Force et faiblesse de l’Église de Dieu
Je voudrais situer historiquement la manière dont les fondements établis par Dieu, tant de la morale que du droit, ont été ébranlés dans notre civilisation occidentale. Nous verrons que le développement de l’humanisme sécularisé, athée, que nous déplorons si vivement en cette fin du XXᵉ siècle, provient en premier lieu de l’abandon par les Églises de la loi de Dieu comme norme absolue du bien et du mal.
Le XVIIIe siècle, avec des hommes de Dieu comme George Whitefield (1714-1770), John Wesley (1703-1791) et Jonathan Edwards (1703-1758), parmi bien d’autres, en Angleterre et en Amérique, a connu un renouveau évangélique remarquable. Ce mouvement de réveil se prolongea en Angleterre avec le ministère puissant de Charles Spurgeon (1834-1892). Sur le continent, le mouvement des frères Moraves réveilla beaucoup de chrétiens endormis dès la fin du XVIIIe siècle et prépara le chemin aux différents réveils en France et en Suisse romande qui marquèrent toute la première partie du XIXᵉ siècle. Ils furent tous caractérisés par un grand effort d’évangélisation et par une expansion magnifique du travail missionnaire dans le monde entier. Rappelons simplement des figures telles César Malan, Adolphe Monod, J.-H. Merle d’Aubigné, Alexandre Vinet et Louis Gaussen, parmi bien d’autres, qui témoignent de l’ampleur de ce mouvement de l’Esprit de Dieu en France et en Suisse romande au XIXᵉ siècle. L’œuvre inspirée par Ruben Saillens au début de ce siècle s’inscrit dans une ligne semblable, ainsi que le célèbre réveil de la Drôme des années vingt et trente avec ses quatre mousquetaires, Cadier, Eberhard, Champendal et Caron. Dans un même sens il faut relever l’œuvre immense accomplie par l’Armée du Salut, le travail d’évangélisation non négligeable du mouvement de Pentecôte et, plus près de nous, celui du mouvement dit « charismatique ». Mais à y regarder de plus près nous devons constater que ces réveils, fructueux sur le plan des conversions individuelles, ont eu beaucoup moins d’effet sur le plan public. Il est indéniable que malgré les réveils qui ont jalonné notre histoire au cours des derniers siècles, l’influence de la foi chrétienne sur la société occidentale n’a cessé de diminuer tant en étendue qu’en profondeur. Partout s’est installée cette sécularisation de l’athéisme humaniste conquérant qui aujourd’hui nous impressionne tant. Certains pourraient répondre : « Ce n’est pas la tâche du Christianisme que d’exercer une influence directe sur la société, de marquer de son empreinte la vie politique et sociale des nations où Dieu a planté son Église. » Mais une telle affirmation est-elle vraie ? Est-ce là l’enseignement véritable de la Parole de Dieu ? La foi chrétienne a-t-elle toujours été aussi insignifiante dans son influence publique qu’elle ne l’est de nos jours ?
Examinons d’abord le témoignage de l’histoire en observant les effets publics de la prédication de l’Évangile à deux moments décisifs du développement de l’Église, aux débuts du Christianisme et à l’époque de la Réformation.
L’Église et l’Empire romain
Nul ne saurait douter de la force et du dynamisme de la première Église. Les chrétiens des premiers siècles de notre ère ont manifesté une efficacité dans l’évangélisation du monde païen absolument stupéfiante. En une génération, les apôtres du Christ avaient porté l’Évangile et fondé des Églises depuis l’Inde jusqu’aux rivages de l’Atlantique, de l’Éthiopie jusqu’à la mer Noire. Mais ce n’est pas tout. En trois siècles – certes au travers de périodes de dures persécutions – l’Église apostolique et post-apostolique a littéralement mis sens dessus-dessous la plupart des institutions païennes de l’Empire romain. L’impact du Christianisme sur la société de son temps a été immense. En passant, relevons quelques exemples de cette influence. La prédication chrétienne a eu pour conséquences :
- la disparition de l’esclavage ;
- la transformation radicale du mariage et de la famille ;
- l’élimination de la pratique de l’avortement et de l’infanticide ;
- la pénétration du droit romain par les principes de la loi biblique ;
- la transformation de certaines institutions politiques de l’Empire, etc.
