Comme il est difficile aujourd’hui de comprendre ce qui se passe véritablement sur le théâtre tragique de notre terre. Les quelques repères qui permettaient dans les années qui ont suivi la guerre d’émettre de bien fragiles prévisions politiques semblent avoir tous disparus de la scène mondiale. Il y a quelques mois encore les pièces posées sur l’échiquier du monde paraissaient noires ou blanches. Elles semblaient être plus ou moins liées à des systèmes cohérents de valeurs, conservatrices ou progressistes, chrétiennes ou humanistes.
Aujourd’hui nous sommes apparemment tombés dans une vision taoïste du monde, vision qui semble avoir éliminé de la scène publique toute réelle antithèse. Car les principes qui animent cette ancienne philosophie chinoise qu’est le taoïsme jouent un rôle central dans le pot pourri spirituel de ce prétendu Nouvel Âge[1] qui, si rapidement, est devenu l’esprit de ce temps, l’air idéologique de notre époque que l’on dit post-communiste. Dans le taoïsme les deux principes selon lesquels l’univers tout entier serait organisé, le yin et le yang, ne sont pas foncièrement opposés l’un à l’autre. Ils sont au contraire complémentaires. Le mal n’est alors aucunement l’antithèse du bien, le juste de l’injuste, la vérité de l’erreur, le communisme du capitalisme, le paganisme du christianisme. Tout se tient. Tout est complémentaire de tout. Dans la mentalité qui règne aujourd’hui le bien et le mal, tels qu’ils sont définis en termes absolus par la Loi de Dieu, ont disparu. La conséquence en est qu’il n’est plus possible d’invoquer de façon crédible la manifestation, dans l’histoire et dans la vie sociale actuelle des nations, des institutions ou des coutumes de ce qui pourrait être considéré comme l’expression, même partielle, de telles distinctions morales absolues. Dans une telle perspective nous ne pouvons plus exprimer des jugements approuvant ou désapprouvant des événements et des réalités d’ordre publique. Il ne faut plus alors appeler un chat un chat sous peine de se faire soi-même traiter de méchant tigre. Il se trouve une exception évidente à cet esprit de bienséante tolérance générale. Nous venons de l’invoquer. Tous ceux qui par leur attachement à une foi particulière ou par leur amour pour une patrie spécifique refusent ce consensus universel et qui osent l’exprimer de manière audible sont rejetés par la dynamique de groupe du syncrétisme œcuménique et humanitariste à la mode.
Nous assistons ainsi aujourd’hui à une mutation dans le domaine des valeurs, comparable, par exemple, à des mouvements qui dans le passé paraissaient eux aussi irrésistibles à ceux qui les ont vécus. Je pense à la Réforme, par exemple, ou plus près de nous, à l’esprit rationaliste et anti-chrétien du siècle des Lumières. À la réflexion et en observant la croissante influence de cette mentalité holistique dans tous les domaines, le développement actuel, pour ainsi dire surréaliste, de la politique internationale n’aurait guère dû nous surprendre.
Cette disparition des bornes morales publiques visibles du domaine international serait le résultat de l’élimination des manifestations les plus frappantes du mal de la scène du monde. Rappelons quelques-unes de ces métamorphoses étonnantes. La disparition du Rideau de fer ; la chute du mur de Berlin ; la libération des nations de l’Europe de l’Est ; la disparition du Communisme ; la désintégration de l’Union soviétique.
Mais l’évanouissement d’un mal publique apte à être identifié de manière visible ne se limite pas simplement à la chute du communisme. Car nous devons considérer d’autres éléments dans cette mutation de la polarisation traditionnelle du monde en camps fortement opposés les uns aux autres. Le Chili et l’Afrique du Sud (cette dernière tout récemment blanchie) ont été réintégrés dans la famille des nations. La Grande Allemagne et le Japon ont eux aussi aujourd’hui retrouvé un statut et une respectabilité toutes nouvelles. Avec le vide apparent qui se dessine à ses frontières orientales l’Allemagne a rapidement repris sa politique traditionnelle d’expansion à l’est. Sa reconnaissance de l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie aux dépens de la Yougoslavie, malgré les réticences impuissantes de certains de ses partenaires européens, est un signe manifeste du retour en force de la politique germanique du Drang nach Osten. De l’autre côté du monde le Japon avance prudemment, avec l’approbation intéressée de l’Amérique, dans la voie d’ajouter la puissance militaire à sa force économique quasi irrésistible.
