Éditorial – Les idoles des idéologies modernes

par | Résister et Construire - numéro 9

Dans la situation spirituelle à laquelle nous nous trouvons confrontés aujourd’hui en Europe il ne s’agit en aucune façon de divergences de détail dans nos discussions avec les modernistes protestants ou catholiques. C’est au niveau des paradigmes fondamentaux, des motifs de bases, des fondements mêmes de la Foi que se situe le différend. Il est clair qu’il nous faut œuvrer de toutes nos forces au rétablissement d’une juste compréhension des doctrines de la création, de la chute, de la révélation de la loi, de l’Incarnation, de l’expiation, de la résurrection et des choses dernières. L’absence d’un retour en force dans l’Église de Dieu du sens de la Transcendance qu’impliquent, parmi bien d’autres, ces doctrines, conduira très prochainement à une désastreuse accentuation de cet aplatissement généralisé de la vie humaine qui aujourd’hui est d’une si navrante évidence. C’est la voie ouverte au totalitarisme banalisé dans les habitudes de la vie quotidienne.

L’entreprise gigantesque du monde moderne, surtout depuis la Renaissance du XVlᵉ siècle, peut se résumer, il me semble, dans le projet d’hommes révoltés contre leur Créateur de détruire tous les liens créationnels et rédempteurs reliant l’univers et Dieu. Ainsi l’on substitue à un ordre crée, reflet du Créateur Lui-même, et la Révélation verbale et écrite qui nous le fait infailliblement connaître, différents mythes : la table rase philosophique, l’état de nature, le contrat social, l’évolution de la vie, la lutte des classes, la main cachée dirigeant infailliblement l’économie vers la production, la souveraineté de l’état, etc. La fonction de tels mythes est de donner un fondement théorique à l’illusion des hommes de s’être émancipés de l’autorité et de l’ordre de Dieu dans tous les domaines de la création. Ces mythes servent à permettre aux hommes révoltés de rêver qu’ils peuvent entièrement se libérer de toute dépendance envers leur Créateur, Ordonnateur de l’univers.

Prenons un exemple. La politique moderne tout entière repose sur le mythe élaboré par Thomas Hobbes au XVllᵉ siècle de l’état de nature originel abrogé par la libre décision d’hommes libres et égaux en faveur d’un seul d’entre eux qui deviendrait ainsi détenteur de la souveraineté politique absolue. C’est le fameux Contrat Social. Ainsi ce contrat social purement imaginaire se substitue à l’Alliance originelle de Dieu avec les hommes qui par un acte créationnel souverain instaurait dès la création les fondements moraux de l’ordre social et dotait directement toutes autorités humaines, du père de famille aux rois, d’un pouvoir d’origine divine et en conséquence responsable devant la loi de Dieu. Le but de ce nouveau mythe politique formulé par Hobbes dans la première moitié du XVllᵉ siècle était manifestement de soustraire tout le domaine de la politique humaine à son origine transcendante et de ses limites dans la loi divine. Ainsi, dans cette perspective, l’autorité ne vient plus de Dieu, mais des hommes, non d’en haut, mais d’en bas. La souveraineté quitte le ciel pour s’installer sur terre. La politique se fermant ainsi sur elle-même avec l’absolutisme monarchique, l’ère totalitaire moderne commence. Ce n’est plus la Parole de Dieu, l’ordre créationnel de Dieu, qui ordonnera la vie politique et sociale des hommes mais la volonté arbitraire (nominalisme) de ceux qui détiennent le pouvoir. Qu’il s’agisse du monarque hobbien (Louis XIV, le despotisme éclairé) ou du peuple lockien (le parlementarisme à l’anglaise, la démocratie) peu importe. Car l’homme est parvenu à exclure Dieu des affaires politiques. La souveraineté est humaine, l’autorité a sa source en l’homme lui-même qui ainsi se fait dieu à ses propres yeux, source des ses propres normes, connaissant enfin par lui-même le bien et le mal.