La foi chrétienne manifesta une puissance de pénétration semblable quand elle affronta plus tard les nations germaniques qui envahirent l’Empire. Les Slaves et la Russie elle-même subirent les heureux bienfaits de cette christianisation de toute la société.
Chrétienté médiévale
Le résultat d’une influence si profonde du christianisme fut ce qu’on a appelé la « chrétienté médiévale » – souvent méconnue des milieux protestants et évangéliques. Car nous avons trop souvent et inconsciemment adopté l’interprétation de l’histoire imposée par l’esprit humaniste de la Renaissance et du siècle des lumières. Ces historiens paganisants voyaient dans l’Antiquité grecque et romaine les modèles de toute véritable civilisation. La domination chrétienne du Moyen Âge était considérée comme une période de superstition et de ténèbres, la renaissance de la « lumière » sans Dieu se situant dans la période moderne qui avait appris à se passer du Créateur et de sa Loi-Parole. Malgré les déviations de l’Église romaine et la déformation des dogmes, le Moyen Âge – moyen terme entre les deux époques « civilisées » de l’Empire romain et de la Renaissance – celui des cathédrales édifiées par un zèle populaire à la gloire de Dieu, fut une époque où les institutions et la culture toute entière ont été profondément influencées par le Christianisme. Les langues européennes elles-mêmes portent la marque profonde du passage du Christianisme. Sur le plan culturel, social et politique nous devons constater que la Réforme manifeste dans une grande mesure une continuité avec la chrétienté médiévale.
La Réforme
Mais l’Église d’Occident s’était détournée de la Parole de Dieu, établissant, comme l’avaient fait en leur temps les Juifs de l’époque de Jésus-Christ, ses traditions humaines à la place et au-dessus de la Parole de Dieu. Ainsi l’infidélité de l’Église ouvrit toute grande la porte à cette « renaissance » des enseignements erronés et de l’Antiquité païenne. La réponse de Dieu à la vague d’impiété, d’immoralité, d’anarchie et de désespoir qui déferla sur l’Europe du XIVᵉ au XVIᵉ siècle fut un des plus puissants réveils que l’Esprit Saint ait suscités dans toute l’histoire de l’Église. Ce fut la Réformation. Cette réformation, contrairement à ce qui fut le cas pour de nombreux renouveaux spirituels plus récents, ne se limita pas au domaine purement « spirituel » ou « religieux ». Les réformateurs avaient retrouvé la vision de la Bible elle-même, vision de la souveraineté divine englobant la réalité toute entière. Ils croyaient en une Bible divinement inspirée, certes, pour être moyen de salut pour tout homme mettant sa confiance en le Fils de Dieu seul mais également pour être l’ordre établi par Dieu lui-même pour sa création toute entière, pour la société, pour toutes les institutions humaines.
