Romantisme et Christianisme

par | Résister et Construire - numéros 22-23

Importance du Romantisme

Dans les domaines de la philosophie, de la théologie et de l’éthique, toute étude attentive de la culture du XX siècle (et il en est de même pour ce qui concerne l’art, la sociologie et la politique) nous ramènera nécessairement à nous pencher avec soin sur cette période de notre histoire que l’on nomme le romantisme.

En philosophie, par exemple, l’existentialisme de penseurs tels que Martin Heidegger, Karl Jaspers, Jean-Paul Sartre, peut être considéré comme un des développements récents de certaines hypothèses de base qui avaient déjà été formulées par S. Kierkegaard, F. W. Schelling, ainsi que par d’autres auteurs romantiques. En théologie, on sait aussi que Karl Barth, Emil Brunner et Paul Tillich, ont élaboré leurs théories respectives dans le cadre d’une conception romantique du christianisme et de la religion. En outre, les orientations principales du fondamentalisme d’aujourd’hui révèlent un enracinement profond dans une conception piétiste et émotionnelle de l’Évangile telle qu’elle a été propagée par les chefs du mouvement romantique. De nos jours, dans le domaine de l’art, les formes du réalisme et de l’expressionnisme, de même que l’engouement pour le surréalisme, voire le grotesque, ainsi que le recours constant aux forces de l’inconscient sont eux aussi révélateurs de l’origine romantique qui les inspire. En matière d’éthique également, l’inspiration romantique peut être décelée dans l’importance de la fonction autonome attribuée à l’individu et dans la nature subjective des modes de son comportement. Enfin, une vision politique et économique de la société telle que le marxisme ne saurait être comprise sans tenir compte des tendances utopiques qui se sont exprimées dans le Romantisme.

Les définitions du Romantisme

L’un des problèmes les plus déroutants susceptible d’entraîner tout chercheur qui étudie le romantisme dans une grande confusion, provient du grand nombre de définitions, souvent contradictoires, par lesquelles on cherche à le décrire. Nous n’en mentionnerons que quelques-unes :

  • Émotion plutôt que raison : le cœur opposé à la tête, autrement dit : une prédominance accentuée accordée à la vie affective. Mélancolie sentimentale.
  • Une conception particulière de l’imagination ; une attention particulière accordée à la nature ainsi qu’une utilisation originale de symboles. Un développement extraordinaire de la sensibilité imaginative. L’imagination opposée à la raison et au sens des réalités. Ainsi, l’écrivain allemand Friedrich Schlegel (1772-1829)[1] propose la définition suivante :

« Est qualifié de romantique, ce qui appartenant au domaine des émotions, et qui serait décrit sous une forme imaginative. »

  • Un désir de découvrir l’infini dans le cadre du fini : faire ainsi la synthèse du réel et de l’irréel. L’illusion de pouvoir contempler l’infini au sein de la nature elle-même.
  • Le retour à la nature. L’éloge de l’ignorance, et de tous ceux qui, jouissent encore de ses avantages inappréciables : le sauvage, le paysan et, bien entendu, en tout premier lieu, l’enfant.
  • La renaissance de l’émerveillement. Vouloir ajouter l’étrange à la beauté.
  • Le contraire du Classicisme. La subjectivité : un mouvement visant à se dégager de l’expérience du monde extérieur et à se concentrer sur l’intériorité. Le romantisme c’est aussi l’individualité, la singularité et l’expression du moi.
  • C’est vouloir faire revivre la vie et la pensée du Moyen Âge.
  • Une libération des degrés de conscience moins éveillés ; une rêverie enivrante.
  • Un effort pour s’évader de la vie quotidienne.
  • Selon Victor Hugo, le romantisme est « la vérité totale de la vie ».
  • Dans le romantisme on trouve un dualisme : le rationnel et l’irrationnel, mais aussi le désir de la mort en même temps que l’affirmation de la vie, enfin, la face double de Janus où l’on découvre le bien et aussi le mal.

Chacune de ces définitions se rapporte à des aspects importants du romantisme. Prise séparément, aucune prise séparément ne renferme une définition adéquate de ce mouvement. C’est la raison pour laquelle nous ne sommes pas tout à fait d’accord avec H. Bloom et L. Trilling lorsqu’ils affirment « que le romantisme résiste à ceux qui chercheraient à le définir ». et qu’il n’est pas possible de fixer « ni les caractéristiques qui lui sont propres, ni les dates qui pourraient lui servir de repères. »[2] Le romantisme peut être défini en regroupant ces diverses définitions partielles, car chacune d’entre elles met l’accent sur quelques-unes de ses caractéristiques essentielles. Quant au problème d’attribuer à ce mouvement une époque historique approximative, pour notre part nous pensons que le phénomène romantique est comparable à un iceberg dont la partie immergée se situe au XVIIIe siècle, alors que la partie visible va de la dernière décennie du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du siècle suivant.

Dans mes investigations sur le romantisme j’en suis arrivé à la conclusion que la transformation la plus radicale et la plus lourde de conséquence pour l’avenir produite par ce mouvement provient de l’idée qu’il se faisait de l’homme. La révolution copernicienne du romantisme s’est produite dans le domaine de l’anthropologie[3]. Comme nous allons le constater le romantisme eut un effet dévastateur sur la conception de l’homme qu’enseigne la Bible. Cette anthropologie romantique est un adversaire redoutable du christianisme. L’étrange ici est que ces romantiques qui ont cherché à démolir les bases mêmes de la conception biblique de l’homme se réclamaient eux-mêmes du titre de chrétien. Ils pensaient eux-mêmes être chrétiens. C’est là que se trouve l’un des plus grands paradoxes du romantisme.

Le paradoxe du romantisme

Contrairement à l’attitude généralement hostile vis-à-vis du christianisme prise par les représentants du Siècle des Lumières qui n’hésitaient pas à l’attaquer de la façon la plus, les romantiques se sont par contre ouvertement déclarés chrétiens. Ils allaient même jusqu’à affirmer même que leur mission n’était autre que de manifester le plein épanouissement du christianisme.

Madame de Staël (1766-1817), Friedrich Schlegel (1772-1829), F. van Baader, J.P. Richter (1763-1825) parmi d’autres ont utilisé les termes de christianisme et de romantisme comme de simples synonymes. Même le philosophe Friedrich Hegel (1770-1831), qui ne peut toutefois pas être considéré comme un romantique, dans son ouvrage sur l’Esthétique, identifie tout simplement l’art chrétien à l’art romantique.

