Cette formule employée par Jésus pour définir l’adoration que l’on doit à Dieu, et dont il a usé dans son entretien avec la Samaritaine (Jean 4:24), est souvent l’occasion, dans nos milieux protestants (réformés, évangéliques ou autres) d’un énorme contresens. On applique à la parole de Jésus un schéma parfaitement païen, familier à la pensée grecque, repris par quantité d’hérésies, comme le gnosticisme, le manichéisme ou le catharisme, et qui n’a pas fini de nous fausser l’esprit de nos jours encore.

Ce schéma est celui qui consiste à séparer et opposer le corps et l’âme, la chair et l’esprit, le matériel et l’immatériel. Le premier terme de cette opposition – le corps, la chair, la matière – est considéré comme inférieur, suspect, dangereux ; le second terme – l’esprit, l’âme, l’immatériel – est privilégié, honoré comme supérieur, voire divinisé. On va jusqu’à penser que tout ce qui est corporel, extérieur, visible, est par nature mortel, tandis que tout ce qui est spirituel, intérieur, impalpable, l’âme pour tout dire, est immortel par nature. Ce qui va directement à l’encontre de l’Évangile, pour qui le corps peut ressusciter, alors que l’âme peut périr.

Dans cette vision des choses, le culte « en esprit » préconisé par Jésus serait un culte désincarné, éthéré, bannissant tout ce qui est extérieur, concret, accessible aux sens, donc tout ce qui est forme, image, geste, rite, manifestation de l’art ou de la technique. L’esprit dont parlerait Jésus dans la formule « en esprit et en vérité » serait l’esprit de l’homme, la part spirituelle de l’être humain, et, d’une manière générale, tout ce qui dans ce monde échappe à la vue et ne peut être touché du doigt.

Pareillement, dans la même formule, le mot de « vérité » ne désignerait qu’une disposition humaine, une sorte d’authenticité intérieure, le dépouillement de toute hypocrisie, bref, la sincérité. Peu importerait sous quelle forme, dans quel ordre, avec quel soin on célébrerait le culte du Seigneur, car tous ces éléments sont de l’ordre de l’extériorité. Davantage encore : plus le culte serait dépouillé, dénué de tout signe rappelant la présence de Jésus au milieu des siens, et mieux cela vaudrait. L’idéal serait que ce culte ressemble le plus possible à une réunion familière et décontractée, que le lieu où il est célébré n’ait surtout pas l’air d’une église, qu’il soit présidé par un « animateur » bavard et sans vêtement ecclésiastique, que les prières soient indigentes et indigestes et que les cantiques ignorent les lois de l’art musical. Ce culte-là paraît à d’aucuns plus « vrai » et plus « spirituel » de n’être pas soumis à des règles contraignantes limitant la spontanéité.

Cette division de l’homme en deux, entre sa part spirituelle que l’on considère comme bonne dans son essence, et sa part corporelle qu’on tient pour mauvaise par définition, est une erreur grave, parfaitement contraire à l’Évangile (nous le montrerons plus loin) et a des conséquences désastreuses. Surestimer le spirituel, le non-physique ou le non-matériel, conduit à légitimer toutes les spiritualités quelles qu’elles soient. Et mépriser le corporel ou le charnel, en somme les choses terrestres, aboutit à nier l’Incarnation.

Reprenons ces deux points.

Exaltation du spirituel

Élever l’âme de l’homme (en grec psuchè), ou sa raison (en grec noûs) au rang de valeur à cultiver au détriment de son corps (sôma) ou de sa chair (sarx), c’est nier la nature profondément corrompue de l’homme, corrompue tant dans son âme que dans son corps, dans son esprit que dans sa chair.

Dès le moment que le « spirituel » est « bien », porte est ouverte à tous les spiritualismes qui se disputent le marché et qui prétendent faire le bonheur des humains. Et Dieu sait s’il y en a, de ces spiritualismes, anciens et nouveaux, nouveaux imités des anciens. On cite souvent la « prophétie » d’André Malraux, selon laquelle le vingt-et-unième siècle sera spirituel ou ne sera pas. Cette prophétie semble bien en voie de réalisation. On constate une sorte de satiété à l’égard de la société de consommation, la prise de conscience des limites de la science et de la technique, le sentiment de l’incapacité du développement économique à rendre les hommes heureux ; et on se tourne alors vers tout ce qui, à un titre ou à un autre, sous un nom ou sous un autre, prétend satisfaire les aspirations proprement « religieuses » des humains. Sans discerner, bien souvent, entre l’estimable et la pacotille, on accueille tout ce qui dénonce les méfaits du matérialisme et fait appel aux « énergies psychiques » des hommes : la méthode Coué, la mystique hindoue, la méditation transcendantale, le spiritisme, la sophrologie, la scientologie, l’astrologie, le « nouvel-âge », et j’en passe. Quand ce ne sont pas les « paradis artificiels ».