Il y a quelques années un dirigeant soviétique parlant à un journaliste occidental lui disait sur un ton amusé : « Nous sommes en train de vous préparer la situation la plus épouvantable qui soit. Que ferez-vous donc quand vous vous réveillerez un matin en découvrant que votre adversaire de la Guerre froide aura disparu ? » Il est évident que cette disparition de la scène politique de toute antithèse clairement discernable est un phénomène autrement plus profond et plus conséquent que ne l’imaginait notre diplomate communiste. Au fond il est typique du relativisme à la base de notre civilisation apostate. La victoire universelle même dans de nombreux milieux chrétiens, voire évangéliques, d’une pensée dialectique (marxiste, s’il vous plaît) et celle non moins éclatante des méthodes de dynamique de groupe (soviétiques, car ces dernières ne sont que la méthode de gouvernement par Soviet, c’est-à-dire par consensus de comité sans référence à une vérité absolue), montrent bien que, si le communisme semble bien être mort son cadavre puant, par contre, est toujours bel et bien parmi nous ! L’ancrage d’une démarche intellectuelle sur le fondement d’une vérité absolue a disparu du consensus social, culturel et religieux. Le résultat en est que dans notre réflexion nous sommes livrés à une perspective politique dépourvue de toute signification, privée de tout rapport à un système de valeurs immuable et même coupée des réalités géopolitiques objectives permanentes les plus évidentes.
Le message ne saurait être plus clair. Toutes choses, y compris le bien et le mal, sont maintenant placées sur le même pied d’égalité ; tout est devenu parfaitement interchangeable ; il n’y a plus rien pour lequel il vaut la peine de vire ou de mourir. Le résultat social : drogue, suicide, alcoolisme, divorces, désintégration sociale. Sur le plan religieux cette attitude anarchique, informe, chaotique est fort bien exprimée par le pape Jean-Paul II dans son évocation constante de cette panacée, une civilisation d’amour. Dans cette perspective, tout à la fois sentimentale et humanitariste, le dialogue et la compréhension mutuels remplaceraient les rudes catégories, aujourd’hui dépassées, du Bien et du Mal, de la Vérité et du Mensonge, de l’Orthodoxie et de l’Hérésie, de la bénédiction divine et du jugement de Dieu[2]. Michael Cassidy, le fondateur sud-africain de l’organisation d’évangélisation Africa Enterprise et architecte spirituel de l’ouverture du gouvernement actuel de l’Afrique du Sud vers le Congrès National Africain de Nelson Mandela, rend explicite cet esprit d’un évangélisme utopique par le titre curieusement taoïste de son dernier ouvrage, La politique de l’amour[3]. L’amour, l’harmonie de toutes choses, remplaceraient ainsi cet instrument aujourd’hui anachronique de l’ancienne politique de l’humanité, l’épée qui, elle, tranche entre les hommes. Car l’épée, ce magistrat pourvu de la force publique qui a en effet été établi par Dieu pour réprimer les malfaiteurs et ainsi protéger les gens de bien, est aujourd’hui définitivement mise au fourreau. Sur le plan de la politique familiale donner une fessée justifiée à son enfant – ce qui est un ordre explicite de la Parole de Dieu et une manifestation d’un amour vrai des parents envers leurs enfants – devient dans de nombreux pays un acte passible des tribunaux. Ce n’est rien d’autre que le rêve utopique à l’échelle de la planète, rêve qui, comme le montrait le peintre Goya dans ses gravures terribles qui dépeignent les horreurs de la guerre napoléonienne en Espagne, a engendré tous les cauchemars des Goulags des temps modernes.
Mais non ! le mal et les hommes mauvais ont disparu de notre planète et les attitudes de discipline, de discernement, de discrimination contre le mal et contre les méchants, la résistance à l’iniquité ne sont plus de mise ! Nos apôtres de l’amour qui oublient tout simplement l’existence du péché, nous préparent des lendemains amers dont nous devrons déchanter avec larmes et grincements de dents !