Certaines des figures les plus marquantes du mouvement romantique avaient étudié la théologie. Ce fut le cas de Schelling (1775-1854), de Hölderlin (1710-1843), de Richter (1763-1825) et de Schleiermacher (1768-1834), Coleridge (1772-1834) poète anglais, pour sa part, donna même des cours d’étude de la Bible. Novalis, (1772-1801) composa des hymnes « pour la nouvelle Église chrétienne » et, lorsqu’il commença à rédiger son œuvre inachevée, Heinrich von Ofterding, il espérait produire « la Bible définitive du christianisme ». Même Gœthe (1749-1832), qui pourtant gardait ses distances, tant à l’égard du mouvement romantique lui-même qu’envers l’Église établie, envoya néanmoins son fils à Herder pour qu’il soit catéchisé et ainsi introduit dans la foi chrétienne. Il finit même par accepter de faire célébrer son mariage dans une Église luthérienne. Ludwig Feuerbach (1802-1873) fut, lui aussi, étudiant de théologie. En 1831, dix ans après la mort de Hegel, c’est Schelling qui occupa la chaire vacante du maître à l’Université de Berlin. Dans le cours qu’il professa alors il s’efforça de détruire l’Hégélianisme, selon lui rien d’autre que « la semence du dragon » et de restaurer à sa place le christianisme. Il en fut de même de Jean-Jacques Rousseau (1712-1772) qui s’affichait ouvertement chrétien. Dans sa lettre à Christophe de Beaumont (1703-1781) archevêque de Paris, Rousseau plaida avec véhémence pour que soit reconnue son appartenance religieuse au christianisme :

« Monseigneur, écrivait-il, je suis chrétien, un chrétien sincère en accord avec la doctrine de l’Évangile. Je suis un chrétien véritable, non pas un disciple du clergé, mais disciple de Jésus-Christ. »

De son côté Sören Kierkegaard (1813-1855) écrivait :

« Le fait de devenir ou d’être chrétien est aujourd’hui rien de plus qu’une banalité. »[4]

Commentant sur « l’illusion monstrueuse » de considérer le christianisme comme quelque chose allant de soi, il écrit :

« Que peut donc signifier ce fait que des milliers et des milliers de gens s’appellent chrétiens comme si la chose allait de soi ? Or, ces chrétiens si nombreux, pour autant que nous puissions en juger, mènent pour la plupart, des existences bien étrangères au christianisme ! N’importe qui peut d’ailleurs s’en convaincre par une observation bien simple : ces gens n’ont probablement jamais mis les pieds dans une église, ils ne pensent jamais à Dieu, et ne mentionnent jamais son nom si ce n’est pour jurer. Il ne leur est jamais venu à l’idée qu’ils pouvaient avoir une quelconque obligation envers Dieu. Ces mêmes gens considèrent qu’ils sont parvenus au sommet de la morale en n’enfreignant pas les articles du code pénal, à moins qu’ils ne pensent qu’une pareille restriction ne leur est pas nécessaire. Pourtant, toutes ces personnes – même celles qu’on entend affirmer ouvertement que Dieu n’existe pas – sont-ils de véritables chrétiens parce qu’ils se disent chrétiens, sont reconnus comme tels par l’État sont enterrés comme chrétiens par l’Église. Et les voilà certifiés chrétiens pour toute l’éternité ! Il ne peut faire de doute que nous avons affaire ici à une énorme escroquerie. Une confusion aussi énorme est source d’une terrible illusion. »[5]

Une nouvelle conception de l’homme.

Dans son étude sur le romanisme, L. Furst arrive à la conclusion suivante : alors que la Renaissance tirait son inspiration principale d’un renouveau de l’idéal des classiques de l’Antiquité, le Romantisme, lui ne provenait pas du « renouveau d’un idéal ancien qui aurait été oublié pour un temps, mais qu’il représentait véritablement le commencement de quelque chose de nouveau. »[6]

Il est certain qu’il s’agit bien là du départ d’une nouvelle compréhension de la nature humaine. Non pas, d’ailleurs, que les idées défendues par les Romantiques n’eussent été conçues précédemment. Ce qui autrefois n’était défendu que par une poignée d’hommes devenait maintenant la vision commune de toute une civilisation sur la nature même de l’homme. Le cœur de cette nouvelle conception était centré sur l’idée de la bonté naturelle innée que les romantiques attribuaient à l’homme.

Dans l’humanisme qui prévalut lors de la Renaissance l’on peut certes déceler de fortes tendances vers l’affirmation d’une autonomie optimiste de l’homme face à son Créateur. Toutefois, cette manière de considérer l’homme n’était pas alors celle de la société dans son ensemble. On peut retrouver des traces de paganisme dans plusieurs ouvrages de l’époque mais cette attitude orgueilleuse produisait bien souvent des sentiments de culpabilité dans le cœur de ces auteurs.

À la fin de leur vie, par exemple, les peintres Botticelli (1444-1510) et Michel-Ange (1475-1564), ainsi que d’autres étaient accablés par la pensée d’avoir par leur attitude trahie la foi chrétienne.

Une telle attitude ne fut cependant pas celle du Hollandais Érasme (1464-1536). Il est utile ici de relever le rapport entre sa pensée et celle du romantisme en ce qui concerne leur compréhension de la nature humaine. De la défense du libre arbitre de l’homme entreprise par Érasme découlait une négation de la doctrine biblique de l’homme, de la chute et des effets du péché. C’est ici que se trouve l’enjeu véritable de la Réforme et « non dans des questions superficielles et secondaires relatives à la papauté, au purgatoire, aux indulgences et autres fariboles qui ne sont que des broutilles à côté de la question principale. »

Nous avons là les termes même qu’avait employés Martin Luther (1483-1546) dans sa lettre à Érasme. Toute la révélation biblique tourne autour de cette question-charnière. C’est de ce point de vue qu’il faut maintenant examiner l’anthropologie romantique.

La bonté naturelle de l’homme

L’anthropologie romantique pousse la conception qu’Érasme avait de l’homme à ses conséquences ultimes. En attribuant à l’homme une bonté naturelle, cette conception non seulement nie l’enseignement très clair de la Bible relatif aux conséquences de la chute, mais elle retire aussi toute véritable signification à la personne et à l’œuvre du Christ.

Cette bonté naturelle que Rousseau et tous les Romantiques après lui affirmaient avec tant de conviction marque le point culminant de cette nouvelle philosophie de l’homme prônée par plusieurs penseurs du XVIIIe siècle. Au début de ce siècle des Lumières, le troisième comte de Shaftesbury (1671-1713), l’homme qui, selon Herder, aurait le plus influencé les meilleurs cerveaux de son temps, (dont Emmanuel Kant (1724-1804) lui-même, aurait fondé sa philosophie morale sur une théorie de la bienveillance, vertu enracinée les bonnes dispositions naturelles du cœur humain. En s’appuyant sur les principes de Shaftesbury, Francis Hutcheson (1694-1747) développa cette théorie de la bonté intrinsèque de l’homme, niant du même coup cette malignité originelle à la racine de la nature humaine déchue.