Or tout cela charrie beaucoup de scories, jette de la poudre aux yeux, égare la clientèle, et peut aller jusqu’à détruire des vies. Car tout cela, à des degrés divers, est contaminé par l’erreur et le péché, vu qu’en réalité le spirituel n’est nullement bon en soi, et que l’homme naturel, inconverti, pratiquement sans Dieu (même s’il se gargarise de son Nom), est mauvais tout autant dans ses pensées que dans ses actes, dans son esprit que dans son être physique. Il y a des pensées iniques, qui ne sont pas de Dieu (Ésaïe 55:6-8), des pensées égarées (Romains 1:21), vaines (Éphésiens 4:17), orgueilleuses (Jacques 4:16), qui nous rendent ennemis de Dieu (Colossiens 1:21), des pensées charnelles (Colossiens 2:18, « charnelles » signifiant ici « pécheresses »). Ce n’est que lorsque, par la foi en Jésus-Christ, nous avons reçu un esprit nouveau (Ézéchiel 36:26), que Dieu a mis en nous son Esprit (Ézéchiel 36:27), et que nous sommes transformés par le renouvellement de notre esprit (Romains 12:2), renouvelés dans l’esprit qui inspire nos pensées (Éphésiens 4:23), c’est alors seulement que nous pouvons faire quelque chose de valable, qui fasse du bien aux autres et qui plaise à Dieu.

Mais faire confiance à tout esprit, simplement parce qu’il est esprit, pensée, abstraction et non pas réalité visible et sensible, c’est risquer de faire accueil aux faux prophètes, aux fausses doctrines, et, pour tout dire, à l’esprit de l’antéchrist (I Jean 4:1-3).

Et du même coup, la vérité, associée par Jésus à l’esprit – mais à quel esprit ? nous y reviendrons – devient erreur et puissance d’égarement. Dégradée en sincérité, en qualité spirituelle humaine, elle n’est plus que la vérité de ceux qui s’en réclament, – leur vérité personnelle, leur interprétation de la vérité (même s’ils appuient leur point de vue d’une cataracte de versets bibliques) : une vérité fourvoyée et menteuse.

En second lieu, à l’inverse, autant il est vrai que le spirituel n’est pas bon en soi, autant il est vrai que le corporel n’est pas mauvais en lui-même.

Mépris du corporel

Tenir pour suspecte et dangereuse toute réalité concrète, matérielle et non spirituelle, c’est nier le fait de l’Incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ, et nier par conséquent la possibilité d’une sanctification et d’une résurrection de la chair.

La Parole éternelle de Dieu a été faite chair (Jean 1:14 ; I Jean 4:2) et, par là même a rendu au corps humain sa dignité première : celle qu’il tenait du Créateur et que la Chute lui avait fait perdre. Et en même temps se trouve réhabilité tout ce qui, dans les réalités terrestres, est d’ordre matériel.

Nous avons relevé dans notre introduction l’une des conséquences de l’oubli de cette vérité : la célébration d’un culte désincarné, la mise à l’écart de tout ce qui peut y parler à la vue et aux sens, le refus de toute recherche de beauté dans l’adoration, la mise au ban de l’Église des artistes, tant en matière de liturgie, de musique, de fresques et de vitraux. Tout cela serait du diable ! On peut néanmoins constater que les gens qui professent un tel principe n’en ont pas tiré toutes les conséquences. Car si vraiment tout ce qui touche à la matière et à l’extériorité devait être banni du culte, il faudrait en bannir aussi la prédication de la Parole, vu que le prédicateur doit se servir de ses cordes vocales, choses qui appartiennent à son corps, que l’ouïe n’est pas plus spirituelle que la vue ou les autres sens, que l’audition est un phénomène physique, et que la voix est portée jusqu’aux auditeurs par des ondes sonores qui, elles non plus, n’ont rien de spirituel. La logique voudrait qu’on fasse comme les Quakers, qui célèbrent leur culte dans un complet silence[1].