Ainsi le mal aurait quitté la scène de l’histoire. Les dirigeants soviétiques (excusez-moi, russes et ukrainiens), quel que puisse avoir été leur comportement jadis, apparaissent aujourd’hui devant nous sous la forme d’agneaux innocents. Tout récemment leur innocence allait jusqu’à proposer de s’appliquer à eux-mêmes le piège qu’ils avaient auparavant dressé pour leurs adversaires des temps révolus de la guerre froide : le désarmement nucléaire unilatéral. Ce surréalisme politique loufoque va jusqu’à voir le Président de Russie proposer l’intégration de l’armée soviétique dans les forces de l’Otan ! Un regard innocent sur les événements invraisemblables des deux dernières années pourrait nous laisser croire que les bénédictions de Dieu auraient de notre vivant été répandues sur la terre d’une manière toute nouvelle ; que les loups d’antan (un Gorbatchev démocratique, poulain de maître du KGB, Andropov ; un Chevarnadze libéral, bourreau du KGB dans sa Georgie natale) auraient été miraculeusement transformés en brebis et que nous serions sur le point d’assister à la transformation de toutes les épées du monde en paisibles charrues !
Mais, bien sûr, tout ceci sonne invraisemblablement faux. Car, si nous considérons la structure de cette Alliance éternelle par laquelle Dieu gouverne sa création, la bénédiction divine ne peut que provenir de la fidélité des hommes à l’Alliance, de leur obéissance aux commandements de Dieu. Si l’on considère seulement un instant l’état moral et spirituel présent de l’humanité nous devrions, pour être impartiaux et objectifs, nous attendre non aux bénédictions et aux grâces de Dieu, mais à sa colère, à ses malédictions, pour tout dire au jugement d’un Dieu justement irrité par l’iniquité grandissante des hommes. La réalité brutale est toute autre que celle d’un rêve utopique. Dans toutes les régions du monde et à tous les niveaux de la société l’iniquité se multiplie. Le mal répand son empire et sur le chemin large et facile du Nouvel Ordre Mondial ; il ne rencontre plus le moindre obstacle. L’ascension de l’iniquité est de toute apparence irrésistible. Le mal devient même moral. Il revendique partout le droit de se nommer bien.
Examinons brièvement quelques aspects de cette situation devenue désastreuse.
- Le pluralisme théologique dans les Églises montre aujourd’hui ouvertement son vrai visage, la tolérance de toutes les erreurs parmi ceux qui se réclament de Jésus-Christ. Ce dérapage a produit le résultat auquel nous aurions dû nous attendre dès le début : le retour aux pires formes du paganisme et de l’occultisme et cela au sein même de ce qui ose encore s’appeler christianisme. Lors des séances de la dernière Assemblée Générale du Conseil Œcuménique des Églises tenue à Canberra au début de l’an dernier, des rites de magie pratiqués par des sorciers Aborigènes australiens et l’invocation de morts par une prêtresse bouddhiste coréenne presbytérienne furent introduits dans les cérémonies du culte chrétien. À part la délégation orthodoxe, une telle apostasie ne fit guère l’objet de protestations sérieuses de la part des Églises membres du C.O.E. À ma connaissance jusqu’à ce jour aucune Église membre du Conseil Œcuménique se serait retirée de cette funeste organisation par souci de ne pas participer à une telle pollution spirituelle.
- Sur le plan moral la guerre implacable livrée partout où la civilisation occidentale exerce son influence contre des êtres humains avant leur naissance est aujourd’hui poursuivie sans relâche. Il va sans dire que ce massacre d’innombrables petits enfants dépourvus de toute défense et dont les protecteurs naturels – père, mère, médecin, sage femme – sont devenus les bourreaux, est un crime de masse contre Dieu et contre les hommes qui dépasse largement, tant en quantité qu’en cruauté, tout ce que notre siècle infâme a pu déjà voir d’iniquités monstrueuses.