L’adoption générale de cette théorie d’une bonté naturelle à l’homme conduisit à la recherche du bon sauvage. Selon Rousseau, ce que nous nommons péché ou mal, ne sont que les effets inévitables des conditions de vie d’une société contre-nature. Placé dans un environnement naturel normal et libéré des contraintes et des formes nuisibles et artificielles de la culture et de la vie urbaine, l’homme manifesterait spontanément les bonnes dispositions de sa nature fondamentalement bienveillante. Cette idée explique l’admiration des romantiques pour le monde paysan, moins contaminé que celui des villes par la civilisation urbaine. Ceci explique l’idée chère aux romantiques qu’il serait possible de découvrir le bon sauvage dans une région perdue de notre terre. Les récits optimistes et encourageants provenant de missionnaires, surtout Jésuites, ont longtemps fait vivre l’espoir de retrouver un tel spécimen authentique de la race humaine non encore corrompu par la civilisation. Les artistes et les écrivains de l’époque romantique ne pouvaient s’arracher à cette espérance, comme en témoigne le célèbre roman exotique de Chateaubriand, Atala, thème qui inspira le tableau célèbre du peintre Girodet (1767-1824).

Le roman Frankenstein de Mary Shelley (1797-1851) illustre cette croyance générale dans la bonté naturelle de l’homme. Non seulement l’homme est-il bon, mais il peut créer des êtres bons. Ainsi, Frankenstein fut-il créé bon avec des sentiments tendres et une sensibilité raffinée. S’il est par la suite devenu un monstre, c’est la faute à la société. Pour les romantiques, l’origine du mal ne se trouve pas en l’homme : le mal résulte de conditions sont contraires à la nature. Comme l’affirme de façon identique l’idéologie marxiste, c’est une différence toute artificielle entre les classes sociales qui serait la cause de l’aliénation et des souffrances de l’humanité. Dans d’autres cas le blâme doit être imputé à cet autre monstre artificiel, l’État. Mais chaque fois on retrouve l’idée sous-jacente que le mal ne peut qu’être la conséquence de structures sociales anti-naturelles et artificielles. En revanche, l’homme, lui, est essentiellement bon.

Selon les romantiques, les pauvres sont censés être plus vertueux et naturellement meilleurs que les riches. À notre époque, la soi-disante théologie de la libération a poussé plus loin cette identification entre bonté et pauvreté. Les pauvres sont les héritiers du Royaume de Dieu. Dans cette optique ces pauvres et ces opprimés représenteraient rien de moins que le Serviteur de l’Éternel du chapitre 53 du prophète Ésaïe.

Au XVIIIe siècle cette croyance dans la bonté naturelle de l’homme fut si forte et si générale que même les évangéliques en furent affectés. Elle marqua fortement leur formulation de la doctrine de la sanctification. Ainsi l’idée méthodiste d’une sanctification parfaite et d’une vie chrétienne entièrement victorieuse, doit être considéré comme le fruit d’une interprétation religieuse de la thèse romantique de la bonté naturelle des hommes.

La perte de conscience du péché si fortement caractéristique du monde contemporain nous vient directement de cette conception romantique de la nature humaine. Même dans l’interprétation évangélique de la doctrine biblique de l’homme et de la chute se retrouve très souvent cet optimisme romantique.

Le morcellement romantique de l’identité de l’homme

L’idée généralement admise que le romantisme correspondrait à une réaction contre le siècle des Lumières, n’est qu’en partie exacte. Sur certains points importants, les romantiques acceptent les conclusions fondamentales des Lumières. Le romantisme s’efforça de dépasser les limites de la connaissance imposées par la raison plutôt que de réfuter les positions défendues par les Encyclopédistes du siècle des Lumières. Le but des romantiques était d’aller au-delà des phénomènes du système kantien pour atteindre la sphère du noumène. (Pour Kant, le noumène est un concept se référant à la chose en elle-même, inconnaissable par les méthodes empiriques des sciences, au-delà de toute expérience possible ; lui est opposé les phénomènes dont les aspects extérieurs sont connaissables par les sens et les sciences expérimentales mais dont il est impossible d’atteindre le sens véritable. En gros le noumène représente le monde religieux, le phénomène le monde empirique des sciences (réd.)). En assignant à d’autres facultés humaines, telles la sensibilité, l’imagination, la volonté ou la foi, une capacité extraordinaire, non seulement de découverte, mais aussi de création de vérité et de connaissance, les romantiques étaient confiants de pouvoir dépasser les limites imposées par la science purement rationnelle des phénomènes. Cette tentative est déjà perceptible dans les écrits de l’écrivain et philosophe allemand Johann Georg Hamann (1730-1788) et de Johann Gottfried Herder (1744-1803) qui peuvent être considérés comme les penseurs ayant assuré la transition entre le Siècle des Lumières et le Romantisme.

Désormais, il ne faudrait plus étudier les idées métaphysiques traditionnelles – Dieu, l’âme, l’univers – dans les limites du cadre de la raison. De telles réalités peuvent bien mieux être approchées par le sentiment que par la raison. Car le sentiment, en tant que faculté cognitive, peut transcender les limites de la raison et peut même devenir l’organe permettant d’atteindre le divin. Ainsi, dans cette perspective, le conflit de la théologie avec la raison a cessé. La raison possède son propre domaine de connaissance. Il en est de même pour le sentiment et pour les autres facultés de l’homme. La philosophie cesse d’être, l’ancilla, la servante de la théologie et l’apologétique traditionnelle, celle des analogies (à la Butler) entre le ciel et la terre, la Parole de Dieu et les paroles humaines, etc. deviennent inutiles. Ainsi le dévot et pieux Zinzendorff (1700-1760) peut avoir sur sa table de chevet, d’un côté la Bible et, de l’autre, Holbach (1723-1789) et de la Mettrie (1709-1751) (deux philosophes athées et matérialistes) et cependant dormir en toute quiétude.