Voilà le genre d’absurdités auquel peut conduire ce lourd contre-sens sur l’adoration « en esprit et en vérité », cette opposition imaginée en l’homme entre une spiritualité angélique et une corporéité diabolique. Il importe donc au plus haut point de remettre les idées en place et d’écouter l’enseignement biblique à ce sujet : l’homme est constitué inséparablement d’un corps et d’une âme. Il est perdu corps et âme par le péché, et sauvé corps et âme par la grâce. Et l’usage des choses de ce monde, qui sont de l’ordre corporel, n’a rien de condamnable pour ceux qui sont sous l’empire de cette grâce.

Si vous êtes morts avec Christ aux principes du monde, pourquoi vivez-vous comme si vous apparteniez encore à ce monde ? Pourquoi vous laissez-vous imposer des règles comme celle-ci : « Ne prends pas, ne goûte pas, ne touche pas ! Tout cela te perdra si tu en fais usage ! » n’est-ce pas là ce que commandent et enseignent les hommes ? (Colossiens 4:20-22)

Tout ce que Dieu a créé est bon, et rien n’est à exclure, pourvu qu’on en use avec action de grâces ; car cela est sanctifié par la Parole de Dieu et la prière. (I Timothée 4:4-5)

Donc, n’ayons aucun scrupule à célébrer un culte qui ne soit pas uniquement cérébral et didactique, mais qui parle aussi à la sensibilité des adorateurs, et qui use des moyens propres à magnifier le Seigneur, à le louer par cette beauté que des hommes doués pour cela peuvent lui donner. Pourquoi donc Dieu aurait-il créé les hommes avec certains dons – de poète, de peintre, de musicien – pour leur interdire de mettre ces dons à son service ? C’est exactement le contraire que nous dit la parabole des Talents, qui nous demande de faire fructifier nos capacités pour la gloire de Celui qui nous les a données. Ce n’est pas aux chrétiens à prôner l’obscurantisme.

D’ailleurs, c’est Dieu lui-même que a introduit dans le culte, par exemple, le visuel, l’image ajoutée à l’auditif[2], en instituant le Baptême et la Cène. L’eau, le pain, le vin appartiennent au monde créé, et ne sont pas spirituels en eux-mêmes, et le geste de baptiser, comme celui de prendre, de boire et de manger les espèces de la communion, appartiennent à notre corporéité autant qu’à notre spiritualité. La Cène fait d’ailleurs appel à d’autres sens encore que la vue : le goût et le toucher.

Mais tout cela ne nous dit pas encore ce que Jésus entendait par l’adoration en esprit et en vérité.

L’Esprit et la Vérité

Le mot employé par Jean, du moins dans la transcription grecque, pour désigner l’esprit, n’est ni psuchè (le psychisme), ni noûs (l’entendement), qui se rapportent tous deux à une disposition de la nature humaine. Non, ce mot est pneuma, qui désigne l’Esprit (avec une majuscule), autrement dit la troisième personne de la Trinité, Dieu lui-même. Dieu dans sa puissance de Créateur, par opposition à l’homme dans sa faiblesse de créature. Dieu dans sa Vérité, par opposition à l’homme menteur. Dieu dans sa sainteté, par opposition à l’homme pécheur.

De même, la « vérité » n’est nullement une disposition intérieure de l’homme, qui le rendrait sincère, authentique, loyal dans son approche de Dieu et ses relations avec lui. Là aussi, le mot doit prendre une majuscule : il s’agit de la Vérité même de Dieu, de Dieu dont la réalité vraie est révélée par son Fils Jésus-Christ ; ou, si l’on préfère, de la Personne même de Jésus-Christ, qui reflète en lui l’Être de Dieu, qui est lui-même Dieu, ou, ce qui revient au même, qui est lui-même la Vérité.

Ce que Jésus dit à la Samaritaine, ce n’est pas : « Toutes les religions sont bonnes, pourvu qu’on soit sincère » (autrement dit : il n’y a pas de vérité, chacun peut avoir la sienne), mais bien plutôt : « Vous, Samaritains, vous ne savez pas qui vous adorez, mais nous les (les Juifs) nous le savons, car le salut vient des Juifs » (Jean 4:22). Il y a donc une vérité, et une seule, et Jésus indique où il faut la chercher : chez les Juifs. Et plus précisément, chez ce Juif dont la Samaritaine elle-même a entendu parler : le Messie, autrement dit le Christ, qui nous enseignera tout. Or ce qu’il révèle à cette femme, c’est qu’il est lui, ce Messie, ce Christ, et qu’il est donc la Vérité en personne (v. 26), – chose qu’il dira lui-même, à une autre occasion, en propres termes : Je suis le Chemin, la Vérité et la vie ; nul ne vient au Père que par moi (Jean 14:6).