- La peste du SIDA n’a, à ce que l’on peut constater, nulle part produit dans le peuple un retour sur soi-même, une réelle repentance, ou même le retour à un comportement sexuel plus raisonnable. Le refus catégorique de toute mesure visant à contrôler qui dans la population serait porteur d’infection, par crainte d’être soupçonné de manifester une attitude de discrimination à l’égard des homosexuels, montre fort bien que notre civilisation est devenue celle de Sodome et de Gomorrhe.
- Depuis plusieurs années nous sommes quotidiennement agressés par d’immenses affiches, payées par l’État, faisant une publicité éhontée pour les préservatifs et n’hésitant pas à montrer au public comment les utiliser. Tout ceci est placé sous le patronage de politiciens s’affichant ouvertement être des chrétiens.
- Mais il y a pire encore. Aujourd’hui nous sommes attaqués moralement par des appels visuels placardés à nos frais sur les murs de nos cités où nous voyons le Cardinal-Archévêque Schwery de Sion appelant la population à exprimer une sympathie chrétienne sans réserve à l’égard des victimes du SIDA. En effet, aucun chrétien ne saurait refuser sa sympathie même envers son pire ennemi tombé dans le malheur, encore moins pour un pécheur rattrapé par les conséquences mortelles de ses péchés. Mais le propos du Cardinal est tout autre. Pour lui les malades du SIDA ne devraient jamais, en aucun cas, en venir à penser qu’ils pourraient être, même en partie, responsables du mal terrible qui les frappe et qui les tue. C’est ainsi que les représentants les plus élevés de l’Église catholique romaine dans notre pays (et les autorités ecclésiastiques protestantes ne valent guère mieux) en sont venus à fermer la porte à toute prise de conscience, à toute vraie repentance et, par conséquent, à toute espérance éternelle. La mort n’étant plus considérée comme la conséquence du péché on évacue ainsi tout sérieux de la notion même du péché. Par cela le clergé lui-même rend vaine la mort de Jésus-Christ sur la croix pour les pécheurs. On étouffe de cette manière toute prise de conscience du rapport évident entre l’immoralité sexuelle et les maladies sexuellement transmissibles. Ainsi ce qui pouvait encore rester de conscience à notre peuple est cautérisé, peut-être de manière définitive, par l’Église elle-même.
Il n’est guère possible d’être plus optimiste en ce qui concerne la situation internationale.
Économie mondiale
- Nous constatons aujourd’hui les conséquences désastreuses du régime économique actuel fondé sur un système de dettes à long terme, dettes qui sont souvent totalement irrécupérables. Cette structure de dettes qui s’est constituée à tous les niveaux de la société est en désaccord complet avec les enseignements de la Loi de Dieu. Mais qui donc reconnaîtrait le fait flagrant que, tant individuellement qu’en tant que nations, nous ne faisons que récolter les fruits amers de notre convoitise, de notre matérialisme ? Ici encore aucun signe d’un repentir économique salutaire n’est discernable.
États-Unis
- Pour ce qui concerne les États-Unis il est accablant de constater avec quels accents moralisateurs d’une propre-justice écœurante, avec quel souci peureux de ne pas agir sans l’appui moral de la terre entière et avec quel appui irrationnel de l’apocalypticisme évangélique dispensationaliste fut justifié et conduit la guerre de tous contre l’Irak. L’économiste français titulaire du prix Nobel, Maurice Allais dans un article capital publié l’été passé dans le Figaro Magazine[4] démontrait que l’agression contre l’Irak était historiquement injustifiée, menée sans le moindre scrupule et désastreuse dans ses conséquences à long terme. L’Irak était un des rares pays prospères du Tiers Monde ; un des très rares pays musulmans où malgré certaines graves difficultés la plupart des communautés chrétiennes pouvaient encore assez librement exercer leur culte ; une des rares sociétés du Moyen-Orient où les femmes n’étaient pas soumises aux rigueurs iniques de la charia, du droit islamique. Ce pays, d’abord totalement isolé sur le plan international et soumis à un blocus universel qui fit même sauter la neutralité suisse, fut finalement impitoyablement écrasé, avec notre complicité, sous les bombes du Président du Nouvel Ordre Mondial. La désinformation américaine et occidentale fut ici si complète qu’aujourd’hui encore nous n’avons pas idée de l’étendue des dommages effectués par le bombardement contre l’Irak où plus de bombes furent larguées en quelques semaines que sur l’Allemagne toute entière pendant les deux dernières années de la Deuxième Guerre. Nous n’avons pas non plus la moindre idée du nombre des victimes civiles. La nouvelle publiée dans nos journaux que des milliers de soldats irakiens avaient été tout simplement enterrés vivants dans leurs tranchées par les chars américains transformés en immenses bulldozers ne suscita guère d’indignation morale au sein de nos nations normalement si sensibles aux moindres infractions des droits de l’homme. Le Pentagone confirma la nouvelle en ajoutant qu’il considérait cette tactique de guerre « efficace, économique et non interdite par le droit international ».