Cette vision d’un Dieu souverain maître de sa création, d’un Dieu providentiel maître de l’histoire était partagée par tous les réformateurs. C’était au plus haut point celle de Jean Calvin (1509-1564) qui, dans son exposition de la Bible, ne se lassait jamais d’appliquer toute la Parole de Dieu à tous les aspects de la vie des hommes. Cette attitude fut partagée par le plus remarquable « éthicien » de la Réforme, le Vaudois Pierre Viret (1511-1571). Pourquoi donc, peut-on se demander, les grands ouvrages de ces éminents docteurs de la Parole de Dieu exposant de façon détaillée l’enseignement résumé par ce que nous appelons les « Dix commandements » n’ont-ils jamais été réédités en français depuis leur parution au XVIᵉ siècle ?[1] Cette défaillance de l’édition protestante indique déjà le peu d’intérêt que nos milieux ont témoigné depuis la Réformation pour une pensée éthique ou morale véritablement biblique. Viret débutait son exposition magistrale des dix commandements dans les termes suivants :
« Parce que j’ai proposé de déclarer la loi de Dieu qui doit être tenue pour la règle de toutes les autres par lesquelles les hommes doivent être conduits et gouvernés je ferai, avant d’entrer en son exposition, quelques discours des grandes difficultés qui se sont trouvées de tout temps à bien gouverner les hommes et les contenir dans les limites de raison, de droiture et de justice et des causes semblablement de ces difficultés. Ce que je fais pour montrer après quel est le seul et vrai moyen pour remédier à ces grands maux et pour parvenir à la vraie union en Dieu qui est requise en la société humaine, sans laquelle les hommes ne peuvent jamais être autre chose que ce qu’ils craignent le plus, c’est à savoir, misérables et malheureux, en ce monde et en l’autre. Car, ceci étant bien connu, peut beaucoup servir à tous pour leur faire avoir la loi de Dieu en tel prix et en telle estime qu’elle doit être. »[2]
Et un peu plus loin dans cette préface à son livre sur la loi de Dieu, Viret ajoutait :
« Dieu a voulu donner lui-même une loi qui servît de règle à tous les hommes de la terre pour régler l’esprit, l’entendement, la volonté et les affections, tant de ceux qui doivent gouverner les autres que de ceux qui doivent être gouvernés par eux. Et il a fait ceci pour que tous ensemble ils reconnaissent un seul Dieu pour leur souverain Prince et Seigneur et qu’eux se reconnussent ses serviteurs et ministres. Ils devront une fois tous rendre compte devant le trône de sa majesté. Or il a compris en cette loi toute la doctrine morale nécessaire aux hommes pour bien vivre. Ce qu’il a fait beaucoup mieux, sans comparaison, que tous les philosophes et tous leurs livres tant des éthiques que des politiques et économiques et que tous les législateurs qui n’ont jamais été et qui sont et seront, en toutes leurs lois et ordonnances. En sorte que tous ensemble n’ont jamais rien mis de bon qui ne soit compris en elle et qui soit mauvais si on l’y trouve. Donc, soit que nous veillions bien être instruit pour nous savoir conduire et gouverner nous-mêmes en nos personnes propres en notre particulier selon droit, raison et justice, ou au gouvernement de nos maisons et familles, ou au gouvernement du bien public, cette loi pourra nous servir de vrais éthiques, économiques et politiques chrétiennes, si elle est bien entendue. »[3]
Les effets de ce puissant réveil ont ainsi pu se manifester dans tous les domaines de la vie influençant l’économie, la politique, le droit, la vie familiale, l’éducation, les arts, les sciences et le langage lui-même, beaucoup plus redevable à l’action formative de la Bible que nous ne l’imaginons communément. La conséquence en fut, qu’un des plus grands réveils de toute l’histoire de l’Église de Dieu n’a pas seulement transformé la vie d’un très grand nombre d’hommes, mais réforma la société toute entière des nations qui accueillirent la prédication de l’Évangile.
Dieu souverain de toute sa création
Ne devrions-nous pas en effet attendre de telles conséquences de l’action, dans ce monde perdu, d’un Dieu auquel appartiennent les cieux et la terre, qui est le Maître souverain des nations et le Roi des rois de ce monde ? Ne nous a-t-il pas en effet donné l’ordre, non pas simplement d’évangéliser les âmes mais, par la force de Celui auquel tout pouvoir a déjà – dès à présent – été donné dans le ciel et sur la terre, de faire de toutes les nations des disciples, de les baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit et de leur enseigner à garder tout ce que Jésus avait ordonné ? Et nous qui croyons à l’inspiration inerrante des Saintes Écritures, croyons de ce fait que Jésus-Christ parle aux hommes, autant par la loi et les prophètes de l’Ancienne Alliance, que par les Évangiles et par renseignement des apôtres. C’est animé d’une telle vision biblique qu’un John Knox, du fond de son banc de galérien – galérien pour avoir refusé de prier la « Reine des Cieux » (Jérémie 44 : 15-30) ! – pouvait s’écrier dans une prière fervente à Dieu : « Give me Scotland, or I die ! », « Donne-moi l’Écosse, ou je meurs ! » Et Dieu qui du haut des cieux entend et exauce les prières de ses enfants, lui donna l’Écosse. Ne peut-il pas aujourd’hui encore nous donner la Suisse, la France, l’Afrique, le monde entier si nous le lui demandons avec Foi ?