Dès lors, adorer en Esprit et en Vérité n’a rien à voir avec les formes, plus ou moins amples ou restreintes, de l’adoration, avec la manière, plus ou moins solennelle ou décontractée, de célébrer le culte ; mais cela concerne le contenu ou l’objet de ce culte, qui est Jésus-Christ, le Seigneur.

Adorer Dieu en Esprit et en Vérité signifie l’adorer là où il est adorable, là où il est vraiment lui-même : dans la personne de son Fils unique, à travers tout le ministère, la vie, les souffrances, la mort et la résurrection de ce Fils. Le chercher ailleurs, c’est se fourvoyer. Adorer un autre dieu que Celui qui est Père, Fils et Saint-Esprit, c’est passer à côté de la Vérité, et à côté du Salut[3].

C’est bien ce qu’a compris la Samaritaine. Elle n’a pas tiré de son entretien avec Jésus un enseignement sur la façon d’adorer Dieu, – encore que cette façon doive être aussi belle et aussi digne que possible, mais pour des raisons qui sont absentes de ce que Jésus lui a dit[4]; ce qu’elle en a retiré, c’est la conviction que son interlocuteur est le Christ, Sauveur du monde (Jean 4:22).

Voilà qui est autrement fondamental que la question de savoir s’il faut allumer ou non des bougies au culte, s’il faut chanter avec ou sans orgue, ou si l’o a le droit de peindre Jésus sur les murs de l’église[5].

Roger Barilier

Remarques

Roger Barilier est pasteur retraité de l’Église Évangélique réformée du canton de Vaud. Nous lui sommes reconnaissants de cette remarquable mise au point qui se veut une réaction à un certain Docétisme qui est une minimisation, de tendance platonisante et gnostique, des implications de la doctrine de l’incarnation du Christ et, par conséquent, de l’importance du corps et de la création autant dans la vie chrétienne que dans le culte que les chrétiens rendent à Dieu. Ce Docétisme pratique se retrouve assez fréquemment dans les milieux évangéliques et calvinistes. L’article de M. Barilier constitue une réponse à certaines des positions développées par le pasteur Robert Menpiot dans ses articles parus dans Résister et Construire 11-14.

Il est évident que toute la vie chrétienne doit être réglée par la Parole de Dieu. Cette exigence s’applique d’autant plus au culte que les chrétiens rendent à Dieu. Pour les Réformateurs, (et pour nous), la question des images dans le culte, (particulièrement les images de Dieu, du Christ, de Marie et des « saints »), liée comme elle l’est inévitablement à celle de l’idolâtrie de l’Église romaine, demeure d’une importance capitale. Il est remarquable de constater que même cet objet d’art, une image taillée, façonné sur l’ordre même de Dieu (celui que mentionne M. Barilier, le serpent d’airain), pouvait devenir objet d’idolâtrie. Au sujet du roi Ézéchias, modèle de piété et roi justement iconoclaste, car nous devons détruire les objets d’idolâtrie, nous lisons dans le deuxième livre des Rois :

Il fit ce qui est droit aux yeux de l’Éternel, entièrement comme l’avait fait David son père. Il fit disparaître les hauts lieux, brisa les stèles, coupa le poteau d’Achéra et mis en pièces le serpent de bronze que Moïse avait fait, car les Israélites avaient jusqu’alors brûlé des parfums devant lui : on l’appelait Néhouchtan. Il mit sa confiance en l’Éternel, le Dieu d’Israël ; et parmi tous les rois de Juda qui vinrent après lui ou qui le précédèrent, il n’y en eut pas de semblable à lui. Il fut attaché à l’Éternel, ne s’écarta pas de lui et observa les commandements que l’Éternel avait prescrit à Moïse, et l’Éternel fut avec lui. (II Rois 18 : 3-6)

