Conférence donnée au Carrefour sur la Révolution française organisé par la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, du 17 au 19 février 1989.
Introduction
Notre perception du phénomène révolutionnaire a été radicalement modifiée par l’œuvre d’un historien de génie, le professeur Pierre Chaunu, dont l’influence s’est fait sentir sur plusieurs générations d’historiens français. Grâce à l’autorité que lui donnent ses labeurs immenses dans un si grand nombre de domaines, grâce à l’inlassable enthousiasme qu’il a si bien su communiquer à tant de ses étudiants, grâce aussi, disons-le, à ses talents de communicateur (il s’est engouffré dans les portes que lui ouvraient largement les médias), Pierre Chaunu est parvenu à faire sauter les verrous qui enfermaient les études historiques universitaires françaises dans un carcan officiel : l’interprétation républicaine de la Révolution française. Ainsi la voie fut ouverte pour la publication d’ouvrages tels que : « Le Génocide franco-français : la Vendée… vengé » de Reynald Secher[1], « Septembre 1792, Logiques d’un Massacre » de Frédéric Bluche[2], « Les Mythologies révolutionnaires, l’Utopie et la Mort » d’Abel Poitrineau[3], ou « La Justice révolutionnaire, Chronique de la Terreuf » de Jean-François Fayard[4]. Un courant historique rénovateur est ainsi apparu à temps pour participer à la célébration de la Grande Révolution. Cette révision historique bat allègrement en brèche les dogmes éculés de l’orthodoxie laïque républicaine. Ce mouvement a permis la réédition de textes anciens fort critiques à l’égard de la Révolution. Notons ici quelques titres : Senac de Meilhan, « Des Principes et des Causes de la Révolution en France[5]», ou encore le célèbre texte de Gracchus Babeuf, « La Guerre de Vendée et le Système de Dépopulation[6] ».
C’est ainsi que, par un labeur incessant, une foi indomptable, une persévérance à toute épreuve, un homme parvient à ébranler les paradigmes d’une science officielle soutenue par l’apparente toute-puissance de l’État républicain. De cette manière, des connaissances historiques, acquises de longue date, mais trop souvent enfouies dans de petites chapelles d’historiens épinglés des épithètes de réactionnaires et de bigots, et ainsi discrédités d’avance, remontent brusquement à la surface de l’érudition universitaire, paraissent chez des éditeurs respectables et percent l’écran impénétrable des médias. Ils commencent même à semer le doute sur le credo historique et politique officiel. La digue est rompue. La voix des suppliciés et des martyrs se fait à nouveau entendre et il n’est plus possible de faire passer le Léviathan révolutionnaire pour autre que ce qu’il est en vérité : un pouvoir bestial sans frein, un État tout-puissant qui n’est limité ni par la crainte de Dieu, ni par la loi divine, ni par le respect de l’héritage du passé, ni par les lois qu’il prétend se donner à lui-même. Un pouvoir, en fait, qui imagine s’attribuer des capacités proprement divines : non seulement créer de nouveaux droits humains à partir de rien, mais, se prenant pour le Créateur, reconstituer la société après l’avoir détruite de fond en comble. Et cette pestilence sanguinaire, qui a entraîné après elle toutes nos sociétés dans la poursuite du néant, se répand, malgré quelques répits, mais sans véritable obstacle, parmi les nations de la terre entière.
II est incontestable que la Grande Révolution, celle de France, fut la mère de toutes les révolutions modernes. Partout nous en retrouvons les caractères. Tous ces renversements de sociétés qui remplissent l’histoire des XIXᵉ et XXᵉ siècles sont marqués du même sceau : la haine de Dieu, de ses lois, de toute autorité instituée par Dieu, du passé sous toutes ses formes, de l’ordre créé lui-même. Le moteur de ce renversement sans fin n’est autre qu’une déviation profonde de la pensée humaine, une pensée abstraite, comme le sont les mathématiques, mais appliqué à un domaine où la pure abstraction n’a que faire, à l’homme et à la société. Cette abstraction inhumaine, qui se résume dans la doctrine des droits de l’homme (théorie en fait sans rapport aucun avec la réalité), met la société tout entière à la merci de ce que l’on peut justement appeler les bouchers idéologiques de la politique moderne[7]. Ils se plaisent à trancher – littéralement – tout ce qui aurait la présomption de dépasser les limites fixées par la raison pure. Elle dresse consciemment et volontairement ses lumières contre Dieu, contre sa Parole et contre la création. Le rêve de ces hommes qui se vantent d’être éclairés, consiste à croire qu’il leur est possible de détruire la société et de la reconstruire par les seules forces d’une raison associée au travail des hommes. Le grand théologien prussien luthérien, d’origine juive, Friedrich Stahl (1802-1861), si injustement oublié en Allemagne depuis le triomphe de la pensée de son adversaire Friedrich Hegel (la domination du chancelier Bismarck marque la victoire d’un impérialisme hégélien), avait bien constaté le caractère de la Révolution lorsqu’il écrivit en 1852 :