C’est cette vision d’un Dieu souverain, maître de toutes choses, d’une loi divine mesure de toute réalité crée, qui a manqué à la plupart des réveils évangéliques des derniers trois siècles. C’est cette faiblesse qui a conduit à ce que l’Église de Dieu devienne ce ghetto spirituel trop souvent insignifiant aux yeux d’un monde qui peut impunément l’ignorer. Par sa propre défaillance, elle a livré nos nations, souvent sans bataille, au règne du mal, aux ténèbres, à Satan. C’est par notre faute de chrétiens sans envergure (car nous avons oublié la grandeur et la puissance de notre Dieu) que Satan est presque devenu aujourd’hui « maître de la planète Terre » ! Le sel de la terre a perdu sa saveur. Celle qui devait être la lumière du monde n’éclaire plus la cité des hommes. L’Église elle-même n’accomplit plus sa tâche plénière qui est d’être la lumière des nations.
Comment en est-on venu là ?
Pourquoi depuis environ la fin du XVIIᵉ siècle assistons-nous donc à un pareil affadissement, à un tel affaiblissement, à un si lamentable effondrement de l’influence du Christianisme dans la Cité, sur la vie de la société et, pour finir sur les âmes elles-mêmes ?
Erreurs philosophiques
La première réponse à cette question douloureuse doit être recherchée dans la façon dont une philosophie pernicieuse a exercé une domination croissante sur une partie toujours plus grande du Christianisme. Il est des plus profitables d’entendre aujourd’hui encore le diagnostic que l’avocat et pasteur du Désert, Claude Brousson, adressa au clergé réformé réfugié hors de France après la Révocation de l’Édit de Nantes. Il s’écriait :
« Combien y en avait-il – c’est-à-dire de pasteurs français – qui cherchaient des nouveautés pour se distinguer ? De tous temps la Philosophie, qui est la sapience humaine et charnelle, a fait du préjudice à la Religion. Cependant n’était-ce pas par la Philosophie que plusieurs pasteurs tâchaient de se tirer du commun ? Mais par quelle Philosophie ? Par une Philosophie dont les maximes sont manifestement dangereuses et pernicieuses. (II s’agit de la philosophie de Descartes et de tout l’idéalisme subjectiviste et rationaliste qui découle de sa philosophie). En effet, quoique dans les principes que ces nouveaux Philosophes posent ils s’éloignent peut-être plus du sens commun, de la droite raison et de la Vérité, qu’aucune autre secte de Philosophes qui les ait précédés, ces Messieurs s’imaginent pourtant avoir mieux compris les secrets de la Nature, que tous ceux qui ont jamais fait profession de la Philosophie. Ils en deviennent extrêmement présomptueux. Ils ont un souverain mépris pour les autres hommes, et ils se figurent en même temps qu’il n’y a rien qui soit au-dessus de la portée de leur esprit. Ce serait peu de chose s’ils se contentaient de dire qu’on doit se défier de tout ce que les Anciens nous ont enseigné et qu’il faut en faire un nouvel examen. Mais en même temps ils insinuent que l’esprit de l’homme est naturellement si éclairé que lorsqu’il s’applique avec soin à la recherche de quelque vérité et qu’il se persuade qu’il en a conçu une idée claire et distincte il ne saurait se tromper. Il arrive pourtant tous les jours que ceux qui sont les plus préoccupés et les plus engagés dans l’erreur, s’imaginent qu’ils ont bien examiné les choses ; qu’ils les ont bien comprises et qu’ils en ont des idées claires et distinctes. Mais ils ne laissent pas de se tromper. Cependant, lorsque ces Messieurs croient avoir clairement et distinctement conçu quelque chose ils se persuadent qu’ils sont infaillibles et ils rejettent comme absolument faux tout ce qui se trouve contraire à leurs idées. Le malheur ne serait pas grand si on n’appliquait cette mauvaise maxime qu’à des matières indifférentes. Mais dès que l’esprit de l’homme est rempli de la bonne opinion de soi-même, il n’y a rien qu’il ne veuille soumettre à sa raison.
