Lettre ouverte au Cardinal Joseph Ratzinger

par , | Résister et Construire - numéro 7

Lettre ouverte adressée à son Éminence le Cardinal Joseph Ratzinger, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi de l’Église catholique romaine.

Éminence,

Je tiens à vous remercier pour la conférence que vous venez de donner pour le Cercle Catholique à l’aula de l’École Polytechnique de Lausanne. J’ai particulièrement apprécié la manière si sereine et précise avec laquelle vous avez démontré l’impossibilité de tenir cette option, à première vue si raisonnable et modeste, d’un agnosticisme par rapport à la possibilité d’une connaissance certaine de Dieu. Comme vous le disiez si bien, l’agnosticisme conduit immanquablement, vu l’impossibilité de rester neutre en une matière pareille, à l’athéisme pratique. J’ai été également très frappé par votre attaque si efficace contre un autre agnosticisme, celui-là épistémologique, agnosticisme issu du criticisme cartésien et kantien. En effet, l’analogie entre la confiance que nous mettons dans le monde technique qui nous entoure (confiance qui repose sur les connaissances d’autrui ainsi que sur l’expérience que nous avons de l’efficacité des techniques que nous utilisons), et celle que nous devons avoir en Dieu par l’intermédiaire de Ses témoins, est particulièrement éclairante. Votre évocation de l’épître de Paul aux Romains fut à ce moment d’une lumière éblouissante. L’on sentait alors le mouvement de votre pensée atteindre son point culminant où elle rendait publiquement gloire au Créateur. Quelle autorité souveraine se dégageait de cet appel si naturel, aucunement arbitraire, à la Parole divine. Votre développement tout entier nous y conduisait parfaitement. Je vous remercie vivement de l’affermissement dans la Foi que cela a produit pour tous ceux qui disposent d’oreilles pour entendre. Rien ne va plus à l’encontre du scepticisme moderne que ces déclarations de Paul au début des Romains. L’obscurité moderne vient avant tout de l’a priori kantien mettant un abîme infranchissable entre le Noumène et les phénomènes. C’est une manière de crever ses propres yeux volontairement ; plus encore, une pareille attitude intellectuelle conduit à préférer les ténèbres à la lumière ; en fait, elle remplace la lumière sur Dieu, contenue par sa création, par les ténèbres, ce qui est en effet le sens véritable des accomplissements si vantés du prétendu « siècle des lumières ».

Pour ma part, je suis venu à la foi en mettant en pratique, sans le connaître dans sa version pascalienne, le célèbre pari. Cela se produisit dans une situation où Dieu, dans sa bonté, m’avait dépouillé de tout appui humain ou même psychologique en me montrant tangiblement mon état de mort spirituelle hors de Lui. Ceci fut accompagné de la lecture fortuite (pour des raisons littéraires) du Traité des scandales de Calvin. Sans savoir que Charles de Foucauld m’avait précédé sur cette voie je me suis mis à prier Dieu, un Dieu auquel je ne croyais pas, et que je mettais au défi de se révéler, s’il existait véritablement. « Si tu existes », lui disais-je, « ce n’est pas à moi à te trouver, mais à toi de te révéler. » Ce qu’il fit sans drame ni tapage. A partir de ce jour ma vie a basculé dans une toute autre direction. J’ai renoncé à mes ambitions universitaires. Cinq années de travail comme jardinier ont été suivies de dix années passées comme porteur à la Gare de Lausanne. Maintenant je travaille comme postier. Vous comprendrez sans peine mon émotion en vous écoutant développer votre démarche apologétique.