« La Révolution est le rationalisme extérieur ; le rationalisme est la révolution intérieure. L’un et l’autre sont la maladie mortelle de notre siècle. On dit que le rationalisme est l’incrédulité : c’est faux, il croit à l’homme. On dit que la Révolution est le renversement de l’autorité : c’est faux, elle entend seulement que l’homme soit l’unique source du pouvoir et l’unique but de la société. L’un et l’autre affranchissent de Dieu l’homme ; l’un aboutit nécessairement à l’émancipation de la chair et au communisme ; l’autre, à l’apothéose de la raison humaine ; tous deux ensemble à l’homme de péché prédit par saint Paul[8]. »
Nous ne saurions assez le dire, les lumières qui guident les philosophes et leurs disciples révolutionnaires sont le contraire même de la lumière divine, la négation de la Révélation. A juste titre, nous autres chrétiens devrions nommer le siècle des Lumières – lumières sans Dieu et contre Dieu – l’âge des ténèbres. Dostoïevski, plus tard, le disait très justement : « Si Dieu n’existe pas, tout est possible. » Et de ce tout sont sortis les holocaustes des Temps modernes, holocaustes offerts au Moloch d’un État sans frein : camisards, Vendéens, Arméniens, Boers, Koulaks, chrétiens, juifs, Cambodgiens, tous offerts en sacrifices sanglants sur l’autel d’un État se prétendant à lui-même sa propre fin. Voilà le fruit d’une utopie rationnelle et optimiste, d’autant plus meurtrière qu’elle se croit plus innocente. Car nous payons cher l’oubli du fait que depuis sa chute l’homme ne sait plus durablement être bon envers ses semblables. Le rationalisme optimiste, marié à l’espérance utopique d’un salut politique, conduira toujours à l’entière destruction de ceux qui ne parviennent pas à se réduire aux dimensions grotesques du modèle de paradis inhumain qui leur est offert, de force, pour leur bonheur. Aujourd’hui, les plus visés par ce fanatisme du bonheur sont ceux qui sont trop faibles pour se défendre, car trop petits ou trop vieux. L’histoire des révolutions qui, depuis 1789, sévissent de par le monde n’est rien d’autre que celle des annales de la barbarie antichrétienne et anti-humaine des Temps modernes.
Il n’est pas de mon propos ici de chercher à récapituler la généalogie des révolutions qui ont régulièrement ponctué l’histoire des deux derniers siècles. De plus compétents et de mieux informés que moi ont déjà parcouru ce chemin. Et ici je pense à des historiens et sociologues comme Gonzague de Reynold[9] – sans conteste le plus éminent historien chrétien de ce siècle – à Bertrand de Jouvenel[10], à Alain Besançon[11], au comte Hans Huyn[12], à Francis Nigel Lee[13], à Alexandre Soljenitsyne[14], et à bien d’autres encore. Il ressort de leurs travaux que depuis 1789 nous sommes entrés dans une époque relativement homogène de l’histoire qui se caractérise par le refus de toute ingérence de la transcendance dans les affaires des hommes. Nous ne pouvons que constater le refus absolu de toute soumission à un ordre créationnel, le rejet d’une loi établie sur le caractère même du Créateur et fondée ontologiquement dans la création elle-même, la perte de tout respect pour le passé et l’oubli des ordres divers propres à la création si variée de Dieu. Avec 1789 nous sommes entrés dans la civilisation du meurtre et du mensonge. C’est-à-dire, dans le règne, Dieu merci passager, de celui qui fut, dès le commencement, meurtrier et menteur, de Satan.
Une théologie biblique de l’histoire ?
Mais avant d’examiner quelques aspects concordants des révolutions russes et françaises et, ensuite, de nous pencher sur ce qu’on appelle, par un abus de langage, les révolutions anglaises et américaines, il nous faut, afin de rendre notre propos intelligible, d’abord faire quelques remarques sur la nature spécifique d’une interprétation chrétienne de l’histoire.
La rénovation historique que nous venons d’évoquer marque un tournant, entre autres dans ce que nous pourrions appeler l’historiographie protestante de la Révolution française. Car deux des figures marquantes de ce renouveau, Pierre Chaunu et François Bluche, sont, chose étonnante, des protestants. Voilà ce qui est nouveau et réjouissant. L’étude de la réalité révolutionnaire (que je distinguerai volontiers des fictions de l’hagiographie républicaine) n’est plus, Dieu merci, l’apanage d’historiens catholiques conservateurs dont les ouvrages ont, si longtemps et si officiellement, été excommuniés par ceux qui tenaient le haut du pavé académique de la culture officielle. Nos historiens protestants – à défaut de nos politiciens protestants – ne se contentent plus tous de jouer le rôle falot de sycophantes de la République.