Dans l’anthropologie du romantisme l’identité spirituelle et psychologique de l’homme se trouve cassée en des facultés mutuellement exclusives et indépendantes les unes des autres. Chacune dispose alors de son domaine propre de connaissance. La réalité est ainsi elle-même divisée en zones qui correspondent aux domaines propres à la connaissance associés aux diverses facultés de l’homme. L’identité et l’unité entre ces facultés humaines et les niveaux différenciés de la réalité ne pourra s’établir que par le moyen d’une intuition originale d’unité parfaite. C’est la thèse de Schelling et de Schleiermacher. Pour Kierkegaard cette jonction s’effectuera autrement : par le bond irrationnel de la foi.

Cette schizophrénie épistémologique représente un autre aspect important de l’anthropologie du romantisme. Par des voies bien différentes cette division entre religion et raison est devenue un facteur décisif dans l’élaboration des théologies modernes et contemporaines.

Pour les romantiques, le sentiment (Gefühl en allemand) devient la plus haute faculté de la connaissance et l’organe spécifique de tout ce qui est religieux. Selon la célèbre définition de Friedrich Schleiermacher, (… la religion est le sentiment d’une dépendance absolue), le domaine de la religion est maintenant totalement distinct de ceux de la science et de la morale. La notion romantique du Gefühl-sentiment est d’une application très étendue. Outre les émotions légitimes relevant du psychisme, ce Gefühl comprend également le sentiment de la conscience intérieure, l’expérience ultime de l’existence, ainsi que toutes les appréhensions irrationnelles et dionysiaques de la réalité. Dans le symbolisme de Novalis (1772-1801)[7], le jour correspond à l’Aufklärung (les Lumières) dans son approche rationaliste orgueilleuse de la réalité ; tandis que la Nuit, « le palais des dieux », se trouve définie comme « la grande matrice de la révélation ». C’est elle qui représente la connaissance véritable du cœur.

C’est plus spécialement chez Friedrich Schleiermacher que le sentiment devient la faculté suprême de la vie religieuse. Selon son biographe, W. Dilthey, sa manière de développer cette théorie générale du sentiment religieux, Schleiermacher est un penseur proprement révolutionnaire. « Il est », conclut-il, « le véritable Kant de la théologie ». Les écrits de Schleiermacher confirment notre thèse, à savoir que le romantisme a incorporé dans sa propre doctrine les principales conclusions des Lumières. Sa théorie du Gefühl-sentiment lui permit d’édifier un système religieux qui venait se placer au-dessus des limites de la raison, sans pour autant s’opposer à cette dernière. Ce dualisme révèle les deux orientations fondamentales de sa pensée, l’une philosophique, l’autre mystique. Son système n’aurait jamais vu le jour s’il ne s’était pas longuement adonné à de la philosophie spéculative. Il admettait lui-même que sa pensée faisait continuellement un va-et-vient entre l’idéalisme de Kant et de Fichte d’un côté et le panthéisme de Spinoza et de Schelling de l’autre. Il considérait ces deux modes de pensée comme constituant les pôles distincts d’un seul système de vision du monde (derselben Weltanschauung). Par exemple, dans cette approche, le dieu de Schleiermacher est impersonnel et se trouve assimilé à l’Être infini de Spinoza, et en conséquence ne reconnaît aucune différence avec l’être fini, limité. Ce n’est rien d’autre que du panthéisme, l’adoration de l’univers. Ce dieu en tant que natura naturans (principe) et le monde comme natura naturata (réalité), sont les deux faces de la même pièce de monnaie.

Chez Schleiermacher on trouve cependant un élément mystique qui provient des restes de son éducation chez les Frères Moraves. Cet élément mystique, présent dans sa théorie de la religion, reflète l’impact qu’a eu sur lui la piété élevée et discrète cultivée par ce groupe de croyants. Schleiermacher nous frappe comme étant rempli d’amour envers le Christ. Sa biographie « respire le Christ ». Il en est de même pour tous ses faits et gestes. Toutefois, force est de constater que toute sa théologie, et même jusqu’à sa Christologie, paraissent manifester les pensées d’une intelligence réprouvée, impie. À maintes reprises, dans sa Théologie systématique Charles Hodge (1797-1878) démontre à quel point les vues de Schleiermacher sont opposées à l’enseignement des Écritures. Cependant, lorsqu’il traite de la Christologie on est frappé de lire ce qui suit sous la plume du grand théologien de l’université de Princeton :

« Lorsqu’il se trouvait à Berlin, l’auteur a souvent participé à des cultes dans l’église de Schleiermacher. Les cantiques destinés à être chantés étaient imprimés à l’avance sur des feuillets et distribués à l’entrée. Ceux-ci étaient tous, toujours, au plus haut degré, évangéliques, empreints d’une haute spiritualité et remplis de louanges et d’un esprit de reconnaissance envers notre Rédempteur. Tholuck racontait que lorsque Schleiermacher se trouvait chez lui le soir, sa famille rassemblée autour de lui, il lui arrivait souvent de dire : « Doucement, les enfants, nous allons chanter les louanges du Christ ». Pouvons-nous douter qu’aujourd’hui, il continue toujours à chanter ces mêmes louanges au ciel ?« Saint-Jean nous assure que quiconque croit que Christ est Dieu a celui-ci pour Sauveur. »[8]

Est-il possible que quelqu’un puisse être simultanément dans son cœur, un authentique chrétien et dans sa pensée un païen déclaré ? Dans ce passage particulier Hodge semble bien ici capituler devant la thèse de l’anthropologie romantique et cautionner le morcellement du moi en facultés autonomes, facultés qui se trouvent même en conflit les unes avec les autres. Est-il possible ainsi par nos pensées de renier le Symbole des Apôtres et, en même temps, demeurer chrétiens au fond du cœur ?

Chez Schleiermacher, la Christologie est étroitement liée à sa théorie de l’homme. Pour lui, le Christ est le Urbild, c’est-à-dire l’homme idéal en qui l’humanité s’est pleinement réalisée. Il réveille dans tout homme la conscience de Dieu endormie. La question, souvent débattue, de savoir si le Christ était à la fois Dieu et homme, revêt désormais peu d’importance, puisque le divin est humain, et l’humain divin. Dieu et l’homme ne sont plus qu’un. La différence entre Christ et les autres hommes est uniquement une différence de degré. Il n’y a rien en Christ qui n’appartiendrait à l’humanité. Christ est l’« homme accompli » ; sa glorification rien d’autre que le progrès définitif de notre nature humaine, maintenant parvenue à la vie divine. Son œuvre rédemptrice toute entière est le nouveau levain qu’il a introduit au sein de l’humanité et qui s’y répand par le développement naturel de l’homme.

Considéré subjectivement, le Christianisme, comme toute autre religion, consiste essentiellement dans un état de conscience intérieure. C’est l’expérience vécue d’une puissance de vie intérieure qui aboutit à une humanité pleinement développée. Cette prise de conscience implique l’unité de l’Un et du Tout, de Dieu et de l’Homme.