Au pari de Pascal j’avais ajouté le défi de Charles de Foucauld qui avec tant de persévérance avait demandé à Dieu de se révéler à lui. Car, si vision il y a, elle doit être précédée de la Révélation de Dieu. L’initiative de la foi est divine et non humaine. J’ai été étonné de ne pas vous entendre, même une seule fois, faire mention du don de la foi, affirmer le fait indiscutable que la foi est une grâce de Dieu dont l’initiative lui revient à Lui seul ; grâce qui nous réveille de notre mort spirituelle et qui nous permet de ne plus tenir la Vérité captive de nos injustices mais de lui obéir. C’est alors que j’ai ressenti un certain malaise devant l’imprécision dans votre pensée. Il ne peut s’agir d’une vision purement humaine que l’homme Jésus aurait eue de Dieu (vision qui impliquerait une séparation impossible de la divinité et de l’humanité de Jésus-Christ ainsi qu’une absence chez le Fils de Dieu incarné de la conscience de sa propre divinité), mais de la révélation du Père au travers de l’incarnation du Fils consubstantiel de Dieu ce qui est tout autre chose ! Car, par rapport à la Révélation, la vision est seconde et non première, même la vision de Jésus et, bien plus encore, celle des Apôtres, des Pères, des saints, des croyants. Ce n’est pas sur la vision, forcément subjective et faillible, des hommes que se fonde notre foi, mais sur l’infaillible Révélation de Dieu, la Bible, et sur les paroles de Celui dont elle témoigne en tout temps, le Seigneur Jésus-Christ. Si, dans un certain sens, les témoins du Christ qui font fidèlement écho au témoignage des apôtres ont une fonction médiatrice c’est sur un mode décidément mineur par rapport à la médiation première qui est celle du Christ. La médiation de Jésus-Christ entre Dieu et les hommes agit sur trois plans : par la révélation générale du Dieu Trinitaire que donne la création (une et multiple comme le vrai Dieu) ; ensuite par la révélation spéciale de la Parole divine qu’est la Sainte Écriture ; puis finalement, et surtout, par la révélation vivante de l’incarnation du Fils de Dieu, que l’illumination du Saint-Esprit nous fait connaître intimement. Par sa grâce, Dieu ouvre les yeux des aveugles que nous avons tous été et donne à ses enfants la vision de son Fils, image parfaite du Père. Mais avec la révélation (qui est le pendant nécessaire et premier de la vision du croyant) c’est la miséricorde active de Dieu qui se manifeste envers des hommes, autrement irrémédiablement et justement perdus. C’est l’Emmanuel, Dieu avec nous, qui ne se faisait guère sentir lors de votre conférence. Il faut certes déblayer les obstacles de la trompeuse humilité de l’agnosticisme comme vous l’avez si bien fait, mais faut-il passer sous silence l’unique chemin vivant et vrai établi pour notre salut par Dieu, c’est-à-dire, Jésus-Christ, homme ? Plus encore, le fondement même de la Foi, l’expiation du Christ, sa mort à la croix en propitiation de la colère du Père pour nos fautes était lui aussi absent de votre exposé. Car la destruction des obstacles idéalistes ne peut que rendre l’homme conscient de son péché devant Dieu, conscient de la nature inexcusable de son forfait, jamais le sauver.

Il y a quelques mois nous avons entendu dans la même salle le Cardinal Suenens nous parler des merveilles du mouvement charismatique catholique. Vous venez, vous-même, de nous parler avec beaucoup d’éloquence et de sagesse des rapports analogiques entre notre attitude envers la science profane et celle qui devrait être la nôtre devant Dieu, cherchant ainsi à vous placer sur un terrain accessible à vos auditeurs universitaires. Mais dans tout cela, qui nous parlera de la folie de la prédication de la croix ? Cette croix qui est une absurdité autant pour les Grecs qui cherchent la science que pour les Juifs qui ne souhaitent que des miracles.

Éminence, c’est pour de telles raisons que je me suis permis de vous poser la question centrale à notre foi : Qui est Jésus-Christ ? Et je dois à regret confesser que votre réponse n’avait ni la clarté ni la force de celle que donna à une semblable question, il y a près de deux mille ans, l’apôtre Pierre lui-même. C’est ce roc, qui est la confession hardie de l’Incarnation du Fils de Dieu en la personne divine et humaine de Jésus de Nazareth, qui fait si tragiquement défaut aujourd’hui. C’est cette défaillance centrale du Christianisme qui permet aujourd’hui les progrès des forces du mal dans tant de domaines. C’est l’absence de clarté sur ce point capital qui a conduit l’Église Catholique Romaine (en suivant ainsi l’exemple navrant de tant de milieux Protestants devenus apostats), à céder à la tentation d’instaurer une fraternité des religions et d’entrer dans le Panthéon moderne des dieux dont Assise, Toronto, et Wichita sont quelques-unes des étapes. C’est la non-confession du Christ, vrai Dieu et vrai homme hormis le péché qui a, par le vide spirituel qu’il représente, suscité le blasphème contre le Saint-Esprit de tous les pays qui ont admis sur leurs écrans le film immonde de Scorsese, film qui n’hésite pas à dépeindre un christ possédé de démons et faisant ses miracles par la puissance même des ténèbres. Car, il faut le répéter, la vision humaine que Jésus a eue de Dieu, si importante qu’elle soit, n’est pas première. Ce qui est premier, et cela dans le sens le plus absolu, est la conscience que le Fils de Dieu avait de toute éternité de sa consubstantialité avec le Père. De même, ce n’est pas la « personnalité » humaine de Jésus qui établit le lien entre ses deux natures (ceci ne serait autre que l’humanisme personnaliste de Mounier, véritable déification de l’Homme), mais bien plutôt sa personnalité divine qui maintient unies ses deux natures. Car avant de se faire homme, Jésus-Christ est de toute éternité la deuxième personne de la Sainte Trinité. De telles affirmations, pour élémentaires qu’elles soient, ne sont aucunement d’ordre secondaire, à traiter ultérieurement sous la rubrique de la Christologie. Nous sommes là au cœur même de toute la révélation chrétienne et, en conséquence, de notre foi elle-même. De l’équilibre biblique des formulations de Chalcédoine dépend la préservation de la Foi chrétienne !