Cependant, on peut se demander si ces historiens protestants auraient, pour autant, rejoint les rangs de la magnifique tradition des historiographes réformés d’inspiration biblique ? Rappelons ici quelques noms parmi les plus éminents : Merle d’Aubigné[15], Groen van Prinsterer[16], Friederich Stahl[17], Robert L. Dabney[18] pour le XIXᵉ siècle ; C. Gregg Singer[19], Rousas J. Rushdoony[20], E. L. Hebden-Taylor[21], Francis Schaeffer[22], Otto Scott[23] au XXᵉ. Quand nous ouvrons, par exemple, l’index des deux gros volumes que Pierre Chaunu a consacrés à la Réforme et à la Contre-Réforme[24], nous y cherchons en vain, malgré l’abondance des personnages cités, les noms des deux grands historiens calvinistes français qui ont, à la fois, honoré Dieu et leur profession de leurs magnifiques travaux consacrés à cette période de notre passé. Je pense à J. H. Merle d’Aubigné et à son ancêtre, Théodore Agrippa d’Aubigné[25]. Il est certes plus frappant encore de constater, dans l’immense et somptueuse biographie que François Bluche a récemment consacrée au roi Louis XIV[26], l’absence des noms des pasteurs calvinistes dont le rôle public, en ces temps d’épreuve pour la foi, furent irremplaçables, Jean Claude[27] et Claude Brousson[28]. Il ressort de cette modeste enquête qu’il est possible d’être historien protestant et d’écrire des livres sur l’histoire de la foi réformée sans pour autant avoir une théologie réformée, une vision biblique de l’histoire et sans même prendre au sérieux la documentation et l’historiographie calvinistes.
Pierre Chaunu, certes, est bien conscient de l’impossibilité d’une histoire se voulant purement objective, détachée de préoccupations personnelles. Il s’en explique ainsi dans l’introduction à ses « Essais sur Réforme et Contre-Réforme (1517-1620) » :
« Il n’y a pas de lecture et a fortiori d’écriture innocente de l’histoire. Le fait que vous devez tendre de toutes vos forces à l’objectivité ne saurait dissimuler que nous n’y parvenons jamais, d’autant moins que nous y prétendons. L’histoire s’écrit toujours au présent, même l’histoire scientifique, elle est toute pétrie d’a priori dans le tri de l’information, d’abord. L’a priori, loin de s’opposer à la démarche scientifique, en est la condition comme préalable. Il n’y a de connaissance scientifique que ce soit que dans ce tri de l’information, dans le tri, entendez le rejet a priori du non significatif. »[29]
Mais ici, une nouvelle question se pose : quels sont les a priori vrais qui détermineront un tri réellement significatif de l’information ? Faute d’une théologie biblique de l’histoire, Chaunu et Bluche se sont livrés à des grilles d’interprétation de leur propre confection. Nous les voyons apparemment aujourd’hui fortement engagés sur la voie d’une récupération, plus ou moins avancée, plus ou moins consciente, par une pensée historique catholique traditionnelle en plein renouveau. Disons-le franchement, cette dernière, si elle nous donne une perception plus véridique du phénomène révolutionnaire est, cependant, finalement incapable de nous en faire comprendre les causes véritables, car ses bases théologiques sont déficientes, erronées[30].
