La Révolution française : un regard protestant

par | Résister et Construire - numéro 8

Lors de son 7ème carrefour (17−19 février 1989), « La Révolution française : un regard protestant », la Faculté libre de Théologie Réformée a poursuivi la réflexion qu’elle avait entamée lors de son colloque des 7 et 8 octobre 1988. Prévoir deux rencontres sur ce thème pourrait paraître excessif à certains ! Cependant, la Révolution constitue un événement suffisamment important pour y consacrer du temps. Il est capital de se pencher sur le passé, de chercher à le comprendre dans sa diversité et sa complexité, car nous en sommes tributaires. En effet, cette méditation de l’histoire permet de mieux se situer dans le présent et d’avoir un témoignage plus conséquent.

Pendant deux jours, entre 45 et 75 personnes d’horizons assez divers ont cherché à comprendre, dans une perspective chrétienne, ce moment dramatique de l’histoire. Les conférences ont provoqué parfois des débats intenses et stimulé une réflexion renouvelée et approfondie sur un sujet qu’il est difficile d’étudier dans toute sa réalité, tant la tentation de l’idéalisation est forte !

L’intention première de ce carrefour était de mieux comprendre quel esprit et quelle mentalité avaient marqué la Révolution et, au-delà de la diversité des courants de pensée, d’identifier quels en étaient les motifs de base, les présupposés sous-jacents. Il ne s’agissait aucunement de remettre en cause le passage de l’ancien régime à la modernité, ni de récuser ce qui, dans cette période agitée et trouble de l’histoire, a été positif.

Dans une première conférence intitulée « L’idéologie antichrétienne de la Révolution française, source et déploiement », Pierre Courthial a souligné avec force que « la Révolution française a été d’abord et tout au long de sa durée un mouvement idéologique antichrétien qui s’inscrit dans le grand mouvement humaniste plus vaste qui court de la Renaissance et des Lumières jusqu’à la Révolution d’octobre en Russie et, au-delà, jusqu’à nous ». C’est, en effet, surtout auprès des Lumières que les artisans de la Révolution devaient puiser leurs idées. Au motif de base de la Révélation biblique, « création-chute-rédemption », ils opposaient celui de l’humanisme ambiant : nature-autonomie. Cela ne signifie pas que la Révolution n’ait rien donné « de bon, de beau et de vrai ». On peut penser, en particulier, aux notions de liberté, de tolérance, d’humanité et de volonté de progrès. Mais la perspective dans laquelle ces valeurs s’insèrent n’est pas indifférente. Leur signification comme leur sens en dépendent.

Le professeur Jean-Marc Daumas a ensuite évoqué les « Positions protestantes à l’époque de la Révolution ». Si, dans ses premières phases, « la Révolution a répondu aux désirs d’émancipation des protestants », on assiste avec la troisième phase, celle de la Convention nationale (septembre 92-octobre 95), à un retournement catastrophique pour les Églises réformées. En effet, « le culte réformé a cessé dans la France presque tout entière de juin 1794 à mars 1795 ». Ayant trop attendu de la Révolution et ayant souvent adhéré à son esprit humaniste, les protestants ont de la peine à résister face à la persécution. Aussi l’Église du XIX siècle éprouvera-t-elle beaucoup de difficultés à se relever et on verra apparaître un néo-protestantisme à l’identité doctrinale et spirituelle déconcertante. »

Après avoir présenté une philosophie chrétienne de l’histoire inspirée, en particulier, de Merle d’Aubigné et d’Agrippa d’Aubigné, Jean-Marc Berthoud, de Lausanne, a abordé, sur un ton parfois polémique, le sujet suivant : « La Révolution française et les révolutions. » Tout en soulignant les excès et les abus du pouvoir monarchique absolu, il a rejoint l’analyse critique de P. Courthial et souligné la parenté de la Révolution russe avec la Révolution française. Certes, les idéologies divergent, mais elles sont tributaires du même motif de base, nature-autonomie, propre à l’homme qui s’affirme la mesure de toute chose. Sans vouloir idéaliser les révolutions anglaise et américaine – il n’y a pas de changements sans heurts et sans péchés – force est de constater qu’elles se sont passées autrement. Moins englobantes et plus modestes, elles ont été au bénéfice de la mentalité judéo-chrétienne. Régis Debray ne disait-il pas dernièrement, à la télévision, que la grande différence entre les Révolutions française et américaine résidait dans le fait que la première avait pour seul fondement l’esprit de l’homme tandis que la seconde s’enracinait en Dieu lui-même ?