« La contemplation de l’homme pieux est faite de la prise de conscience directe de l’existence universelle de tous les êtres finis, au sein et à travers de l’infini ; et de toutes choses temporelles au sein et à travers ce qui est Éternel. Le but de la religion est de chercher et de trouver cela dans tout ce qui se meut, dans toute croissance, dans tout changement, dans tout ce qui s’accomplit, et enfin même dans toute souffrance.

C’est cela avoir la vie et la connaître celle-ci dans un sentiment immédiat par lequel on accède à l’existence de l’Infini et de l’Éternel. Dès lors notre existence est une vie qui s’insère dans la nature infinie d’un Grand Tout, dans l’Unique et dans le Tout, ayant et possédant toutes choses en Dieu et Dieu étant en tous. Cependant, la religion n’est pas, pour autant, une connaissance ou une science. Sans être elle-même est une connaissance elle reconnaît pourtant la connaissance et a Science. En elle-même la religion, est un sentiment affectueux, une révélation de l’Infini dans le fini, Dieu étant perçu dans ce dernier, et celui-ci en Dieu. »[9]

Par l’incarnation, selon Schleiermacher, Dieu a pris sur lui l’espèce humaine toute entière dans l’intention d’unir en une même vie le divin et l’humain. Et cette vie est transmise à l’Église, exactement comme la vie d’Adam a été transmise à sa descendance, en vertu d’un processus de développement naturel. Et cette vie, c’est précisément le christianisme. Si un homme participe à cette vie divine, il est chrétien.

Comme on peut le constater, toute cette doctrine est conçue dans le contexte d’un processus nécessaire d’évolution. En Christ, un nouveau flux de vie universelle est communiqué à l’humanité. À partir de cela, comme d’un nouveau point de départ, l’humanité va franchir un nouveau stade de son développement qui va maintenant pleinement actualiser la vie divine sous la forme de l’humanité. De la même façon que, depuis Adam, la nature humaine s’était développée par de l’intérieur par l’impulsion d’une force qui s’est manifestée dans un processus historique régulier ; de même, en partant de Christ, ce même développement existe agissant de l’intérieur : tout est ainsi naturel ; rien n’est surnaturel excepté le point d’origine, l’impulsion originelle, c’est-à-dire cette première infusion de vie divine. Dès lors, il ne subsiste plus aucune place dans la vie chrétienne pour l’action du Saint-Esprit.

Dans cette perspective pour ce qui concerne le rôle de la Bible nous constatons que l’Ancien Testament serait le produit de la conscience religieuse d’hommes vivant dans une de culture rude et brutale. Ce texte ne peut prétendre exercer la moindre autorité sur nous. Selon cette même lecture, le Nouveau Testament serait le produit de la conscience religieuse d’hommes qui auraient éprouvé l’influence sanctifiante de la présence du Christ parmi eux. Mais ces hommes étaient Juifs, avec des modes de vie et de pensée juives. Il était donc naturel, pour eux, de vêtir leurs intuitions dans un courant de pensée juif. De nos jours, nous-mêmes, nous pouvons exprimer nos propres pensées sous un habillage qui revêt des formes très différentes, et à partir de doctrines et de définitions théologiques très différentes.

En tant que règle de la foi, les Écritures ne possèdent, dans ce contexte, plus aucune autorité. Il leur est seulement reconnu une valeur en tant que moyen apte à réveiller en nous la vie religieuse vécue par les Apôtres l’ont vécue, et de nous permettre ainsi de parvenir à de semblables intuitions des choses divines. La source de notre vie religieuse est le sentiment de totale dépendance. Dès lors, la raison n’est plus considérée pour étant le grand instrument de la vérité. Car c’est à travers les sentiments que Dieu fait connaître la vérité à l’âme.

L’expérience religieuse des Apôtres et des premiers chrétiens était en substance, la même que celle des chrétiens d’aujourd’hui et impliquait les mêmes vérités que les chrétiens éprouvent à présent. Schleiermacher va même jusqu’à admettre que l’expérience des premiers chrétiens était si pure et si authentique qu’elle peut servir, en quelque sorte, d’étalon ou d’autorité par lequel les croyants peuvent confronter leur propre expérience pour en apprécier la valeur véritable. Toutefois, Schleiermacher nie que l’interprétation que ces premiers chrétiens donnèrent de leur expérience, posséderait pour nous l’autorité d’une norme. Nous ne sommes pas tenus alors de croire ce que les Apôtres ont pensé et dit conformément aux modes de pensées et à la culture spécifique à leur époque. Au reste, on constate qu’il est extrêmement rare de voir Schleiermacher se référer aux Écritures pour justifier son point de vue, ou alors, seulement sur des questions d’ordre secondaire. Son intention était d’ailleurs de bâtir un système religieux indépendant de la Bible et fondé sur ce que les Chrétiens contemporains éprouvent dans le tréfonds de leur conscience[10].

La théologie romantique de F. Schleiermacher a été la source d’inspiration principale des théologiens modernes.[11] Le fond de la Dogmatique de Karl Barth correspond au système de Schleiermacher interprété à travers les catégories de Kierkegaard. Dans le cas de Paul Tillich, sa méthode de corrélation reflète les idées essentielles de Schleiermacher conçues à travers la philosophie de l’identité de Schelling et son analyse existentialiste de l’être.

Schleiermacher marque le des point culminant d’une tendance particulièrement dangereuse de la théologie protestante contemporaine de surestimer le rôle du sentiment (le Gefühl) dans l’expérience chrétienne. L’origine de cette tendance peut être tracée aux groupes piétistes et mystiques qui ont surgi à l’époque de la Réforme. Mais ni les Quakers, ni les Méthodistes, pas plus que les prédicateurs de l’expérience aux penchants hyper-calvinistes, n’en ont été exempts. Il se trouve que même des gens comme John Bunyan (1628-1688) et Jonathan Edwards (1693-1773) se sont trouvés contaminés par cette dangereuse tendance. Une propension excessive à se fonder sur les sentiments qu’éprouve le chrétien comme constituant le centre travail véritable de la grâce peut déboucher dans la perte du sens biblique de l’objectivité et d’un témoignage appuyé par l’autorité de Dieu.