Comment alors devons-nous concevoir une théologie proprement chrétienne de l’histoire[31] ? Écoutons brièvement les directives que nous proposent ces princes de l’historiographie biblique, Agrippa d’Aubigné et son fidèle émule et descendant Merle d’Aubigné. C.-G. Dubois, dans sa remarquable étude sur « La conception de l’histoire en France au XVIᵉ siècle (1560-1610) » définit comme suit le caractère proprement théologique de l’Histoire universelle selon d’Aubigné :
« L’action guerrière est le résultat du développement des « thèses » et de leur passage de l’élaboration à l’incarnation. Les actes sont les prolongements des idées, et à son avis l’ordre de l’idée à l’acte ne peut se faire qu’à sens unique. Une finalité idéologique est donc présente à chacun des actes ; même lorsqu’il y a une déviation. […] La thèse, la langue, la plume, le fer ; ce sont les diverses étapes de la manifestation de l’idée et de sa réalisation en acte. […] Il resterait à déterminer l’origine de l’idée qui innerve l’histoire. D’Aubigné doit faire appel pour cette explication à des données théologiques ; l’idée est de source surnaturelle, soit qu’elle exprime une révélation divine, soit qu’elle reprenne les desseins tortueux de l’opposant diabolique (la forme politique du diable s’appelle « l’Antéchrist »). De toute manière ce qui se joue dans l’opposition des thèses et les combats des hommes, c’est l’éternel conflit entre Dieu et les démons. Il s’ensuit que la finalité de l’histoire est elle-même théologique ; les siècles marchent vers la victoire du Christ et la réalisation du Royaume, mais celles-ci se situent à la fin des temps, laquelle pour être proche, ne saurait être confondue avec une bataille gagnée par le parti de l’“Antéchrist”; Vous tirerez de ces narrations le vrai fruit de toute l’histoire, qui est de connaître en la folie et la faiblesse des hommes le jugement et la force de Dieu[32]. L’Histoire universelle se déroule suivant des schémas empruntés à la théologie chrétienne, dans ses aspects les plus généraux, et à la théologie calviniste, dans ses assertions particulières. Tout vient de Dieu, tout se pervertit entre les mains de l’homme, mais la main de Dieu intervient dans les désordres humains pour rappeler aux fidèles quelle est la vérité. L’engagement théologique de d’Aubigné dans une voie très précise pourrait faire mettre en doute l’objectivité dont il se targue dans la « préface » et au début de son Histoire. Il est vrai que l’exposé des confessions est parfaitement objectif, n’omet aucun détail et n’élude aucune divergence ; c’est le moment où il place les pions, à égalité, dans la partie qui va se jouer. Le déroulement du jeu montrera quel est le parti qui détient la vérité, laquelle ne saurait se confondre avec une victoire matérielle et éphémère[33]. »
Merle d’Aubigné se trouve dans une lignée théologique et historiographique toute semblable. Dans l’avant-propos à son immense « Histoire de la Réformation au XVIᵉ siècle » nous lisons ces lignes :
« Cette histoire pose avant tout et en tête ce principe simple et fécond ; Dieu dans l’Histoire. Mais ce principe est généralement négligé et quelquefois contesté » (p. VI).
« II faut que l’histoire vive de la vie qui lui est propre, et cette vie, c’est Dieu. Dieu doit être reconnu. Dieu doit être proclamé dans l’histoire, l’histoire du monde doit être signalée comme les annales du gouvernement du roi souverain. »
« Je suis descendu dans la lice où m’appelaient les récits de nos historiens. J’y ai vu les actions des hommes et des peuples se développer avec énergie, s’entre-choquer avec violence ; j’ai entendu je ne sais quel cliquetis d’armes ; mais on ne m’a montré nulle part la figure majestueuse du juge qui préside au combat. »
« Pourtant, il y a un principe de vie, émanant de Dieu, dans tous les mouvements des peuples. Dieu se trouve sur cette vaste scène, où viennent successivement s’agiter les générations des hommes. Il y est, il est vrai, un Dieu invisible ; mais si la multitude profane passe devant lui, sans s’en soucier, parce qu’il se cache, les âmes profondes, les esprits qui ont besoin du principe même de leur existence, le cherchent avec d’autant plus d’ardeur, et ne sont satisfaits que lorsqu’ils se sont prosternés à ses pieds. Et leurs recherches sont magnifiquement récompensées. Car des hauteurs où ils ont dû parvenir pour rencontrer Dieu, l’histoire du monde, au lieu de leur présenter, comme à la foule ignorante, un chaos confus, leur apparaît comme un temple majestueux auquel la main invisible de Dieu même travaille, et qui s’élève à sa gloire sur le roc de l’humanité » (p. VII).
« Chose étonnante ! des hommes élevés au milieu des grandes idées du christianisme traitent de superstition cette intervention de Dieu dans les choses humaines, et les païens eux-mêmes l’avaient reconnue ! » (p. IX).
« Je crois que la réformation est une œuvre de Dieu ; on a pu le voir. »
« Cependant, j’espère être impartial en en retraçant l’histoire. Je pense avoir parlé des principaux acteurs catholiques de ce grand drame (…) d’une manière plus favorable que ne l’ont fait la plupart des historiens. Et d’un autre côté, je n’ai pas voulu cacher les défauts et les fautes des réformateurs » (p. XIX).
« Ce n’est ni la philosophie du dix-huitième siècle, ni le romantisme du dix-neuvième qui me fourniront mes jugements et mes couleurs ; j’écris l’histoire de la réformation dans l’esprit de cette œuvre elle-même » (pp. XXI-XXII)[34].
Il fallait présenter succinctement la possibilité même d’une lecture théologique de l’histoire avant de nous aventurer dans notre immense sujet, La Révolution française et les révolutions. Mais, avant de poursuivre, il me faut encore établir quelques points de référence, poser quelques bornes qui nous permettront d’y voir plus clair dans le déroulement des quatre derniers siècles.