En effet, mes très honorés frères, on ne peut voir sans douleur que lorsque ces nouveaux Philosophes, soit qu’ils soient Pasteurs, ou qu’ils ne le soient pas, trouvent que l’Écriture n’est pas conforme à leurs prétendues idées claires et distinctes, ils entreprennent de la tordre d’une manière honteuse pour l’accommoder à leurs sentiments. Ils se contentent de dire que le dessein de l’Écriture n’est pas de nous rendre Philosophes (c’est-à-dire Savants) et que nous voyons qu’en divers endroits elle parle des choses, non selon qu’elles sont dans la vérité, mais selon qu’elles paraissent au jugement du vulgaire. C’est pourquoi ils ne font pas difficulté de la démentir toutes les fois que son témoignage ne concorde pas avec leurs vaines pensées. »[4]
Ainsi fut enfoncé ce coin pernicieux du subjectivisme idéaliste qui plus tard fit sauter une grande partie du Protestantisme. Le formalisme orthodoxe de l’époque de Brousson n’était guère en mesure de combattre une philosophie aussi dangereuse que celle de Descartes. Cette incapacité provenait du fait qu’il manquait à la pensée chrétienne de cette époque l’application mordante – c’est-à-dire qui mordait sur la réalité – de la Parole de Dieu aux erreurs du temps. Il s’agit d’une défaillance d’ordre logique et philosophique, car on ne savait plus comment tirer de la Bible son application logique à tous les aspects de la réflexion contemporaine. Cornelius van Til, le théologien et philosophe américain, exprime très justement l’attitude intellectuelle nécessaire aux chrétiens de toutes les époques quand il écrit :
« Le Christ a répandu sa lumière sur la vie entière dans tous ses aspects… Si l’on nous fait l’objection que la Bible ne nous parle pas clairement de nombreux problèmes actuels, nous répondons qu’en fait ceci n’est pas juste. La Bible a effectivement quelque chose à dire au sujet de tous les problèmes auxquels nous avons à faire face si seulement nous apprenons l’art d’appliquer ce que l’Écriture nous offre comme principes ou comme exemples à nos circonstances précises. »[5]
Au début du XVIIᵉ siècle Agrippa d’Aubigné avait déjà vu l’immense danger que représentait pour la foi chrétienne un certain simplisme biblique qui se refusait d’aiguiser sa pensée scripturaire en s’escrimant avec les erreurs du temps, en portant la guerre intellectuelle et spirituelle sur le terrain de l’ennemi. D’Aubigné commentait l’enseignement donné dans les Académies réformées de son temps comme suit :
« On fait ici de bons grammairiens, et qui ne sont pas fondés sur la bravade comme ceux des Jésuites, mais avec toute solidité. Les Morales, la Physique et la Théologie y sont bien servies et ne manquent rien de ce qu’il faut à faire de bons pasteurs, tant pour interpréter et détailler l’Écriture fidèlement que pour travailler de même contre les mauvaises mœurs. Je requiers seulement un point que je vois manquer : c’est qu’on ajoute à nos bergers, outre la houlette pour les brebis, une fronde contre les loups. Quelques Docteurs de ce lieu (il s’agit sans doute de l’Académie de Saumur) lassés des intrigues (difficultés) de logique se défendent du labeur par (des raisons de) conscience et pensent en avoir assez dit contre un sophisme sans prendre la peine de le démêler et percer (de le réfuter)… Il m’est échappé d’en dire mon avis aux Maîtres qui m’ont répondu par acquit, comme à un homme qui avait une épée au côté ; et quand j’ai osé leur parler des Métaphysiques, sans la pointe desquelles on ne peut dénouer les ambages (les circonlocutions) des distinctions, ni discerner les bâtardes des légitimes, et même que j’ai osé désirer qu’un écolier fût instruit à dévider les ruses de Thomas d’Aquin, Scotus et leurs compagnons, à tout cela on m’a répondu par élévations, la pureté de l’Écriture et la simplicité de ceux qui en font profession : si bien que ces bonnes gens se tiennent à la simplicité de la colombe et ne veulent pas la prudence du serpent. Je vous prie que notre jeunesse soit instruite à se défendre plus qu’à enseigner les autres en un siècle où nos adversaires ne pèchent point faute de connaissances mais défendent leur gloire et leur richesse par l’acier de la subtilité… Rendons-nous pareils à nos adversaires en l’art de la dispute et le sujet de nos controverses est si avantageux pour nous qu’il nous donnera la palme infailliblement. »[6]
D’Aubigné ne fut guère écouté, et la conséquence de cette absence de prudence philosophique, d’acuité logique, de véritable apologétique biblique, (c’est-à-dire de la critique précise fondée sur la Parole de Dieu, de la pensée, bien étudiée, des adversaires de la foi chrétienne) ne s’est pas fait attendre. Faute de détruire les faux raisonnements du siècle, de réfuter les arguments spécieux des savants, des philosophes et des théologiens afin d’amener à l’obéissance du Christ toutes les pensées des hommes, les pensées des chrétiens sont elles-mêmes devenues prisonnières des erreurs de leur temps. Comme le constatait avec douleur Brousson les pasteurs eux-mêmes avaient été infectés par le subjectivisme philosophique de Descartes.