Si la réalité vient à confirmer l’excellente nouvelle de la désintégration de l’Empire soviétique, l’idée d’un monde dominé par la propre justice hypocrite et la brutalité du messianisme démocratique des États-Unis ne sera guère rassurant pour les nations qui souhaiteraient encore conserver une quelconque indépendance politique et spirituelle.
L’ancienne Union Soviétique
- En ce qui concerne feu l’Union Soviétique, l’impression se renforce chaque jour davantage, que plus la situation change, plus elle semble rester la même. Nous avons l’impression très étrange que ce qu’on nous montre n’est autre chose que le brassage répété du même jeu de cartes. Les cartes ne changent pas et les règles du jeu non plus. Ce que nous voyons c’est la dialectique de l’histoire en action. Et ceci est le cœur même du marxisme. Tous ces changements avec presque aucune effusion de sang ; ces accords historiques obtenus presque magiquement ; chaque jour l’apparition d’un nouveau gouvernement indépendant ; des nouveaux traités ; des décisions révolutionnaires ; de nouvelles républiques ;, etc.; tout cela nous montre une seule chose : une incapacité totale de résistance de la part de la population, de ce qu’on appelle la société civile, à une manipulation constante venant d’en haut. Mais n’est-ce pas ce que nous devrions attendre après plus de septante années de destruction communiste de tous les aspects de l’ordre crée par Dieu pour la vie sociale ? Voici quel est l’état réel de feu l’Union Soviétique et la désintégration de l’idéologie communiste ne change rien à la réalité de cette anarchie sociale fondamentale. Le communisme est sans doute mort mais la pourriture de son cadavre empuantit l’univers tout entier.
Cependant deux structures de l’État paraissent intactes : le KGB et ce que le très perspicace philosophe franco-grec, Cornelius Castoriadis appelle le Complexe Militaro-Industriel soviétique[5]. Bien que les observateurs compétents ne sont pas d’accords sur le moral des troupes et sur la capacité de la hiérarchie militaire à se faire obéir, un nombre important de faits nous incitent à la plus grande prudence.
- Pendant le pseudo-putsch d’août dernier (par ailleurs, qu’est-il advenu du procès promis aux putschistes ?) les tankistes nous ont été montrés à la télévision sans chargeurs à leurs armes. Cependant des soldats interrogés affirmèrent que si leurs officiers leur avaient donné l’ordre de tirer dans la foule désarmée ils auraient obéi sans la moindre hésitation. Un ordre est un ordre !
- Le commandement unifié sur les forces armées, et surtout sur l’armement nucléaire, semble bien être maintenu. L’occupation par l’armée russe (?) de la Pologne et de la Grande Allemagne est toujours effective.
- Le KGB est plus puissant que jamais même si l’on ouvre certains de ses locaux aux badauds occidentaux.
- Six chars ultra-modernes sortent chaque jour des usines spécialisées du complexe militaro-industriel. Et ne parlons pas du nouveau sous-marin nucléaire et des nouveaux chasseurs hyper-sophistiqués dont commence à être équipée l’armée de l’air.
- L’espionnage en l’Occident ne diminue aucunement, bien qu’il semble s’orienter toujours davantage vers des cibles économiques.