Pour le chrétien réformé, la Bible fait autorité dans tous les domaines de la pensée et de l’action humaine. Cette affirmation s’applique, évidemment, aussi à l’étude de l’histoire. La Bible nous enseigne que l’histoire des hommes depuis la chute est celle d’un conflit incessant entre Dieu et Satan, entre le Royaume de Dieu et celui du diable. Deux pôles marquent chacun de ces royaumes. Le royaume actuel de Dieu sur terre possède à la fois un aspect spirituel et un aspect temporel : l’Église fidèle à la Parole de Dieu, d’une part, et l’État soumis à la loi de Dieu, de l’autre. Tous deux sont ministres de Dieu pour le salut éternel et le bien temporel des hommes. En face d’eux, dans le royaume du diable, se trouve la même dualité institutionnelle.
Il y a d’un côté un faux principe spirituel, manifesté dans le passé par le paganisme sous ses diverses formes. Aujourd’hui il est représenté par la fausse Église, la contre-Église, qui n’est qu’un ramassis formé du néopaganisme moderne associé aux diverses apostasies, juives, musulmanes et chrétiennes. C’est cet ensemble spirituel que la Bible appelle la prostituée, en opposition à l’Église fidèle qui est l’épouse de Jésus-Christ. Cette Église apostate, source de la plupart des impuretés et des maux des nations, est l’alliée étroite d’un pouvoir temporel se plaçant au-dessus de la loi divine. Il s’agit d’une puissance politique sans loi ou, ce qui revient au même, un pouvoir qui est à lui-même sa propre loi. Nous reconnaissons ici sans peine l’État moderne, totalitaire ou démocratique. Car son pouvoir législatif n’est limité par aucune norme supérieure. Aucune justice fondée ontologiquement sur un ordre créationnel ne le retient. Son action n’est freinée par aucun élément de la société capable d’entraver sa liberté. Ce pouvoir illimité a une constante tendance naturelle à s’accroître. La Bible l’appelle la bête ou l’Antéchrist.
Ces deux pouvoirs mauvais, la prostituée et la bête, sont étroitement liés, profondément solidaires et, plus encore, entièrement dépendants du pouvoir invisible de Satan et de ses démons. La puissance de la bête s’est manifestée à maintes reprises dans l’Ancien Testament sous la forme des anciens empires du Moyen-Orient qui se dotaient de pouvoirs pseudo-divins : l’Égypte, l’Assyrie, Babylone, Rome. Il s’agit d’un des thèmes importants du livre de Daniel. Les empires inca, maya et aztèque d’Amérique latine étaient du même ordre, comme l’étaient aussi ceux du sous-continent indien et de la Chine. Ainsi que l’avait fort bien vu saint Augustin, toute l’histoire se résume en un conflit sans cesse renouvelé entre l’Empire de Satan et de ses acolytes humains et le Royaume du Christ, de son Église fidèle et de l’État soumis à la loi de Dieu. Une fois que nous saurons reconnaître dans le déroulement de l’histoire des derniers siècles la ligne de démarcation entre ces deux camps nous aurons fait un pas important dans le discernement des différences, ou des ressemblances, entre la Révolution française et les révolutions qui l’ont précédée en Amérique et en Angleterre, d’une part, et toutes celles qui l’ont suivie dans le monde entier, de l’autre.
A la Cité fidèle, au pouvoir d’origine divine des autorités civiles soumises à la loi de Dieu, est confronté le pouvoir bestial, celui des rois de ce monde dressés contre le Christ et son Royaume auxquels Satan lui-même donne son pouvoir. Ainsi l’attitude véritable du pouvoir temporel à l’égard de la Parole de Dieu et du peuple de Dieu, de l’Église, nous permettra de comprendre dans quel camp il se place, à quel maître il obéit. Il en est de même en ce qui concerne l’attitude de l’Église face à la Parole divine. Ainsi l’enjeu de ce conflit millénaire n’est pas simplement « spirituel », dans le sens étriqué que l’on donne souvent à ce terme, mais concerne aussi l’État et, en fait, la société tout entière. Même la création en fin de compte, dont le destin dépend de la manifestation complète des fils de Dieu (Romains VIII), est étroitement impliquée dans cette lutte d’ordre cosmique.
Certains écrivains du XXᵉ siècle ont bien compris l’enjeu devant lequel nous sommes placés. Je pense en particulier à deux romanciers qui, bien qu’ils soient l’un catholique et l’autre orthodoxe, se placent résolument dans la lignée du christianisme combatif et prophétique des d’Aubigné : Georges Bernanos et Alexandre Soljenitsyne[35]. Des historiens et philosophes politiques comme Alexis de Tocqueville, Gonzague de Reynold, Régine Pernoud[36], Bertrand de Jouvenel et aujourd’hui François Furet sont entrés dans cette perspective biblique par leur analyse si clairvoyante des révolutions modernes et de la croissance de l’État moderne, moteur par excellence de la révolution contre Dieu, contre son Fils et contre sa loi, et cela souvent sans connaître explicitement la nature biblique de leur théologie de l’histoire. C’est cet État dévorant que de Jouvenel nomma le minotaure : l’État moderne, sans Dieu ni loi, celui dont les Machiavel, les Hobbes, les Locke, les Rousseau, les Marx, les Austin, les Lénine et les Kelsen se sont faits les chantres et les prophètes.