A ce sujet nous vous recommandons le livre remarquable de Carlos M.N. EIRE, War Against the Idols. The Reformation of Worship from Erasmus to Calvin, Cambridge University Press, Cambridge, 1989. L’interdiction de faire des images taillées pour les adorer implique que les hommes sont constamment tentés de détourner leur adoration du Dieu vivant et vrai, vers leurs vaines représentations concrètes ou abstraites, matérielles ou intellectuelles. Cette tentation de rendre un culte idolâtre ou id(é)ologique à Dieu est toujours parmi nous. Le fétichisme de toutes sortes, catholique ou païen, connaît aujourd’hui un renouveau remarquable. Nous devons chercher constamment à sanctifier le nom de Dieu et cela particulièrement dans le culte que nous Lui rendons (Matthieu 6:10). Mais ceci ne veut aucunement dire que nous devrions tomber dans l’erreur inverse, dans le mépris de tout ce qui est sensible, de tout travail artistique, de toute beauté terrestre dans notre vie de tous les jours et dans l’expression du culte que nous rendons à Dieu. Bien au contraire. Tout ce que nous faisons doit être à la gloire de Dieu. C’est pourquoi nous sommes très reconnaissants au pasteur Barilier pour son étude qui recentre le débat sur l’essentiel.

Rédaction

[1]      Mais les Quakers, eux non plus, ne sont pas encore assez conséquents : Car pourquoi se réunissent-ils le dimanche à une heure déterminée et dans une certain lieu, alors que l’acte de se réunir est de nature physique et nullement spirituelle, et que le lieu où ils se réunissent, même s’il n’est fait que de quatre murs sans aucune décoration, est construit avec des matériaux terrestres et a dû recourir à l’art d’un architecte et au travail manuel de divers corps de métier ? Leur méfiance à l’égard des réalités tangibles devrait les obliger à rester chez eux. Mais que dis-je ? Ce serait encore trop. Car ils y seraient avec leur corps, et leur esprit n’y serait pas présent sans ce corps ; ils y seraient assis, debout ou à genoux, positions qui sont prosaïquement corporelles. Ils seraient situés quelque part à l’intérieur de l’espace et du temps, qui ne sont décidément pas des réalités spirituelles. Pour être logiques jusqu’au bout, ils devraient n’être plus que des ectoplasmes, des fantômes sans aucune substance, des idées d’êtres humains, de purs esprits hors de l’espace et du temps, en un mot, rien. Et l’adoration de ces riens serait également rien, une non-adoration, une inexistence totale, un parfait néant.

[2]      Relevons à ce sujet un autre contre sens fréquent parmi nous, au sujet du second commandement. L’interdiction même des images, ce qui condamnerait non seulement les représentations picturales dans les églises, mais tous les dessins et peintures quelles qu’elles soient. A ce taux-là, même le serpent d’airain dressé par Moïse au désert, évocation anticipée de la Croix du Christ (Nombres 21:8-9 ; Jean 3:14), ou les chérubins en or battu se faisant face sur l’Arche de l’Alliance (Exode 25:18) comme ceux artistement brodés sur la précieuse étoffe du Tabernacle (Exode 26:31), ou encore les palmes et les guirlandes de fleurs ciselées, les lions et les bœufs sculptés et tous les travaux artistiques exécutés dans le Temple de Salomon (I Rois, 7:29 ; II Chroniques 2 et 3), tout cela tomberait sous le coup de cette condamnation. Pourtant Moïse ou Salomon devaient connaître le Décalogue au moins aussi bien que nous. Mais en fait, dans ce 2ᵉ commandement, tout l’accent est mis sur la défense de se prosterner devant ces images et de les servir, donc d’en faire des représentations de Dieu, qui ne pouvaient qu’en trahir la réalité, et d’adorer cette image déformante comme si elle était Dieu lui-même. Ce qui est visé c’est l’idolâtrie, non les arts plastiques.

       Au reste, s’il est vrai que la foi vient de ce que l’on entend (Rom. 10:17), on serait étonné de l’importance que la Bible accorde à la vue, pour confirmer l’ouïe. Le fait même que le Christ, image visible du Dieu invisible (Col. 1:15) a habité parmi nous, plein de grâce et de vérité, et que nous avons contemplé sa gloire (Jn. 1:14), et que les apôtres ont témoigné de ce qu’ils ont vu de leurs yeux, ce qu’ils ont contemplé et que leurs mains ont touché, concernant la parole de vie (I Jn. 1:1), ce fait-là atteste toute autre chose qu’une disqualification de la vue et de nos sens pour appréhender la Vérité.