C’était aussi à partir de cet arrière-plan religieux, tellement saturé de sentiment, que Samuel Richardson (1689-1761) a développé son analyse des émotions humaines. Ses célèbres romans psychologiques, Pamela et Clarissa, sont devenus une source d’inspiration des écrivains du mouvement pré-romantique du Sturm und Drang et, plus tard aussi, pour Rousseau et les autres tenants du romantisme. Pas même Diderot (1713-1784), et pas davantage Kant (1724-1804), n’ont pu éviter de subir aussi l’influence de ce célèbre écrivain.

L’accent couramment mis sur les sentiments ainsi que la dichotomie entre le cœur et la pensée, qui en résulte montrent bien qu’une grande proportion du protestantisme contemporain a cédé à ce courant romantique. Pour bien des gens qui se disent fondamentalistes, le cœur possède une importance beaucoup plus grande que celle occupée par la raison. Chez les Pentecôtistes, comme chez les charismatiques, l’expérience chrétienne « suscitée par l’action du Saint-Esprit sur les ressources intérieures de l’âme » (Schleiermacher), est expliquée de manière très semblable, et dans les mêmes termes qu’utilise Schleiermacher pour décrire l’action du divin sur la conscience humaine. D’une part, le prédicateur est devenu un technicien expert dans l’art d’évoquer un large éventail de sentiments. Les effets psychologiques utilisés dans l’évangélisation actuelle ont comme but spécifique de jouer sur les émotions de l’auditoire. Dans la troisième partie de ses Critiques intitulé La critique du jugement, Kant parle de l’expérience esthétique de la beauté. Il affirme qu’elle est « privée de tout concept ». Les romantiques ont étendu cette idée au domaine de la religion. L’expérience religieuse exclut la pensée, où, selon Schleiermacher :

« … les idées et les principes sont tous étrangers à la religion… Si les idées et les principes doivent représenter quelque chose, cela doit s’appliquer à un domaine de la connaissance étranger à la religion. »[12]

Cette affirmation semblerait également sous-tendre une grande partie de la prédication aujourd’hui ainsi que bien des efforts d’évangélisation. Le morcellement de la personne humaine opéré par le romantisme se poursuit aujourd’hui de la même manière dans les milieux évangéliques qu’aux plus beaux jours du sentimentalisme émotionnel romantique. C’est la raison essentielle qui a fait déraper une grande partie du fondamentalisme évangélique vers un émotionnalisme sirupeux à bon marché.

Selon l’anthropologie biblique, les facultés humaines sont si étroitement entrelacées, que toutes e participent ensemble à l’expérience de la foi et sont toutes embrassées dans les effets de la révélation de divine. L’intelligence, le cœur et la volonté se joindront finalement en une unité indissoluble.

Que l’homme ne sépare donc pas ce que Dieu a uni !

L’homme prométhéen

L’homme romantique n’est pas seulement intrinsèquement bon de nature. Il est aussi divin. Selon la philosophie de Spinoza qui a fortement imprégné toute l’anthropologie du romantisme, il existe entre Dieu et l’homme une identité fondamentale de base. Toute dualité réelle est ainsi totalement exclue. La création n’est rien d’autre que l’auto-manifestation de Dieu et elle correspond à l’évolution même de l’être divin. L’homme romantique considère qu’il est lui-même parvenu au stade central du développement de ce processus cosmique de l’actualisation de la vie divine. C’est donc une pensée de type évolutionniste qui sous-tend cette conception de l’homme. Selon Schelling la nature inconsciente tend à produire la conscience de la pensée ; alors que Hegel estime que la réalité se meut vers l’Idée absolue. C’est également dans le cadre d’une telle pensée évolutionniste que Ludwig Feuerbach (1804-1872) exigea la substitution de l’anthropologie à la théologie. Car, selon lui, Dieu n’est rien d’autre que la projection extérieure de la nature intérieure de l’homme. La volonté de puissance de Nietzsche (1844-1900), qui a fixé cette idée dans sa notion d’un surhomme, peut également être rangée dans le cadre de la déification romantique de l’homme.

Une fois de plus il est impossible d’ignorer l’influence de Kant sur l’anthropologie romantique. Dans la figure du héros romantique, nous voyons les traits de ce personnage hors-pair, le génie, invoqué par Kant. Mais dans cet esprit prométhéen de l’homme romantique nous découvrons à un degré plus élevé, dans des sphères autres que la morale, les désillusions et les frustrations de l’homme pratique kantien qui ne peut plus remplir pleinement dans sa vie présente les exigences de l’impératif catégorique.

Tel un nouveau Prométhée, le Titan romantique détient tous les pouvoirs et les secrets de la science. Il serait en plus capable de créer de la vie comme le décrit Mary Shelley dans son roman Frankenstein qu’elle publia en 1818 avec le sous-titre expressif de « nouveau Prométhée ». Mais c’est surtout dans la sphère poétique que le Prométhée romantique exerce ses pouvoirs créateurs. Doué d’une imagination qui, selon William Blake (1757-1827), n’est rien d’autre qu’une faculté divine, le Prométhée romantique crée le monde merveilleux des divers arts loin au-dessus des maux et des contradictions engendrés par la réalité, à la fois empirique et rationnelle.[13] Ce rôle initiateur exalté de créateur attribué à l’imagination coïncide avec la seconde phase du développement du romantisme. Dans cette étape, qui fut celle d’accomplissements poétiques remarquables et de grande créativité artistique, l’imagination prit la place du sentiment comme la faculté la plus importante de l’homme.

Dans ce monde poétique de l’imagination, le christianisme parvient à son sens parfait et atteint cette plénitude par laquelle il embrasse tout ce qui existe. Dans cette plénitude, ce pleroma, les religions de l’Orient, les mythes et les légendes du Nord, et aussi les dieux du Panthéon grec et romain se trouvent tous absorbés par le christianisme. Le Romantisme détruit tout mur de séparation entre les religions. Le mythe évoqué par Hemsterhuis d’un âge d’or (Alexis ou sur l’âge d’or, Paris 1787) a marqué de son inspiration la vision romantique d’un christianisme universel, englobant le cosmos tout entier. C’est ce que l’on peut voir, par exemple, dans le Cinquième hymne à la nuit de Novalis (1772-1801), dans son poème Heinrich von Ofterdingen ainsi que dans la nouvelle mythologie pagano-chrétienne du poète Hölderlin.