Jean-Marc Berthoud
[1] Reynald Secher : « Le Génocide franco-français : la Vendée… vengé », Presses universitaires de France, Paris, 1988. Avant-propos de Pierre Chaunu. De ce dernier, voyez l’étude fondamentale : « Le Grand Déclassement », Robert Laffont, Paris, 1989. Outre les classiques de l’historiographie révolutionnaire républicaine, les Michelet, les Aulard, les Mathiez, les Lefèbvre et les Soboul, il serait utile de consulter, sur cet immense sujet, des ouvrages publiés en marge de la tradition laïque. En voici quelques exemples : Alexis de Tocqueville, « L’Ancien Régime et la Révolution », Gallimard, Paris, 1952 (1856), deux volumes Folio, Nos 12 et 13, 1986 ; Hippolyte Taine, « Les Origines de la France contemporaine », Robert Laffont, Paris, 1972 (1875-1893). Édition abrégée en un volume. Édition complète en deux volumes. Laffont, Paris, 1986 ; Mgr Freppel ; « La Révolution française », Éditions du Trident, Paris, 1987 (1889) ; Augustin Cochin ; « La Révolution et la Libre Pensée », Copernic, Paris, 1976 ; « Les Sociétés de Pensée et la Démocratie moderne. Études d’Histoire révolutionnaire », Copernic, Paris, 1978 ; Pierre Gaxotte ; « La Révolution française », Fayard, Paris, 1978, Édition Complexe, Paris, 1988 ; François Furet a aujourd’hui repris de manière très remarquable l’héritage de Tocqueville et de Cochin en montrant comment l’analyse de l’un complète celle de l’autre. Voyez : François Furet, « Penser la Révolution française », Paris, Hachette, 1988 (1965) ; Louis Damenie, « La Révolution. Phénomène divin, Mécanisme social ou Complot diabolique? », Dominique Martin Morin, Grèsen-Bouère, 1988 (1970) ; Nesta H. Webster, « The French Revolution », s.l., 1969 (1919) ; D. M. G. Sutherland : « France 1789-1815. Revolution and Counter-Revolution », Fontana Press, London, 1985.
[2] Frédéric Bluche, « Septembre 1792. Logiques d’un Massacre », Robert Laffont, Paris, 1986. Dans une même volonté de regarder la réalité révolutionnaire en face : Alfred Cobban, « Le Sens de la Révolution française », Julliard, Paris, 1984 ; René Sedillot, « Le Coat de la Révolution française », Perrin, Paris, 1987 ; Jacques Ploncard d’Assac, « 1792 : les Dernières Marches du Trône », Dominique Martin Morin, Grès-en-Bouère, 1986 ; Yves Chiron, « Edmund Burke et la Révolution française », Téqui, Paris, 1987 ; Otto J. Scott, « Robespierre. The Voice of Virtue », Mason and Lipscomb, New York, 1974.
[3] Abel Poitrineau, « Les mythologies révolutionnaires. L’Utopie et la Mort », PUF, Paris, 1987
[4] Jean-François Fayard, « La Justice révolutionnaire. Chronique de la Terreuf », Laffont, Paris, 1987.
[5] Senac de Meilhan ; « Des Principes et des Causes de la Révolution en France »’Editions Desjonquières, Paris, 1987 (1790).
[6] Gracchus Babeuf, « La Guerre de la Vendée et le Système de Dépopulation », Tallandier, Paris, 1987 (1794). Voyez surtout l’ouvrage capital d’Edmund Burke, « Réflexions sur la Révolution de France » Slatkine Reprints, Paris-Genève, 1980 (1791). Voyez aussi la première interprétation de la Révolution française comme le résultat d’une conspiration illuministe : l’abbé Barruel, « Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme »‘, Éditions de Chiré, Vouillé, 1984 (1798).
