véritable, la vie éternelle. Ses enfants se souviennent que, quand ils étaient encore petits, il leur parlait déjà de la mort. Et plusieurs de ceux qui sont ici l’ont probablement entendu répondre, quand on le pressait de se ménager s’il ne voulait pas abréger ses jours : “Pourquoi retarder le moment où je rencontrerai mon Seigneur, je suis impatient de découvrir la gloire du Ciel.” Avec saint Paul – et c’est aussi une parole qu’il a soulignée en vue de ses obsèques – il disait : “Le Christ est ma vie, et la mort m’est un gain.”
Finalement, c’est bien cette sorte d’impatience de s’en aller vers un monde meilleur, qui commandait son activité débordante dans ce monde-ci. Il fallait œuvrer de mille pour que ce monde ressemble le plus possible au monde futur, qu’il en évoque la beauté, la perfection et la joie. Comme l’apôtre Paul, il était partagé entre deux désirs également forts : quitter ce monde pour habiter enfin et toujours avec le Seigneur, ou rester ici-bas pour remplir la tâche que Dieu lui avait confiée et diffuser l’Évangile. Tant que Dieu lui disait : le moment n’est pas encore venu d’entrer la joie de ton Maître, ta place est encore ici-bas où je compte sur ton service, il se dépensait pour ce service. Mais le jour où Dieu l’appellerait à “monter plus haut”, il dirait avec le psalmiste : “Quelle joie, quand on me dit : Allons à la maison du Seigneur !” – à cette maison où Jésus-Christ est aller nous préparer une place.
Non pas qu’il s’imaginât que son zèle infatigable lui donnât le droit d’entrer dans cette maison céleste. En tant que croyant, et plus encore que croyant réformé, héritier spirituel de Calvin, l’idée de droit au salut ou de récompense méritée devait lui être étrangère. Il savait bien que devant le Dieu trois fois saint, nous n’avons rien à offrir que notre misère morale, nos défauts et nos erreurs, nos faiblesses et nos lâchetés, nos entorses à la Loi divine. Nous ne pouvons nous présenter devant lui que comme des mendiants, des loqueteux, des indignes. Comme l’a dit un prophète, “Toutes nos œuvres sont comme des chiffons sales.” Elles ne produisent pas la grâce, mais en résultent. Elles nous suivent dans l’éternité, mais ne nous précèdent pas pour nous ouvrir la porte. Certes, comme dit l’Écriture, “Dieu n’est pas injuste pour oublier notre travail et l’amour que nous avons montré pour son nom”; mais quand il couronne notre travail, il ne couronne en somme que ses propres dons. Jean de Watteville ne comptait pas donc sur lui-même ni sur l’abondance de ses ouvrages, mais sur le sacrifice pleinement suffisant du Christ, sacrifice qu’actualise la sainte Cène, sur l’obéissance parfaite du Fils de Dieu, sur l’expiation de la Croix, la seule clé ouvrant accès à la miséricorde de Dieu et au salut éternel.
Toujours est-il que son aspiration à rejoindre le Seigneur à travers la mort a été satisfaite. La porte de la maison du Père s’est brusquement ouverte il y a peu de jours. La mort l’a surpris, comme il l’avait souhaité, en pleine activité pastorale. Il venait de présider, non sans difficultés, le service funèbre d’un oncle, quand la douleur et l’étouffement ont exigé son transfert à l’hôpital, où la fin est survenue en quelques heures. Il laisse sa femme, ses enfants, ses amis, sa paroisse et l’Église désemparés et comme orphelins. Il devait prendre sa retraite, atteint par la limite d’âge, l’année prochaine, et ainsi, le problème de sa retraite ne se pose plus. On en a du regret, mais aussi du soulagement, car on voyait mal Jean de Watteville retraité, si retraité signifie oisif.
Quand à nous qui restons provisoirement de ce côté-ci de la mort, et qui sommes dépouillés et appauvris par ce départ, nous avons à suivre du regard de l’âme notre frère dans cette maison céleste où Dieu accueille les pécheurs pardonnés et réhabilités que nous sommes. Jean de Watteville a expressément demandé que son décès ne soit pas vécu dans la tristesse, mais dans la joie de l’espérance. Oui, nous à attendre les cieux nouveaux et la terre nouvelle où la justice habitera, et en même temps et d’un même mouvement, en raison de cet avenir merveilleux qui nous est promis, nous avons à nous remettre à la besogne ici et maintenant, pour combattre le mal et mettre un peu de bien autour de nous, pour que nos relations mutuelles, dans la famille, dans l’Église et la société, soient imprégnées de l’esprit d’amour, de générosité, d’oubli des offenses et de service du prochain, qui est celui de ce monde futur.
Pour être admis dans les cieux, vivons ici-bas en citoyens des cieux ! Pour que la mort soit, pour nous aussi, un gain, un avantage, une promotion, faisons de Jésus-Christ notre maître, notre lumière et notre vie !
Roger BARILIER[1]
[1] Roger Barilier est pasteur de l’Église Évangélique Réformée de Vaud.