En conséquence de ces faiblesses intellectuelles, morales et, pour tout dire, de ces défaillances de discernement spirituel, le Protestantisme fut livré à une fausse philosophie, l’idéalisme. De Descartes à Marcuse et Foucault en passant par Rousseau, Kant, Hegel et Marx, tous les philosophes idéalistes, c’est-à-dire les philosophes qui refusent toute vérité objective, tant dans la création que dans la Bible, sont devenus les nouveaux piliers du Protestantisme. Ainsi était renié le véritable fondement du Christianisme par ceux-là mêmes qui se vantaient d’être les défenseurs de la Bible face aux erreurs romaines. Ainsi était renversé le fondement de la Vérité, la Parole écrite de Dieu, révélation conceptuelle infaillible de la pensée de Dieu Lui-même, pensée normative pour toutes choses, pour toute la création et pour le discernement du sens de l’histoire des hommes. Le fruit de cet abandon fut l’éclosion de la critique biblique. Au lieu de critiquer les pensées erronées des hommes à la lumière de la pensée vraie, immuable et juste de Dieu, on s’est mis à critiquer la Bible au nom des idées éphémères du moment. Comment alors était-il possible de résister aux vents et aux marées des fausses doctrines qui, pour son malheur, ont balayé si violemment notre vieille Europe depuis la Renaissance, aux XVᵉ et XVIᵉ siècles, des erreurs de l’Antiquité ?
Jean-Marc Berthoud
[1] Il s’agit des ouvrages suivants : Jean Calvin : Sermons de M. Jean Calvin sur les Dix Commandements de la Loi, donnée de Dieu Par Moïse, autrement appelée le Décalogue. Conrad Badius (Genève) 1557,237 p.
Pierre Viret : Instruction chrétienne en la doctrine de la Loi et de l’Évangile
Jean Rivery (Genève) 1564 p. 249-674 (grand in-folio, petits caractères)
Jean Calvin : Sermons sur le Deutéronome Opera Omnia Vol. 25-28 (182 sermons) Ce dernier ouvrage existe en anglais en un volume.
John Calvin : Sermons on Deuteronomy Banner of Truth (Edinburgh) 1987
[2] Pierre Viret : op. cit. p. 249. Notre citation est légèrement adaptée afin d’en faciliter la lecture serait urgent de rééditer cet ouvrage en l’adaptant, comme cela se fait déjà pour les commentaires de Calvin.
[3] Pierre Viret op. cit. p. 255 Cet aspect de la pensée de la Réforme a trouvé aujourd’hui un renouveau remarquable aux États-Unis chez des disciples du grand théologien et philosophe calviniste américain, Cornelius van Til. Il s’agit en particulier de l’œuvre accomplie par la fondation Chalcedon en Californie dirigée par le pasteur Rousas J. Rushdoony. Ses deux volumes « Institutes of Biblical Law » sont un monument à la gloire de Dieu et une véritable restitution à l’Église de l’enseignement de la loi divine largement oublié depuis si longtemps. Le professeur Pierre Courthial, anciennement Doyen de la Faculté libre de Théologie réformée d’Aix-en-Provence, s’inscrit explicitement dans cette tradition dont nous nous réclamons également.