[7] Sur les droits de l’homme, voyez les ouvrages suivants : Michel Villey, « Le Droit et les Droits de l’Homme », PUF, Paris, 1983 ; Jean Madiran, « Les Droits de l’Homme », Éditions du Présent, Paris, 1988 ; Arnaud de Lassus, « Philosophie de la Révolution et Droits de l’Homme », Action familiale et scolaire, 31 rue Rennequin, 75017 Paris, 1985 ; Reformed Ecumenical Synod, « Testimony on Human Rights », RES, 1677 Gentian Drive SE, Grand Rapids, Michigan, USA 49508 ; T. Robert Ingram, « What’s Wrong With Human Rights », St. Thomas Press, PO Box 35096, Houston Texas USA 77035 ; John Warwick Montgomery, « Human Rights and Human Dignity », Zondervan, Grand Rapids, 1986.
[8] Fréd. Jules Stahl, « Was ist die Revolution? » (1852). Cité par Frédéric de Rougemont, « Les Deux Cités. La philosophie de l’histoire aux différents liges de l’humanité », Sandoz et Fischbacher, Paris, 1974, tome 2, p. 345. Les nombreux ouvrages de ce remarquable défenseur de la foi sont épuisés depuis de très nombreuses années. On mesure de cette façon le degré d’incurie des milieux protestants par rapport à leur héritage.
[9] Gonzague de Reynold, « L’Europe tragique », Éditions Spes, Paris, 1934 ; « La Formation de l’Europe », Pion, Paris, 1944-1952, 10 volumes ; « La Démocratie et la Suisse », Éditions du Chandeleur, Bienne, 1934 (1929) ; « Gonzague de Reynold raconte la Suisse et son histoire », Pavot, Lausanne, 1965, etc.
[10] Bertrand de Jouvenel, « Du Pouvoir », Bourquin, Genève, 1945, Hachette Pluriel, Paris, 1977 ; « De la Souveraineté », Éditions Génin, Paris, 1955.
[11] Alain Besançon ; « Les Origines intellectuelles du Léninisme », Calmann-Lévy, Paris, 1977, Presse Pocket, Paris, 1987 ; « Présent soviétique et Passé russe », Hachette Pluriel, Paris, 1986, etc.
[12] Hans Graf Huyn, « Ihr werdet sein wie Gott : der Irrtum modernen Menschen von der Französischen Revolution bis heute » « Vous serez comme Dieu : l’erreur de l’homme moderne de la Révolution française à nos jours »), Universitas Verlag, München, 1988.
[13] Francis Nigel Lee ; « Communist Eschatology. A Christian Philosophical Analysis of the Post-Capitalist, view of Marx, Engels and Lenin », The Craig Press, Nutley, 1974.
[14] Toute l’œuvre de Soljenitsyne est, en quelque sorte, une réflexion sur ces questions. Voyez surtout : Alexandre Soljenitsyne, « L’Archipel du Goulag 1918-1956 », Seuil, Paris, 1973-1976,3 volumes ; « La Roue rouge » Fayard, Paris, 1983-1985, etc. Il faut parmi bien d’autre ouvrages mentionner : Igor Chafarevitch, « Le Phénomène socialiste », Seuil, Paris, 1977 ; James H. Billington, « Fire in the Minds of Men. Origins of the Revolutionary Faith », Basic Books, New York, 1980 ; Nesta H. Webster, « World Revolution. The Plot Against Civilisation », Britons, Devon, 1971 (1921).
[15] J. H. Merle D’Aubigné (1794-1872), « Histoire de la Réformation du XVIᵉ Siècle », Firmin Didot, Paris, 1835-1853 (5 volumes) ; « Histoire de la Réformation en Europe au Temps de Calvin », Calmann-Lévy, Paris, 1877-1878 (8 volumes).
[16] Guillaume Groen Van Prinsterer, « Unbelief and Revolution », Groen Van Prinsterer Fund, Amsterdam, 1973 (2 volumes) ; « Le Parti anti-révolutionnaire et confessionnel dans l’Église réformée des Pays-Bas », Meijrueis, Paris, 1860 ; « La Hollande et l’Influence de Calvin », Meijrueis, Paris, 1864, etc.
[17] Friederich Julius Stahl : « Die Philosophie des Rechts », Heidelberg, 1845-1857 (2 volumes) ; « Fundamente einer Christlischen Philosophie », Heidelberg, 1846 ; « Die Protestantismus ais einer Politisches Princip », Berlin, 1853.
[18] Robert L. Dabney, « Discussions. Volume IV Secular », Ross House Books, Vallecito California, 1979 (1897) ; « A Defense of Virginia and through her of the South », Sprinkle Publications, Harrisonburg, Virginia, 1977 (1867) ; « Life and Campaigns of Lieut.-Gen. Thomas J. Jackson », Sprinkle Publications, Harrisonburg, 1977 (1865).
[19] C. Gregg Singer, « A Theological lnterprÉtation of American History », etc., The Craig Press, Nutley, 1976 ; « From Rationalism to Irrationality. The Decline of the Western Mind from the Renaissance to the Present », Presbyterian and Reformed, Philippsburg, NJ, 1979, etc.