- On ne signale pas non plus de fermeture de camps de concentration. Nous avons même appris l’ouverture d’une nouvelle prison !
- On pousse des cris d’orfraie sur la possibilité que la Corée du Nord ou l’Irak puissent se doter d’armes nucléaires. Mais tout le monde sait qu’il est parfaitement impossible de vérifier la réalité du prétendu désarmement de l’ancien empire soviétique.
Ces faits et d’autres encore conduisent certains observateurs à penser que les changements que nous observons dans l’ancienne Union Soviétique n’ont qu’un caractère purement cosmétique. Par exemple, que les groupes chrétiens qui heureusement profitent de ce temps de répit pour œuvrer en faveur des Églises dans toute l’Europe de l’Est donnent, sans le vouloir et souvent sans même le savoir, un alibi religieux très précieux au régime au pouvoir. Car leur présence et la relative liberté dont jouissent aujourd’hui les chrétiens (et toutes les sectes les plus farfelues) confirment dans l’opinion occidentale le sentiment de la réalité de changements qui ne pourraient être qu’apparents. Dans une telle perspective, si nous considérons la stratégie politique soviétique à long terme telle qu’elle nous a été décrite par le transfuge, Major du KGB, Anatoliy Golitsyn dans son ouvrage De nouveaux mensonges à la place des vieux[6] nous pourrions prochainement être fort surpris de découvrir à quel point les Russes sont proches de l’accomplissement de leurs desseins. Selon Sun Tzu[7], stratège chinois du Vᵉ siècle avant Jésus-Christ et patron des cerveaux du KGB, quand vous êtes forts, paraissez faibles ; quand unis, manifestez des divisions ; quand vos pensées sont claires, simulez la confusion. Un des fondements du jeu d’échecs est de mettre son adversaire tactiquement en état de déséquilibre.
Ces observateurs affirment que le jeu actuel pourrait être un piège géopolitique incroyablement bien agencé. Ils montrent, par exemple, qu’en ce qui concerne l’Afrique du Sud le plan serait sur le point d’aboutir. Ainsi les Afrikaners calvinistes ont été si bien trompés – par eux-mêmes d’abord – qu’ils se trouvent sur le point de livrer leur pays aux mains de ses adversaires les plus redoutables, le Congrès National Africain d’obédience marxiste et terroriste de cœur. Tout cela avec la bénédiction d’un christianisme évangélique sentimental super-spirituel à la Michael Cassidy, parfaitement incapable, en conséquence de son illuminisme charismatique, de remarquer la permanence du mal dans un monde déchu. Un tel utopisme chrétien ouvre toutes grandes les vannes de la méchanceté sur notre pauvre monde. Mais, en fin de compte, nul n’est séduit que celui qui le veut. Si l’Occident est trompé c’est qu’il le mérite bien et qu’il est spirituellement complice du mal qui l’enlace dans ses filets.
Mais il existe aussi une interprétation plus sophistiquée de ce qui se passe aujourd’hui. Cette explication prend en considération, d’une part la réalité du changement dans l’histoire (les empires ne sont pas immuables) et, de l’autre, l’incapacité objective des hommes à réellement se substituer à Dieu, à planifier totalement le cours des événements, comme prétendent le faire les stratèges du KGB. Sur le plan spirituel ce serait l’hubris, l’orgueil démesuré, qui aurait perdu les planificateurs de la révolution mondiale. Dieu, ne supportant pas que son nom soit employé pour l’accomplissement de desseins aussi iniques, aurait renversé les desseins de l’appareil soviétique. Ces observateurs disent que le plan décrit par Golitsyn existait bel et bien. Mais il capota et le contrôle de la situation échappa aux manipulateurs[8]. Selon Yvan Blot, membre du Parlement européen, la Révolution russe se développant sur un laps de temps plus long que la Révolution française, parcourt à peu près la même trajectoire[9]. À une période d’enthousiasme révolutionnaire suit la terreur, puis un temps où prévaut le cynisme et la corruption. Cette dernière étape, que vivrait actuellement la Russie, fut en France celle du Directoire. L’anarchie produite par la destruction des anciennes structures appellerait inévitablement le Dictateur-Sauveur. En France cet homme du destin, et des guerres sans fin, fut Napoléon Bonaparte. Selon cette interprétation l’ancienne Union Soviétique vit aujourd’hui cette période d’anarchie dans l’attente de l’apparition du chef messianique. L’on fait ici remarquer les ressemblances entre la situation qui prévalait dans la République de Weimar dans les années vingt et ce que l’on peut constater dans la nouvelle Russie d’aujourd’hui. Ces observateurs craignent avant tout l’apparition soudaine du sauveur charismatique, du Führer russe dont le comportement serait alors aussi imprévisible que totalement incontrôlable.