La pensée politique de Pierre Viret a fait l’objet d’une étude remarquable de la part.du Professeur Robert Dean Linder : The Political Ideas of Pierre Viret, Droz (Genève) 1964 qui a passé quasiment inaperçu des milieux chrétiens. C’est un théologien progressiste, André Biéler qui, par son ouvrage remarquablement documenté mais malheureusement d’une interprétation déformée de la pensée du grand réformateur, « La pensée économique et sociale de Calvin », Georg (Genève) 1959, a attiré l’attention sur cet aspect oublié de l’enseignement du réformateur. La meilleure exposition de la théologie de Pierre Viret est celle que lui a consacré le chanoine Georges Bavaud : Le Réformateur Pierre Viret, Labor et Fides (Genève) 1986.
[4] Claude Brousson : Lettre aux Pasteurs de France réfugiés dans les États protestants, sur la désolation de leurs Églises et sur leur propre exil. in : Lettres et opuscules de feu Monsieur Brousson Guillaume van de Water (Utrecht) 1701 p. 9-10.
Le diagnostic de Brousson est confirmé par l’historien de la théologie réformée au XVIIᵉ siècle en France, François LAPLANCE quand il écrit dans son ouvrage : Orthodoxie et Prédication. L’œuvre d’Amyraut et la querelle de la grace universelle (P.U.F., Paris, 19651 : « Mais, vers le milieu du XVIIᵉ siècle, la philosophie de Descartes commença à pénétrer dans les Collèges et les Universités, et les étudiants de Saumur (la grande Académie de théologie réformée) s’impatientèrent bientôt de leur retard. En 1656, le Conseil, de l’Académie fit part de cette agitation au Synode provincial réuni à Baugé, qui affirma la nécessité de s’en tenir à l’enseignement traditionnel. Mais tout changea avec la venue de Chouet. Ayant triomphé dans le concours pour l’obtention de la chaire de philosophie sur un candidat aristotélicien, de Villemandy, le brillant genevois fit bénéficier l’Académie de Saumur de ses idées nouvelles et originales, pendant les cinq années de son passage. Mais ce fut surtout sa patrie qui profita de son talent : revenu à Genève en 1669, Chouet transforma radicalement l’esprit et les méthodes de l’Académie de Calvin (p. 42).
[5] Cornelius van Til : Christian Theistic Ethics Den Dulk Foundation (Philadelphia) 1974 p. 26.
[6] Agrippa d’Aubigné : Lettre à M. Thomson précepteur de mes enfants. in : Œuvres, La Pléiade (Paris) 1969 p. 834-835. Cartésianisme et Catholicisme Les erreurs philosophiques et théologiques que nous venons d’analyser dans le Protestantisme du XVIIᵉ siècle se sont également manifestées dans le Catholicisme de la même époque. Voici ce qu’en écrit l’historien Beau de Loménie : « Il est admis généralement que pendant une longue période, qui embrasse la plus grande partie des XVIIᵉ et XVIIIe siècles, la France intellectuelle a été dominée par les formules de ce qu’il est convenu d’appeler le rationalisme cartésien. Il est admis que sous l’inspiration des formules énoncées par Descartes dans son « Discours de la Méthode », dès la grande époque littéraire du siècle de Louis XIV, s’était établie la conviction que la raison, c’est-à-dire, « la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux », laquelle, précisait Descartes, « est naturellement égale en tous les hommes », devait, si elle était conduite selon une saine méthode, permettre non seulement d’atteindre l’enchaînement des vérités universelles, mais être en outre l’inspiratrice de toute véritable œuvre d’art… » « Il est admis aussi que, par la suite, pendant le cours du XVIIIe siècle, sous l’inspiration des « philosophes » encyclopédistes, ce culte de la raison universelle n’avait fait que s’étendre et se développer ; si bien que les premiers doctrinaires de la révolution de 89 prétendaient, en proclamant la déclaration des Droits de l’Homme, apporter et répandre à travers le monde, sous