[20] Rousas J. Rushdoony, « The Nature of the American System », The Craig Press, Nutley, 1965 ; « This Independent Republic », The Craig Press, Nutley, 1973 (1964), etc.
[21] E. L. Hebden Taylor ; « The Christian Philosophy of Law, Politics and the State », The Craig Press, Nutley, 1969 ; « Reformation of Revolution », The Craig Press Nutley, 1970.
[22] Francis Schaeffer ; « A Christian View of the West », vol. V, of « The Complete Works », Crossway Books, Westchester, 1982.
[23] Otto Scott « James I, the Fool as King », Ross House Books, Vallecito California, 1986 (1976) ; « The Secret Six », Ross House Books, etc.
[24] Pierre Chaunu ; « Le Temps des Réformes. La Crise de la Chrétienté. L’Éclatement, 1250- 1550 », Fayard, Paris, 1975, Complexe, Paris, 1988 (2 volumes) ; « Église, Culture et Société. Essais sur Réforme et contre-Réforme, 1517-1620 », Sedes, Paris, 1981.
[25] Théodore Agrippa d’Aubigné (1552- 1630), « Histoire universelle », Droz, Genève, 1981-1988,4 volumes parus (1618).
[26] François Bluche, « Louis XIV », Fayard, Paris, 1986.
[27] Jean Claude (1619-1687), « Les plaintes des protestants cruellement opprimés dans le Royaume de France », Fischbacher, Paris, 1885 (1686) ; « Défense de la Réformation », Delay, Paris, 1844 ; « La parabole des noces expliquée en cinq sermons », Montauban, 1821 ; Alexandre Vinet, Jean Claude, 1619- 1687 » in « Histoire de la Prédication parmi les Réformés de France au dix-septième siècle », Paris, 1860, pp. 303-349.
[28] Claude Brousson (1647-1698), « Lettres et Opuscules de feu M. Brousson », Utrecht, 1701 ; « État des Réformés en France », La Haye, 1685 ; « Relation sommaire des merveilles que Dieu fait en France », 1694 ; Antoine Court, « Claude Brousson, Avocat, Pasteur, Martyr », Les Bergers et les Mages, Paris, 1961.
[29] Pierre Chaunu, « Église, Culture et Société » pp. 14-15.
[30] Voyez les travaux épistémologiques de Cornelius van Til, de Hermann Dooyeweerd, de T. F. Torrance, de John Frame, de R. J. Rushdoony, de Francis Schaeffer, de Gordon Clark pour ne nommer que quelques-uns des noms qui ornent de façon si prestigieuse la théologie et la philosophie réformées du XXᵉ siècle.
[31] La meilleure introduction en français à l’interprétation chrétienne de l’histoire (malgré les corrections que le catholicisme traditionnel de son auteur rend nécessaires) est incontestablement celle du Père R. Th. Calmel ; « Théologie de l’Histoire », Dominique Martin Morin, Bouère, 1984 (1966). Voyez égaiement Henri-Irénée Marrou, « Théologie de l’Histoire », Seuil, Paris, 1968. Pour une perspective réformée sur ces questions, voyez Rousas J. Rushdoony, « The Biblical Philosophy of History », Presbyterian and Reformed, Nutley, 1974 ; Gordon H. Clark : « Historiography, Secular and Religious », The Craig Press, Nutley, 1971. Une remarquable critique de la prétendue « nouvelle histoire » (l’école sociologique et quantitative des Annales) se trouve dans Gertrude Himmelfarb, « The New History and the Old », Harvard University Press, Cambridge Mass, 1987.
[32] A. d’Aubigné, « Histoire universelle » (Ed. Ruble), tome l, p. 10.
[33] Claude-Gilbert Dubois, « La Conception de l’Histoire en France au XVIᵉ Siècle », Nizet, Paris, 1977, pp. 191-192.
[34] J. H. Merle d’Aubigné, « Histoire de la Réformation au XVIᵉ Siècle », avant-propos.
[35] Voyez toute l’œuvre polémique de Georges Bernanos. Bernanos se trouve dans la tradition d’une pensée sur l’histoire et sur la société que l’on pourrait appeler celle d’un réalisme surnaturel. Ce même esprit se retrouve dans l’ œuvre d’un autre romancier français ; Jules Amédée Barbey d’Aurevilly, en particulier dans ses très nombreux travaux de critique littéraire, « Les Œuvres et les Hommes », Paris, 1860-1909,26 volumes, Slatkine, Genève, 1968. Toute l’œuvre si féconde du Père R.-L. Bruckberger se situe dans la même orientation à la fois réaliste et spirituelle.
[36] Régine PERNOUD : Histoire de la bourgeoisie en France Seuil, Paris, 1960-1962, Point-Histoire, Paris, 1988, 2 vols.