Personne ne se trouve exclu de cette nouvelle religion ; tous y trouvent une place. Comme dans le célèbre tableau de Raphaël, l’École d’Athènes, tous les philosophes et tous les penseurs sont appelés à rejoindre cette nouvelle communion des saints chrétienne. Friedrich Schleiermacher louait ainsi l’ancienne Rome d’avoir su être : « vraiment pieuse, car, dans un style élevé elle s’était montrée hospitalière envers tous les dieux. »[14] Et dans un style enthousiaste il exalte la bonté et la grandeur de Spinoza (1632-1677) ainsi : « Dans un esprit de piété offrez avec moi un tribut de reconnaissance aux mânes de ce saint réprouvé par les hommes que fut Spinoza. L’esprit exalté du monde l’envahissait. L’infini était son commencement et sa fin. L’univers fut l’objet de son unique et éternel amour. Dans sa sainte innocence et son humilité profonde, il se contemplait lui-même dans le miroir du monde éternel. Il perçut alors que lui-même en était le plus estimable miroir. La religion le remplissait tout entier et il connaissait la plénitude du Saint-Esprit. C’est pour cela qu’il se trouve placé là où nul ne peut l’égaler ou le rejoindre, maître inconditionnel de son art, sans disciple, comme sans citoyenneté. C’est là qu’il se tient, sublime, au-dessus de la tribu des profanes. »[15]

Ce motif unificateur d’une religion à prétentions universalistes conduisit les romantiques à considérer le Moyen Âge comme une époque où la société avait atteint une parfaite unité dans tous les domaines de la vie et de la culture. Touchés par cette vision nostalgique, bien des romantiques sont « devenus des Catholiques Romains ». Dans la plupart des cas, ces conversions ne furent qu’une comédie vu l’absence totale de raisons doctrinales pour justifier les décisions prises. La contemplation humble d’un tableau représentant la Vierge, pouvait s’avérer suffisante. Particulièrement célèbre pour ses vertus convertissantes était la Madone de la chapelle Sistine de Raphaël au Musée de la ville de Dresde.

Souvent, ces nouveaux convertis au catholicisme se révélaient être aussi ignorants de l’enseignement de Rome que de ceux du christianisme évangélique.

Ce « misérable amour du système » tant prôné par Rome était, selon Schleiermacher, la cause principale d’une religion corrompue. Selon lui, les théologiens catholiques romains appartiennent « à cette race de doctrinaires qui corrompent la religion et l’inondent d’une multitude de formules et de définitions, en s’efforçant de l’emprisonner dans le moule d’un soi-disant système. »[16]

Le romantisme finit par tout dissoudre dans un universalisme entièrement dépourvu de sens. Emporté par une impulsion panthéiste sans bornes, le romantisme abolit d’emblée toute définition théologique ou doctrinale ainsi que toute barrière morale et naturelle telles que Dieu les fixa dans l’ordre de la création et par son œuvre de rédemption. La ligne de démarcation entre le bien et le mal devient à peine visible. Les mouvements féministes et les revendications des groupes d’homosexuels présentent le même objectif : la suppression de l’ordre naturel tel qu’il a été conçu et voulu par Dieu. La préservation des droits de l’individu et la survie de la famille sont désormais menacés d’engloutissement par ce monstre froid d’uniformisation totalitaire qu’est l’État moderne. Tout cela, de même que l’utopie marxiste d’une société sans classes, trouve son origine dans le but romantique d’effacer toute différence. Les effets du romantisme écrivait l’auteur espagnol, José Ortega y Gasset (1883-1936), ont abouti à ce que, « dans toute la vie contemporaine, l’on ressent une profonde et irritante injustice qui vient de cette présomption erronée affirmant l’existence d’une véritable égalité entre les hommes… »[17]

La thèse souvent réaffirmée, selon laquelle le romantisme aurait favorisé un individualisme intégral, ne saurait soutenir un examen tant soit peu attentif. Il est incontestable que les fondements de l’anthropologie romantique se trouvent déjà chez Spinoza. Ils sont donc panthéistes Le suicide romantique, acte sociologique choquant propre à ce mouvement, souvent évoqué comme thème central d’œuvres littéraires répond à la nostalgie et au désir profond de se laisser absorber dans le Grand Tout, le Nirvana de l’être absolu. Ceci explique aussi la fascination des Romantiques pour l’abîme menaçant décrit sous de si vives couleurs, et de manière si émouvante, dans le soi-disant roman gothique.

Une évasion de la réalité

La figure mythologique de Prométhée est le rebelle suprême contre les dieux illustre encore l’aspiration de l’homme romantique à vouloir créer un monde meilleur que celui du domaine des dieux de l’Olympe. Recourant aux pouvoirs illimités de l’imagination, l’homme romantique crée le monde merveilleux de la poésie et de l’art, bien plus réel et bien plus beau que le monde des sens.

Pour un temps, les romantiques se sont joint à l’espérance générale que la Révolution française parviendrait à instaurer en Europe un ordre nouveau. Mais, cet espoir fut rapidement déçu. Certains ont même envisagé de se rendre au-delà des mers, et d’y fonder quelque part sur le continent américain une république idéale. C’est ce que tentèrent les poètes anglais, Coleridge et Southey, par leur projet avorté d’une pantesocratie (une communauté utopique) sur les rives du fleuve Susquehanna aux États-Unis.

Mais tous ces rêves purement terrestres furent bien vite abandonnés pour laisser la place à un paradis infiniment plus enchanteur, celui du monde de l’imagination poétique. Outre l’opposition entre le cœur et l’intelligence, les romantiques éprouvèrent une autre contradiction : celle entre deux mondes diamétralement différents, le monde des sens et celui de l’imagination poétique. Plus particulièrement en Allemagne il ressentait la réalité empirique comme une qui menaçait de réduire et de frustrer l’éternelle nostalgie du bonheur qui animait les Romantiques, ainsi que le jeune Gœthe avait voulu le prouver en écrivant son Werther. Au-dessus des maux et des vicissitudes de ce bas monde, le romantique érige le monde merveilleux de la poésie et de l’art. L’imagination créatrice introduit l’homme dans un nouveau paradis et lui offre le nectar de toutes les joies et des plaisirs éternels. C’est pourquoi dans la conception romantique du monde, l’art se trouve investi d’un rôle sotériologique : l’art nous sauve du monde. Il n’est pas étonnant que Coleridge désigne le Romantisme comme constituant par-dessus tout une foi poétique

Les narcotiques et même le suicide peuvent faciliter une transition rapide vers le paradis romantique. Ainsi lors d’une soirée paisible, après avoir joué des cantiques au piano et chanté des psaumes, l’auteur Heinrich von Kleist et son amie, Henriette Vogel, prirent la décision de se suicider. Quelques jours plus tard, il tua à bout portant Henriette sur le rivage de la Wannsee et puis se suicida avec la même arme à feu.

