Au Zaïre avec la Providence

par | Résister et Construire - numéros 18-19

Le Zaïre a connu bien des difficultés ces dernières années. Beaucoup de souffrances, de maladies, beaucoup de morts à cause de la malaria, de la tuberculose, du Sida, du choléra… Beaucoup de corruption et, par-dessus tout cela, la faim qui ronge les estomacs du peuple. Les membres de l’Armée du Salut n’ont pas été épargnés par ce fléau et l’on compte parmi nos soldats et nos employés de nombreux marasmiques, voire des kwashiorkor parmi nos officiers retraités. Les salaires sont misérables. Un militaire ou un enseignant, par exemple, touche l’équivalent de dix à vingt francs suisses par mois pour nourrir une famille de cinq à dix personnes ou plus… Au mois d’octobre, un salaire moyen s’élevait à près de 1,5 million de zaïres, ce qui ne représentait même pas cent francs suisses par mois !

Les entreprises et les personnes ont très durement subi une inflation qui, parfois le temps d’un week-end, pouvait atteindre les cent pour cent. De quoi donner des nuits d’insomnie à notre secrétaire des finances, une jeune capitaine américaine arrivée il y a un an. Quelle expérience que de voir passer les prix des produits de base : manioc, pain, etc. à des montants dix à vingt fois supérieurs ! Et comment convaincre le QGI de tels chiffres pour le calcul des salaires ? Et en attendant des réponses qui n’arrivaient pas, il fallait se serrer la ceinture et couper dans tous les budgets.

Bref, c’est la faim qui provoqua les grèves chez les enseignants, les fonctionnaires et les magistrats qui ne siègent plus depuis près de quatre mois.

Mais le Zaïre a aussi connu des vents de démocratie avant que subitement un vent de violence et de destruction se lève le lundi 23 septembre 1991, emportant tout sur son passage. Ce jour-là pourtant, le travail avait commencé dans le calme. Mais brusquement nous fûmes encerclés par des militaires tirant en l’air dans les rues, ou faisant sauter les portes, les grilles des magasins et des dépôts, à coup de rafales de fusils mitrailleurs, pour tout piller. Incroyable mutinerie ! La ville était comparable à une fourmilière de soldats qui entassaient le butin sur leurs camions ou sur d’autres véhicules volés par dizaines. Après leur passage, venaient les civils, allant et venant de la Cité au Centre, emportant sur leur tête qui une télévision, qui un frigo, voire un congélateur, une moto ou je ne sais quoi encore. Du premier étage du Quartier Général, nous assistions impuissants à la mise à sac des magasins d’en face : librairie, pharmacie saccagées, vidées en un rien de temps.

Et nous au milieu de tout cela ? Une seule balle perdue vint s’écraser dans la cour ne touchant personne heureusement. Notre librairie située à l’angle de deux rues ainsi que les seize véhicules de service sont indemnes. Un vrai miracle ! Nos officiers qui s’étaient alignés derrière le portail d’entrée entendirent des militaires crier en passant : « Pas toucher, c’est l’Armée du Salut ! » Nos officiers restèrent toute la journée devant la grille, nous suppliant de ne pas nous faire voir afin de ne pas éveiller la tentation de ceux qui pensent que, là où il y a des blancs, il y a plus à prendre.

Nous étions une dizaine de missionnaires ce jour-là au Quartier Général. La Principale de l’Ecole d’Officiers, la major Rennick était à Kitambo, environ à sept kilomètres, avec ses assistants. Madame Bimwala était seule chez elle et assistait au terrible pillage des maisons françaises voisines de la sienne. On n’a rien touché chez elle ! À l’Avenue Kasai, Madame Mabwidi-Walli était cachée avec sa famille et, en face, les capitaines Marseille se terraient chez eux avec leurs enfants avant d’être entourés par des officiers venus du QG à l’occasion d’une accalmie.