Maintenant il n’y a guère de doute que l’état d’anarchie politique, économique et social accompagné de la perpétuation des structures du KGB et de la machine militaro-industrielle rendent une telle analyse assez vraisemblable. Car rien n’est plus dangereux que le déséquilibre radical que nous trouvons aujourd’hui dans les morceaux cassés de l’ancienne Union Soviétique : le mariage d’une nation misérablement sous-développée, économiquement et socialement, avec la machine de guerre et de terreur la plus sophistiquée et la plus puissante que notre humanité déchue ait jamais connue.
De telles analyses valent ce qu’elles valent et téméraire serait celui qui prétendrait comprendre pleinement ce qui se passe aujourd’hui. Mais de quelque direction que nous tournons les regards la situation mondiale est dangereuse à l’extrême. Il est certain que nous nous approchons toujours plus du point où nous aurons épuisé toutes les réserves de l’immense patience de Dieu. Si nous limitions notre analyse aux seuls éléments humains nous ne pourrions que sombrer dans le désespoir le plus noir. Mais dans des temps aussi difficiles, aussi confus, notre réconfort, notre espérance et notre force comme Église, comme peuple choisi de Dieu, ne repose pas dans les divagations politiques et dans les plans iniques d’hommes pervertis mais dans la Souveraineté, la Justice et la Miséricorde du Dieu de l’Alliance, dans l’immuabilité du Seigneur des armées, dans le caractère inébranlable de sa Vérité et dans l’accomplissement certain de ses desseins éternels.
« L’Éternel est juste dans toutes ses voies
Et bienveillant dans toutes ses œuvres.
L’Éternel est près de tous ceux qui l’invoquent,
De tous ceux qui l’invoquent avec vérité ;
Il réalise les souhaits de ceux qui le craignent,
Il entend leur cri et les sauve.
L’Éternel garde tous ceux qui l’aiment
Et détruit tous les méchants. »
Psaume 145:17-20
Jean-Marc Berthoud
[1] L’ouvrage le plus important disponible en français sur ce prétendu Nouvel Âge est celui de Douglas GROOTHUIS, Le Nouvel Âge sans masque, Maison de la Bible, Genève, 1991.
[2] Wigand SIEBEL : Philosophie et théologie de Karol Wojtyla, SAKA, Case postale 51, CH 4011 Bâle, Suisse, 1988.
[3] Michael CASSIDY : The Politics of Love. Choosing the Christian Way in a Changing South Africa, Hodder and Stoughton, London, 1991. Avec une Préface du théologien de la libération (révolutionnaire) Desmond Tutu et une photographie du terroriste Nelson Mandela sur la couverture.
[4] Maurice ALLAIS, Bilan d’une guerre : un désastre, Le Figaro, 20 juillet 1991 et Documentation Chrétienne, No. 7, Case postale 468, CH 1001, Lausanne.
[5] Cornelius CASTORIADIS : Devant la Guerre. Les réalités, Livre de Poche, Fayard, 1981.
[6] Anatoliy GOLITSYN : New Lies for Old. An ex-KGB officer warns how communist deception threatens survival of the West. Dodd Mead and Company, New York 1984.
[7] SUN TZU : L’art de la guerre, Champs Flammarion, 1972. Avec un Avant-propos de B.H. Liddell Hart.
[8] Présent des 24 et 29 août 1991.
[9] Pierre de VILLEMAREST : Le coup d’Etat de Markus Wolf. La guerre secrète des deux Allemagnes 1945-1991, Stock, Paris, 1991.