Lorsque nous écoutons la 7ᵉ Symphonie de Beethoven, dit J.P. Sartre, nous pouvons laisser ce monde derrière nous et pénétrer dans le domaine fascinant de l’imaginaire. Mais en revenant au monde sensible on éprouve « ce dégoût frisant la nausée » qui caractérise la conscience de la réalité.[18] La théorie de la forme signifiante de Clive Bell est à sa base parfaitement romantique. Elle présuppose elle aussi comme but l’évasion de la réalité.

« Pour apprécier une œuvre d’art, écrit-il, nous n’avons nul besoin d’y apporter quoi que ce soit de la vie ordinaire. », car l’art nous transporte « dans un monde d’exaltation esthétique »« les émotions de la vie de tous les jours n’ont rien à faire. Car il s’agit d’un monde à part avec ses propres émotions » Ce monde de l’art est si merveilleux, conclut Clive Bell, « que dans mes moments de vertige folie, je suis tenté de croire que l’art pourrait être le salut du monde. »[19] « L’art de divertissement » qui, selon le philosophe anglais, R.G. Collingwood, est révélateur de cette culture superficielle qui est la nôtre aujourd’hui pourrait aussi sans peine être considérée comme une version populaire de l’évasion poétique préconisée par le romantisme.

L’absence d’une approche saine, franche et directe de la réalité si évidente dans notre culture et notre société contemporaine, est le résultat d’un courant de pensée très fortement marqué par l’impulsion romantique de se fabriquer des paradis artificiels. Dans sa dérive loin de Dieu l’homme moderne a ainsi tourné le dos à la réalité. Et dans cette fuite loin du monde créé par Dieu, l’Église chrétienne a fait un long bout de chemin en compagnie des romantiques.

Que Dieu nous accorde la grâce de revenir à la réalité.

David Estrada[20]

Traduit de l’anglais par Carl-Ove BERGMAN

« Si j’expose bien haut et le plus clairement possible tous les aspects de la vérité de Dieu, sauf justement tel petit point que le monde et le diable attaquent en ce moment, je ne confesse pas Christ, bien que j’en fasse ouvertement profession. C’est là où la bataille fait rage que se prouve la fidélité du soldat’; résister ailleurs, en étant absent justement là, ressemble à une fuite honteuse. »

Martin LUTHER

Cité par Francis Schaeffer, Dieu illusion ou réalité, Éditions Kerygma

[1]      Friedrich SCHLEGEL : Kritische Schriften, p. 322.

[2]      Romantic Pœtry and Prose. The Oxford Anthology of English Literature. Oxford University Press, New York, 9th printing, 1981, p. 3.

[3]      Ici le mot anthropologie est utilisé non pas dans son sens physique, mais dans son sens culturel. Il s’agit ici de l’étude des fondements de la conception que l’homme d’une certaine époque se fait de lui-même et des croyances et des institutions d’une société spécifique conçues comme fondement des modes de pensées et des structures sociales.

[4]      S. KIERKEGAARD : The Point of View of my Work as an Author. A Report to History, Harper and Row, New York, 1962, p. 74.

[5]      Ibidem : pp. 22-23

[6]      Lilian Furst.: Romanticism in Perspective (Le romantisme en perspective) Macmillan, London 1979, p. 279.

[7]      « … De tous ses collègues Novalis est celui qui réussit le mieux à définir ce qu’est le romantisme sans ambiguïté et avec cette finalité et cette clarté qu’exige le jugement… Nous ne pouvons venir à bout du romantisme sans examiner l’œuvre de Novalis. » Karl Barth : From Rousseau to Ritschl, SCM Press, London, 1959, p. 228.

[8]      Charles HODGE : Systematic Theology,. W. Eerdmans, Grand Rapids, Michigan 1952, vol. II, note p. 440.

[9]      Friedrich SCHLEIERMACHER : On Religion. Speeches to its Cultural Despisers, Harper and Row, New York, 1965, p. 36.

[10]    Voyez : Ch. HODGE : op. cit. II, p. 442-43 A notre époque, Paul Tillich ne se trouve pas dépassé par Schleiermacher dans son absence de recours à un fondement biblique. Dans les trois volumes que comporte sa Théologie systématique, on trouve, tout au plus, une douzaine de citations des Écritures.

[11]    En appliquant les principes de Kant à la théologie, Schleiermacher opère la réduction de toutes les doctrines du christianisme. Il ramène ce qui est constitutif à des concepts limitatifs. L’affirmation de l’existence de Dieu comme Être absolu et parfaitement contenu en Lui-même, n’ayant besoin de rien ni de personne, (conception de Dieu qui a été celle de tout le christianisme historique) est, selon Schleiermacher, une notion totalement dépourvue de signification. Toute idée de Dieu qui ne serait pas en fait une projection de l’esprit humain, serait sans aucun sens pour l’homme. Or, le mouvement romantique, dont Schleiermacher faisait partie, s’est, tout entier, emparé de cette idée moderne lui donnant une vie puissante, sinon titanesque. La littérature moderne, dans ses diverses formes est remplie partout de cette même notion. Voyez l’ouvrage capital de Cornelius Van Til : The New Modernism, The Presbyterian and Reformed Publishing Company, Philadelphia, 1947, p. 370.

[12]    On religion, p. 46.

[13]    L’homme est tout imagination. Dieu est homme. Il existe en nous, et nous, en lui. L’imagination est le corps divin dans chaque homme. Notes à la Siris de Berkekey dans Poésie et Prose, 818. Même Schleiermacher adopte un point de vue similaire au sujet de l’imagination. Par imagination, écrit-il, je n’entends pas quelque chose qui serait subordonné et confus, mais je conçois celle-ci comme la faculté humaine la plus haute et la plus originale. Tout le reste, dans la conscience humaine, est seulement un reflet de l’imagination, et, par conséquent, en dépend. En ce sens, l’imagination est la libre génération des pensées. (Ref. sur la Religion p. 98).

[14]    On religion, p. 55.

[15]    Ibidem, p.40.

[16]    Op cit. p.55.

[17]    « L’unité indifférenciée, chaotique, informe, sans structure architecturale et sans discipline dans laquelle nous vivons depuis cent cinquante ans ne peut plus continuer. » La Deshumanizacion de l ‘Arte, Revista de Occidente, Madrid, 1970, p. 20.

[18]    Jean-Paul SARTRE : L’imaginaire, Gallimard, Paris, 1948.

[19]    Clive Bell, The Significant Form in : Introductory Readings in Aesthetics. John Hospers, Ed. The Free Press, Macmillan, New York 1969, pp. 91, 92, 95.

[20]    David Estrada, qui étudia au Westminster Theological Seminary de Philadelphie sous Cornelius van Til, est professeur de philosophie esthétique à l’université de Barcelone.