l’invocation de la « déesse Raison », des principes valables pour l’humanité tout entière. » (a) Beau de Loménie nous rappelle que Descartes fut élevé chez les Jésuites et que sa méthode avait d’abord servi à donner une base prétendument scientifique à la Foi chrétienne « en démontrant que la raison apportait une justification aux principes de la religion ». Mais si le but que poursuivaient les « philosophes » était différent de celui de Descartes la méthode purement rationnelle demeurait la même. De son côté Étienne Couvert dans un livre remarquable paru récemment, consacre un chapitre important à Descartes et la Foi catholique (b). A la suite des travaux de Jacques Maritain et du père R.-L. Bruckberger (c) il démontre le caractère illuministe et gnostique du rationalisme cartésien. Bossuet, comme Brousson, était bien conscient du danger que le cartésianisme faisait courir à la Foi : « Je vois un grand combat se préparer contre l’Église sous le nom de la philosophie cartésienne. Je vois naître de son sein et de ses principes plus d’une hérésie et je prévois que les conséquences qu’on en tire contre les dogmes que nos pères ont tenus la vont rendre odieuse et feront perdre à l’Église tout le fruit qu’elle pouvait espérer pour établir dans l’esprit des philosophes la divinité et l’immortalité de l’âme… De ces mêmes principes un autre inconvénient terrible gagne insensiblement les esprits. Car, sous prétexte qu’il ne faut admettre que ce qu’on entend clairement, ce qui, réduit à certaines bornes, est très véritable, chacun se donne liberté de dire : j’entends ceci et je n’entends pas cela et sur ce seul fondement on approuve ou rejette tout ce qu’on veut, sans songer qu’outre nos idées claires et distinctes, il y en a de confuses et générales qui ne laissent pas d’enfermer des vérités si essentielles qu’on renverserait tout en les niant… Ils introduisent sous ce prétexte une liberté de juger qui fait que, sans égard à la Tradition, on avance témérairement tout ce qu’on pense. Et jamais cet excès n’a paru davantage que dans le nouveau système, car j’y trouve à la fois les inconvénients de toutes les sectes… ». (d) Malgré les condamnations répétées de l’Église catholique, dès la fin du XVIIᵉ siècle le cartésianisme est devenu la philosophie dominante, même dans les séminaires. Au XVIIIe siècle tout renseignement est cartésien. Au Dieu Créateur de toutes choses, et soutien de tout l’univers, on substitue le déisme qui s’efforce de plus en plus d’éloigner Dieu du monde. Fontenelle écrit : « Le Christianisme est une fable. Il ne faut pas détester les fables. Il faut s’en débarrasser doucement par l’efficacité de la raison ». (e) Et Couvert de citer le Journal de Trévoux de juin 1705 qui rejoint si bien les préoccupations d’Agrippa d’Aubigné, « On craint d’approfondir avec eux (les enfants) les matières de la religion. On se contente de leur en donner des idées superficielles et d’exiger d’eux un attachement à la Foi qu’il faudrait leur persuader… Comme on n’a posé aucun fondement solide dans leur esprit, les exhortations à la vertu dont on les fatigue ne font impression sur eux qu’autant que la crainte et la vigilance les rendent efficaces. Ils entrent dans le monde comme dans un champ de bataille où la religion est attaquée de toutes parts et ils y entrent sans armes, toujours poussés. Comment ces jeunes gens pourraient-ils résister? » (f) (a) E. Beau de Loménie : Maurras et son système. Centre d’Etudes Nationales, (Paris) 1965 (1953) p. 13-15. (b) Étienne Couvert : De la Gnose à l’œcuménisme Éditions de Chiré (Vouillé) 1983, p. 57 – 78. (c) Jacques Maritain : Le songe de Descartes. Buchet Chastel (Paris) s.d. R.-L. Bruckberger : Ce que je crois. Grasset (Paris) 1981 (d) Couvert op. cit. p. 68-69. (e) Idem p. 73. (f) Ibidem. p. 73.