Chez Hobbes le pouvoir du souverain est absolu, c’est lui seul qui édicte la loi, même pour ce qui concerne le domaine religieux. Mais en bon épicurien il réserve un domaine privé inaliénable au citoyen : celui de ce qu’il appelle la « delightful life », la vie confortable et agréable, la préservation de la vie elle-même et, bien sûr, l’économie. Tout notre monde moderne s’y trouve déjà. C’est de cette aire réservée dressée face aux prérogatives autrement absolues de l’État que naîtront les exigences modernes si fragiles des Droits de l’homme individuel. Mais ici encore la transcendance est soigneusement exclue : c’est l’individu lui-même qui déterminera le contenu de ses droits, ce qui laisse entrouverte la porte au droit à l’avortement, à l’homosexualité, etc. Des deux côtés on est livré à l’arbitraire du volontarisme ockhamiste. Il n’y a plus d’ordre créationnel, plus de Révélation normative. Dieu n’a plus rien à dire à sa création (Kant). Politiquement et individuellement l’homme peut vivre comme il veut. Au bout de ce chemin se trouvent inéluctablement le goulag et l’avortoir.

Locke a en fait adopté les bases essentielles du système de Hobbes tout en en modifiant les personnes qui sont les dépositaires du pouvoir absolu. Le souverain n’est plus le monarque mais les citoyens rassemblés par délégation en Parlement. Pour lui la libre activité des citoyens est constitutive de leur véritable humanité, devenant ainsi un véritable remplacement du salut. L’homme se sauve ainsi par l’exercice de ses libertés politiques. Sans libertés démocratiques nul n’est vraiment homme. Sans libre détermination politique l’individu abandonne son humanité. Ni Dieu, ni roi, ni lois déterminées par quelqu’un d’autre que moi, mystiquement identifié à la volonté générale. Le rationalisme géométrique de Hobbes (à la mode de Galilée) aplatissant les ordres si divers de la création, faisait de la société une surface parfaitement homogène comme un billard dominé par l’état centralisateur et excluait de fait Dieu de la politique. L’empirisme platement raisonnable de Locke finissait par faire de la société un cercle fermé sur lui-même, une sorte de vaste dynamique de groupe parfaitement garantie contre l’irruption de toute manifestation de la Transcendance dans les affaires des hommes et petit à petit dissipant les libertés humaines autrefois garanties contre l’état tout puissant par des pouvoirs indépendants : famille, Église, métiers, cantons, provinces, etc. Ainsi la démocratie parlementaire, au fur et à mesure que disparaissaient les freins légués par l’histoire, se transformait petit à petit en une espèce de totalitarisme immanent, sans frein terrestre ni référence normative dans l’au-delà. En fin de compte il n’y a pas beaucoup à choisir entre Hobbes et Locke. Leurs deux systèmes totalement immanents se rencontrent dans le démocratisme totalitaire de Rousseau. Voilà pour le mythe fondateur de la séparation fondamentale du politique moderne, de Dieu. Mais des mythes semblables se trouvent ailleurs : en philosophie, le doute abrutissant de Descartes ; en biologie, l’évolutionnisme créateur de Darwin ; en économie, le créationnisme monétaire de Keynes ; le mythe révolutionnaire marxiste de la destruction créatrice ;, etc. Le monde moderne a cherché à chasser la Transcendance de la création (plus de révélation naturelle), de la Bible (plus d’inerrance, d’infaillibilité, d’inspiration divine), de l’Incarnation (plus de nature divine d’un christ purement fonctionnel), de la sainte-cène (plus de présence réelle), des charismes (négation de la divinité du Saint-Esprit par ces pseudos-mystiques qui n’hésitent pas à manipuler leur « dieu » par toutes sortes de trucs pour obtenir les « signes » appropriés), de la politique (pas d’autorité venant de Dieu), de l’Église (pas de ministères institués par Dieu), du mariage (pas de hiérarchie symbolisant le rapport de Dieu avec sa création, de Christ avec son Église), etc. Le dessein moderne de fermer tout accès à la Transcendance parvient à sa fin : un monde sans Dieu, qui ne veut plus vivre, qui ne cherche que des occasions de se détruire, obsédé par la mort, totalement aveugle aux pires menaces. Où nous conduit donc ce chemin politique libéré de l’autorité de Dieu, des normes divines ?