[3]      Voici ce qu’en dit un commentateur : « L’expression « Dieu est esprit » emprunte, nous semble-t-il, son sens de l’Ancien Testament et équivaut à : « le Dieu vivant est source de vie et de miséricorde, source de libération et de salut, puissance agissante et immortelle ». Les vrais adorateurs, ce sont ceux qui accueillent la vie et la miséricorde, la libération et le salut que Dieu leur révèle et leur donne. Adorer Dieu en esprit et en vérité, c’est répondre à son initiative et l’adorer tel qu’il veut être adoré, c’est-à-dire en Jésus-Christ et par Jésus-Christ. Il nous paraît erroné de voir dans ce texte le fondement de quelques mystiques spiritualistes qui estiment qu’adorer le Seigneur « en esprit et en vérité » c’est ne s’attacher à aucun sanctuaire et se dispenser de toute liturgie. Ce qui caractérise « les adorateurs que Dieu demande » ce n’est point l’absence de tout rite et la recherche d’une communion intérieure, mais plutôt la ferme volonté d’écouter et de servir le Seigneur dans la personne de son envoyé. L’adorateur est « vrai » en ce qu’il accueille la « vérité » de Dieu et y répond dans la foi (ce n’est pas affaire d’épanchement intérieur et de pureté d’intention). Jésus ne se préoccupe ni d’un culte fait d’élévation d’âme par opposition à un culte dont l’objet est visible et matériel, ni d’un service divin dépourvu de toute offrande animale par opposition au culte sacrificiel. Sa présence transforme toutes les données du problème. Les paroles qu’il adresse à cette femme ont pour but de ramener son attention à la question essentielle : qui est celui qui lui adresse la parole ? Car l’heure est venue ; dorénavant c’est par l’entremise du Fils unique que l’homme peut connaître et adorer son Seigneur. » (Claude F. MOLLA, Le quatrième Évangile, Labor et Fides, Genève, 1977, p. 67).

[4]      Répétons-le, Jésus ne dit pas explicitement à la Samaritaine comment il convient d’adorer, mais qui doit être adoré. Mais, en disant que l’objet de cette adoration est Jésus-Christ, le Fils de Dieu, qui a souffert la croix pour nous et qui, maintenant, est élevé au-dessus de tout, ne nous permet plus une adoration désinvolte et sans façon ; il est en droit d’attendre de nous une attitude infiniment respectueuse, de la tenue, des hommages qui, sans pouvoir jamais être à la hauteur de leur objet, s’efforcent pourtant d’être dignes de lui. Nous ne nous présenterions pas devant un roi en jeans et en canadienne, ni en restant assis devant lui quand il est debout, ni en lui parlant comme à un copain. A plus forte raison quand nous sommes devant le Roi des rois. C’est ce respect révérenciel que suppose, entre autres choses, la prière : Que ton nom soit sanctifié ! et qu’implique aussi la recommandation de l’apôtre Paul de nous comporter dignement et intelligemment dans les assemblées chrétiennes, comme des adultes et non comme des enfants fiers de leur ignorance et de leur nature primesautière (I Corinthiens 14:20), et à faire toutes choses (prières, cantiques, prophéties, instructions) avec ordre et méthode en sachant maîtriser nos élans et enthousiasmes (v. 32), car Dieu n’est pas un Dieu de confusion, mais un Dieu d’ordre (v.33).

[5]      Beaucoup de nos lecteurs – pasteurs, évangélistes ou simples fidèles – estimeront que cette mise au point ne les concerne pas. Ils sont assurés que l’esprit et la vérité dont parle Jésus sont bien, pour eux comme pour nous, l’Esprit et la Vérité de Dieu, non de l’homme. Comme nous ils se méfient des spiritualités de tout genre qui courent le monde, et ils iront jusqu’à trouver quelque justesse à ma mise en garde contre un culte informe et sans grandeur. Cependant, leur pensée est confuse, mêle le juste et le faux, passe sans s’en apercevoir de l’esprit à l’Esprit, de la vérité à la Vérité, si bien que leurs conclusions sont peu sûres et contradictoires. Persuadés d’être fidèles à la Bible, ils rejettent le monde non seulement en tant que faussé par le mal et tournant le dos à Dieu, mais en lui-même, en tant que réalité créée. Ils gardent une méfiance viscérale pour la culture théologique, scientifique ou artistique, et une préférence indéracinable pour une piété naturelle et sans apprêt, vécue dans une sorte de sainte ignorance et d’infantilisme béat. Quoi qu’on fasse, le culte « vrai » reste pour eux celui dont la seule valeur tient aux dispositions des participants, à leur élan intérieur, lequel pourtant a la permission de se manifester au-dehors par de sonores amen et alléluia, – et voilà l’extériorité qu’on avait voulu chasser qui revient au galop.