À 19 h, le Secrétaire du Champ de Bataille, le major Dianzenza, revint avec ses collègues en disant : « Nous sommes venus prier avec vous et nous avons amené deux sentinelles supplémentaires. Ne craignez rien, vous serez protégés. » Prières de louange à Dieu qui nous avait gardés toute la journée déjà. Prières de confiance et de foi, croyant qu’Il continuerait à le faire pendant la nuit. Après cette terrible journée, alors que nous tentions de dormir, les militaires revinrent avec des camions, des mitrailleuses, des barres à mines pour dévaliser un magasin de meubles de luxe et le coffre du Comptoir des diamants qui se trouvait au premier étage de l’immeuble d’en face. Pendant des heures, nos maisons furent ébranlées par les explosions sourdes des pilleurs. C’était « un pillage de luxe » réservé à une élite qui n’opère que la nuit ! Pour nos quatre sentinelles comme pour nous-mêmes, pas question de dormir. Nous avons vécu chacune des heures de cette nuit en nous abandonnant à la délivrance du Seigneur. Nous avons vraiment expérimenté cette nuit-là ce que veut dire : « Être à l’abri du Rocher » et ces paroles du Psaume 91 : « Je serai à vos côtés dans la détresse et je vous délivrerai » prirent toute leur signification pour nous.

Le mardi matin, la major Deytard encore tremblante de peur m’appela pour me dire : « Assieds-toi, je veux partager avec toi quelque chose de formidable. » Elle me lut le passage où Dieu révèle à Élie Sa présence en passant vers le rocher. Elle ajouta : « Je me suis vraiment sentie au creux du rocher cette nuit. » Et il y avait effectivement un grand calme et un sourire sur son visage. Cela m’a fait du bien.

Plus d’une fois, pendant ces jours difficiles, j’ai entendu dans mon cœur la chorale de Genève chanter : « Il me cache en Lui, comme au creux du Rocher, mon cœur ne connaît plus de crainte… » Comme ce fut vrai pour nous !

Ce fut également vrai, à deux mille kilomètres de là, pour le commissaire Bimwala parti en tournée le 20 septembre. Il devait revenir le premier octobre, juste avant mon départ en congé missionnaire prévu pour le 2 octobre. La tournée du Commissaire devait débuter à Kananga, où il devait installer le nouveau Commandant divisionnaire, puis il devait aller inaugurer une salle à Kamina, puis des écoles à Lubumbashi et y installer le nouveau divisionnaire et présider aux adieux de la major Guerne. Le 27 septembre, je reçus un mot de lui, apporté par un voyageur, disant qu’il était toujours bloqué à Kananga. Faute de gasoil, le train de Kamina ne circulait plus depuis deux mois. Il était néanmoins décidé à tout tenter pour arriver à rejoindre Kamina. Ensuite, ce fut le silence jusqu’au 15 octobre.

Le Commissaire a vécu le pillage du 24 septembre à Kananga et devait trouver à son arrivée à Kamina une ville désertée. Près de 15 000 personnes avaient fui vers les villages. A cinq kilomètres de la gare, il trouva le lieutenant Mokela, sa jeune femme et leur bébé sains et saufs. La salle n’avait subi aucune déprédation.

— Pourquoi êtes-vous restés seuls ici ? leur demanda le Commissaire.

— Mais Commissaire, répondit le lieutenant, nous croyons que c’est Dieu qui nous a envoyés ici ! Le Sergent-major et le Secrétaire du Poste sont restés avec nous. Nous avons trouvé dans le quartier trois petits vieux que leurs familles n’avaient pu emporter avec elles. Le soir, vers 17 h, nous partageons ce que nous avons à manger puis nous nous enfermons dans la maison car toutes les nuits les militaires tirent et ratissent le quartier. Nous sommes dans la forteresse de Dieu et c’est Lui qui nous protège !

Le Commissaire fut bouleversé par leur témoignage et par leur foi. Dans cette cité désertée, ils étaient là, paisibles. Tout au long de la nuit, alors que le crépitement des armes automatiques déchirait la nuit, le Commissaire fut encouragé et rassuré par leur présence. Ils étaient là comme des anges !