Au mois de juillet un congrès a été tenu en Espagne sur le thème : Glasnost et perestroïka : bonnes nouvelles ou mauvaises ? Lorsqu’on apprend que l’URSS ne réduit aucunement son armement mais le renforce ; que les SS20 à trois têtes nucléaires sont déjà remplacés par des fusées plus sophistiquées chargées de dix ogives indépendantes ; que le bouclier spatial soviétique est beaucoup plus avancé que celui à peine ébauché des Américains ; que les activités d’espionnage militaire et industriel de l’Union soviétique ne font que se renforcer ; que les minéraux stratégiques indispensables à la défense de l’Occident transitent à présent par l’URSS avant de parvenir aux États-Unis tant leurs producteurs, les Sud-Africains, sont excédés par l’incompréhension de l’Occident ; que la tactique de l’URSS est résumée par la phrase de Sun T’su : « Quand tu es fort, paraît faible » ; que les lois répressives soviétiques ont été sérieusement renforcées et le pouvoir des troupes spéciales augmentés ; que de nombreux signes indiquent une répression sanglante prochaine des troubles en URSS ; que les Soviétiques cherchent à faire avec les institutions européennes la même chose qu’ils ont réussi à faire avec le Conseil Œcuménique des Églises, l’ONU et l’UNESCO, y pénétrer pour les retourner et les utiliser à leur fins ; que la maison commune européenne si chère à Gorbatchev a comme but de transformer l’Europe en une immense vache à lait pour le monde socialiste ; que l’ouverture religieuse actuelle qui permet l’introduction de millions de Bibles et de Nouveaux Testaments en URSS a pour but de donner au communisme un visage chrétien ; et ainsi de suite, on n’a guère envie de se joindre à ceux qui font confiance aux sourires de Gorbatchev et aux toilettes de sa femme, qui croient à un avenir sans soucis ni peines pour notre vieux continent obsédé de bien-être et de commerce. Ne sommes-nous pas mûrs, en quelque sorte à nouveau, pour les jugements de Dieu ?

Voici des considérations certes un peu sombres, mais il nous faut avoir le courage et l’amour de voir la vérité en face. Sans un rejet des mythes fondateurs de notre monde moderne et le retour aux normes divinement établies par Dieu pour le bien de ses créatures que nous pouvons connaître dans la Bible, nous sommes inéluctablement voués au chaos, à la catastrophe et à la mort. Le choix est des plus clairs :

« Vois, je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bien, la mort et le mal. Car je te commande aujourd’hui d’aimer l’Éternel, ton Dieu, de marcher dans ses voies et d’observer ses commandements, ses prescriptions et ses ordonnances, afin que tu vives et que tu te multiplies, et que l’Éternel, ton Dieu, te bénisse dans le pays où tu vas entrer pour en prendre possession. Mais si ton cœur se détourne, si tu n’obéis pas et si tu es poussé à te prosterner devant d’autres dieux et à leur rendre un culte, je vous annonce aujourd’hui que vous périrez, que vous ne prolongerez pas vos jours dans le territoire où tu vas entrer pour en prendre possession, après avoir passé le Jourdain. J’en prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : j’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta descendance, pour aimer l’Éternel, ton Dieu, pour obéir à sa voix et pour t’attacher à lui : c’est lui qui est ta vie et qui prolongera tes jours, pour que tu habites le territoire que l’Éternel a juré de donner à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob. » Deutéronome 30:15-19

Jean-Marc BERTHOUD