Un dernier mot. Le péché – l’expression, sans doute pas la réalité, fut bannie de votre conférence – n’est aucunement la volonté de puissance (lisons le communisme international) ou l’esprit de profit (lisons le capitalisme international), comme vous l’affirmiez, mais toute infraction à la Loi divine. Si l’on identifie le mal à la puissance, la conséquence inévitable est que l’on châtre toute manifestation légitime d’autorité juste de sa force venant de Dieu lui-même. Si l’on fait, également, du profit la source du mal l’on rend tout simplement impossible tout développement de vie, biologique, économique, culturel, spirituel. Car la parabole des talents, fondée sur la notion du fruit que produit la bénédiction divine accordée à ceux qui obéissent aux lois de Dieu, par extension légitimant l’idée d’un profit correct, décrit le processus du développement sain de toute vie. Une identification du mal à la puissance et au profit, telle que celle que vous proposez, empêche, d’une part, la légitime résistance par la force au mal, force dont le Seigneur Tout-Puissant a doté, de manières diverses (car le glaive spirituel n’est aucunement le glaive temporel), tout institution légitime pour défendre sa vie et combattre ses ennemis. D’autre part, il favorise le développement d’un socialisme spiritualiste informe et mondialiste qui, en lieu et place de la charité chrétienne, installe un ersatz d’amour du prochain exercé avec l’argent que l’on aurait dérobé légalement aux autres. Ainsi votre enseignement ne peut qu’ouvrir toute grande la voie à la conquête de notre terre par les forces les plus iniques que le monde connaisse malgré leurs apparences présentes avenantes. Que Dieu puisse trouver en nous un amour de la Vérité plus grand que toute considération de personnes, et nous employer, dans sa bonté, au salut éternel et temporel de notre prochain, de l’Église de Dieu et de nos nations !

En vous priant de bien vouloir pardonner la franchise et la longueur de cette lettre veuillez, Éminence, croire à l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués en notre Seigneur Jésus-Christ, Créateur de l’univers, Roi des nations et Sauveur de Son Église.

Jean-Marc Berthoud

 Voici la réponse du Cardinal Ratzinger :

 Joseph Cardinal Ratzinger

I-00120 CITTA DEL VATICANO

15.3. 1989

Cher Monsieur,

 C’est avec plaisir que j’ai reçu en son temps votre bonne lettre qui faisait écho à ma conférence de Lausanne, en no­vembre dernier. J’aurai aimé y répondre aussitôt. Les tâches qui m’ont absorbées par après ne l’ont pas permis et ce n’est qu’aujourd’hui que je puis y donner la suite qu’elle mérite.

Je partage pleinement vos indications concernant la christolo­gie et ce que vous dites du péché. Je ne vois pas néanmoins d’incompatibilité entre elles et ma conférence. Étant donné que celle-ci s’adressait à des polytechniciens, j’avais plutôt choisi une perspective « apologétique », me contentant de présen­ter une première approche qui n’entendait pas entrer dans la profondeur du mystère. Au fond, ce que je voulais, c’était sur­tout éveiller les esprits à la réalité surnaturelle et mettre les âmes en mouvement vers le Christ : premier pas d’un itinér­aire spirituel qui devrait être bien poursuivi. En usant de cette méthode, j’étais bien conscient de son caractère incom­plet, mais j’ai pensé qu’elle convenait pour un auditoire sécu­larisé, bien loin du mystère du Christ. Ce type d’apologie n’est autre en réalité que celui qu’ont élaboré les Pères de l’Église.

A propos des questions que vous posez, je n’ai pas parlé d’une personnalité humaine de Jésus (idée évidemment inadmissible), mais de la vision béatifique de Jésus – doctrine classique de l’Église qui implique l’unicité de la personne. Il est sûr par ailleurs que la vision n’est pas le mérite d’une activité hu­maine, mais dérive de la grâce d’union. D’autre part, mon in­tention n’était pas de fournir une interprétation économique et politique du péché. En faisant allusion à la cupiditas dominan­di et à la cupiditas habendi, je me savais dans le monde augustinien.

Ces quelques considérations voulaient surtout faire écho à votre réflexion spirituelle dont j’ai apprécié la profondeur et dont je vous remercie vivement. En vous redisant combien je vous sais gré du dialogue auquel ma conférence a donné l’occasion, je vous assure très cordialement de ma communion dans la prière.

 Joseph Cardinal Ratzinger