Mais le Commissaire n’était pas au bout de ses surprises. Le lendemain matin, la lieutenante laissa partir son mari avec le Commissaire afin de lui servir d’escorte dans le train de Lubumbashi rempli de bandits. La lieutenante restait seule avec son bébé dans une ville en pleine insurrection gardée seulement par deux Sergents et quelques vieillards, mais habitée par une confiance et une paix surnaturelles.

A Kinshasa, la situation s’aggravait de jour en jour. Pas de nourriture, peu de personnel au Quartier Général. Le 25 septembre, Verena Henggi se réfugiait à Brazzaville et put organiser l’accueil des autres réfugiés. Le 26, c’étaient les capitaines Marseille et leurs trois enfants qui partaient. Les écoles consulaires avaient été pillées et il ne restait pas grand espoir de reprise scolaire pour 1991. Deux d’entre nous étaient malades. Le médecin me conseilla de leur donner l’ordre de partir bien qu’elles ne le désiraient pas.

Le 28, la major Robat partit au pays, accompagnée d’une amie belge. Le 29, la capitaine Decosterd traversait seule sur une barge précaire tirée par un remorqueur d’un autre siècle. J’ai réalisé plus tard que dans l’émotion de cette séparation déchirante, Josiane n’avait même pas vu sur quoi elle s’apprêtait à traverser le fleuve ! Ce fut comme le dit le Psaume 91 au verset 11 : « Il ordonnera à ses anges de te garder où que tu ailles, ils te porteront dans leurs mains… » comme un poussin ! Là aussi nous savions que la prière deviendrait le moteur et la protection de ce semblant d’embarcation.

Quelle semaine déchirante ! À chaque départ, des officiers et des employés du Quartier Général pleuraient et me demandaient : « Allez-vous tous nous abandonner ? »

Nos employés du QG et des Centres médicaux devaient faire de longues heures de marche pour arriver à leur lieu de travail. Ce n’était pas des promenades de santé, car ils partaient le ventre vide n’ayant généralement rien à manger à la maison. Certains n’ont pas pu venir pendant trois jours. Les transports publics étaient rares et hors de prix (20 à 25 000 zaïres). Finalement, nous avons décidé qu’ils viendraient travailler un jour sur deux. Dans tous les Postes, les salutistes priaient pour nous et venaient jusqu’à la Salle Centrale demander de nos nouvelles.

Chaque matin au Quartier Général nous disions ensemble : « Notre Père… donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. » Et chaque jour, Dieu nous le donna ! Depuis plusieurs semaines nous avions dû couper les morceaux de pain en deux à l’heure du thé. Mais le Seigneur, dans sa bonté infinie, nous envoya le pain que les soldats français ne mangeaient pas. Un jour, il y eut 600 pains carrés ! Au moins cinq fois plus que la ration que le Quartier Général partage avec le Home de vieillards, celui des enfants, ainsi qu’avec les employés et les officiers. Ironie ou plutôt bonté du Seigneur face à nos petits calculs ! Nous avons souvent chanté : « Dieu prend soin de nous… » Il le fit chaque jour et à chaque heure !

Sa bonté s’est aussi manifestée au travers de nos vrais amis. Que d’encouragements, de nourriture laissée par les partants. À l’ambassade de Suisse nous avons des amis formidables. C’est de là que nous avions des informations sûres, des directives précises, sans parler de l’aide qu’ils nous fournissaient en nous permettant par exemple de communiquer avec l’extérieur en envoyant des Fax via Brazzaville. Les membres du Comité de crise, dont j’étais la seule femme, me disaient :

— Mais quand partirez-vous enfin Colonelle ?

— Quand j’aurai retrouvé mon Chef, perdu entre le Kasai et le Shaba !

L’un d’eux, directeur du Tabazaïre, déclara pouvoir m’aider. Par phonie il envoya des agents en Jeep pour chercher partout un Officier de l’Armée du Salut. En trois jours le Commissaire était retrouvé à Lubumbashi, sain et sauf ainsi que tous nos gens ! Grâce à la phonie de notre ami, je pus parler avec la major Guerne. Que de questions… Quel soulagement !