Le film de Wajda, « Danton », devait nous permettre, par le biais de l’imagination créative, de l’image et des émotions, de saisir toute l’horreur de ce changement qui dérape, parce qu’il ne repose que sur la volonté humaine ou celle d’une élite, et qui, en fin de compte, ne peut que trahir les idéaux et les valeurs de la Révolution elle-même ! A cet égard, la lutte pour le pouvoir entre Danton et Robespierre est saisissante. Pris dans un engrenage qu’ils n’avaient sans doute pas prévu, deux hommes s’affrontent jusqu’à la mort sans jamais pour autant perdre complètement leur visage humain.

Prenant la notion d’utopie dans son acception littéraire telle qu’elle est illustrée par l’exemple de l’ « Utopie » de Th. More, le professeur Christian Rouvière a traité avec clarté le sujet de « L’utopie révolutionnaire. » En temps de crise, l’homme éprouve le besoin de se détacher de sa situation historique et d’opérer un retour au temps des origines. Il veut recréer la cité harmonieuse afin de trouver une réponse aux contradictions qu’il perçoit, aux angoisses qu’il ressent et aux limitations qu’il éprouve. Dans leur effort pour établir la société idéale, les utopies sont paradoxalement obligées de régler les rapports humains par la contrainte. Tout en privilégiant l’État au point de le diviniser, l’utopie favorise le contrôle de la vie privée et de la famille ; en prônant la communauté de biens, elle s’en prend à la propriété privée ; enfin, en proposant de libérer l’homme de son angoisse et de sa finitude, elle se substitue à la rédemption chrétienne. En contraste avec la révolution qui surévalue l’histoire, l’utopie dévalorise l’histoire.

A partir de l’existence d’une double série de textes, la première de nature« révolutionnaire », tel Galates 3 : 28, et la seconde de nature « réactionnaire », tel Romains 13, le professeur Peter Jones a, quant à lui, présenté « les fondements néo-testamentaires de l’ordre social ». En évoquant les domaines de la politique, de l’économie et du couple-famille, il a fait ressortir que la nouveauté de l’Évangile s’insère dans les structures que Dieu a établies lors de la création. L’Église est le lieu où cet ordre est, à la fois, maintenu et renouvelé. Le Christ lui-même invite son Église à œuvrer par la proclamation de l’Évangile et en étant le sel de la terre, en vue de l’avancement du Royaume ; mais ce dernier ne sera établi, dans sa plénitude, que lorsque le Seigneur reviendra dans toute sa gloire.

Il est revenu à Udo Middelmann, ancien collaborateur de Francis Schaeffer, de mener une réflexion éclairée par son expérience du monde contemporain ; c’est ainsi qu’il a esquissé avec perspicacité les « Perspectives chrétiennes pour un monde en révolution ». Face aux conditions de vie par trop révoltantes, le monde a besoin d’un changement. Mais pour faire face à la religion immanente, aux abus de l’État, aux prétentions de la politique et de l’économie, et aux idéologies totalitaires, il y a plusieurs révolutions possibles : celle dont l’inspiration est le relativisme moderne qui définit le monde selon les désirs de l’homme et qui trouve dans le fond de celui-ci la source de son élan ; celle dont l’inspiration est la perspective biblique qui définit le monde selon « les définitions d’origine du créateur », et qui puise, dans la Parole du Dieu vivant, sagesse et vitalité. Dans un monde vivant à l’ombre de la mort, il importe de développer une mentalité qui, tout en tenant compte de la réalité, soit éclairée, dans tous les domaines de la pensée et de la vie, par les enseignements de la Bible.

Le carrefour a voulu encourager une réflexion plus proche du réel et éclairée par un regard chrétien. De nombreux points mériteraient d’être repris et approfondis. En voici quelques-uns :

  1. Poursuivre l’étude et la méditation de l’histoire afin de mieux comprendre les racines du présent et, si possible, par la grâce de Dieu, d’éviter à l’avenir les erreurs, la folie du passé.
  2. Tout en identifiant les présupposés, les motifs de base des perspectives non chrétiennes, mieux faire ressortir tout ce que celles-ci contiennent, par ailleurs, de positif (par exemple les droits de l’homme).
  3. Comment être cobelligérant face aux injustices et au mal, sans être l’allié des idéologies et philosophies adverses.
  4. Développer un témoignage chrétien efficace qui s’enracine dans une mentalité qui tire toute sa substance de la perspective biblique. « On est ce que l’on pense. »
  5. Vivre devant Dieu dans le cadre du réel, du réel de la création, de la famille, des lieux de travail, de la cité, de l’Église… Rechercher une fidélité toujours plus grande dans l’attente que Christ manifeste la plénitude du Royaume.

Pierre Berthoud

de la Faculté d’Aix