Le 19 octobre le Commissaire Bimwala rentrait avec l’un des derniers avions de Lubumbashi. Le 25, la Major fut évacuée par convoi routier sur Lusaka en Zambie, l’aéroport de Lubumbashi ayant été totalement saccagé. De là, elle s’envola vers l’Europe.

Les 25 et 26 octobre, c’était tout le Bas Zaïre qui s’enflammait à son tour. Les militaires volèrent la Suzuki du Commandant Divisionnaire et la Toyota du Département S.A.L.T. Heureusement, nous avons pu les racheter pour cent cinquante francs suisses !

Pendant tous ces troubles, nous avons expérimenté entre nous un formidable élan d’amour, de prière et de partage réels.

Le commissaire Diakanwa (R) a été particulièrement formidable. Sur un Arrêté du Ministère de la Justice, l’Armée du Salut avait reçu la responsabilité de veiller à la nourriture des prisonniers des prisons de Kin, dont une des plus importantes comptait pas moins de sept cent cinquante détenus. Chaque jour le Commissaire qui, bien qu’étant à la retraite en avait accepté la charge, est allé, souvent à pied, distribuer le riz et le bois pour cuisiner. Ceci afin d’éviter de terribles émeutes. Presque chaque jour il passait au Quartier Général pour prendre de nos nouvelles et nous encourager. La veille de mon départ, il vint me dire :

« Maman colonelle, je ne vous demande que deux minutes, je suis venu prier avec vous avant de vous laisser partir. »

À la seconde même il était à genoux devant mon bureau et me bénit par une merveilleuse prière de louange à Dieu et par l’expression d’une confiance infinie en la grâce divine. Quel riche partage !

Je ne voudrais pas terminer sans vous remercier vous aussi, qui avez prié pour nous. Vous ne saurez jamais à quel point vos prières nous ont soutenu et ont été efficaces.

Au travers de ces troubles, les Psaumes m’ont beaucoup apporté et ont pris pour moi un relief nouveau. Avec le Psaume 91 je redis :

« À l’abri du Très-Haut…

Je dois dire au Seigneur :

Tu es la forteresse où je trouve refuge,

Tu es mon Dieu,

J’ai confiance en Toi. »

Une certitude aussi tirée du Psaume 92, verset 9 :

« Toi, Seigneur, tu domines toujours la situation ! »

Andrée Dudan[1]

NOTES DE LECTURE

Il n’est guère possible de comprendre quoi que ce soit de ce qui se passe dans notre monde sans avoir une perspective historique sur les événements actuels. Ceci est particulièrement vrai de la crise yougoslave. Pour mieux comprendre les conflits fratricides qui ont conduit à l’éclatement de ce pays nous ne saurions mieux faire que de vous recommander les deux ouvrages essentiels de l’historien Branko MILJUS : d’abord sa description sobre et poignante du massacre de près de 700,000 serbes par les Oustachis croates pendant la deuxième guerre mondiale, Assassins au nom de Dieu (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1991), puis son analyse classique, La révolution yougoslave (L’Âge d’Homme, 1982). Les graves événements du Zaïre que nous évoquons dans ce numéro ne sont qu’un aspect des effets désastreux de 30 ans de décolonisation en Afrique. Il fallait ici aussi un historien, Bernard LUGAN, pour en tirer les leçons. C’est ce qu’il fait remarquablement dans son Afrique, bilan de la décolonisation (Perrin, Paris, 1991). Nous voulons encore signaler deux ouvrages importants qui de manières fort différentes s’adressent à la situation de décomposition culturelle dans laquelle nous vivons : le premier du catholique traditionaliste américain, John SENIOR, La restauration de la culture chrétienne (Dominique Martin, Morin, 1991) et le second de Marc FUMAROLI, Professeur au Collège de France, L’État culturel. Essai sur une religion moderne, Éditions de Fallois, Paris, 1991.

 

[1]      Andrée Dudan est Colonelle de l’Armée du Salut. Cet article est reproduit de la revue Le Salutiste du 14 décembre 1991