Chrétiens d’Irak : Qui sont-ils ?
Les chrétiens d’Irak (comme ceux de Syrie, du Liban et de Palestine) descendent des habitants originels de ce pays qui ont entendu la prédication de l’Évangile dès le temps des Apôtres. Ils ne constituent donc pas un corps étranger introduit en terre d’Islam. Au contraire, même après l’invasion arabe, ils étaient encore largement majoritaires, mais leur nombre commença à diminuer au Xᵉ siècle, et aujourd’hui ils ne représentent plus dans cette zone (sauf au Liban) que de faibles minorités.
Actuellement, ils appartiennent à diverses Églises qui se sont séparées du tronc commun à la suite des Conciles d’Éphèse (431) et de Chalcédoine (451), tandis qu’aux XVIᵉ et XVIIᵉ siècles, une partie plus ou moins grande d’entre elles trouvait le chemin de l’union avec Rome. Tout cela devait engendrer une belle mosaïque d’Églises, parmi lesquelles il est parfois difficile à un Européen d’y voir clair, d’autant plus que chacune est parfois désignée sous plusieurs noms. Nous trouvons ainsi en Irak :
- les assyro-chaldéens, de rite chaldéen, issus du schisme d’Éphèse, et qui comprennent :
- les assyriens, ou « nestoriens » du nom de Nestorius, condamné à Éphèse)
- les chaldéens (catholiques unis à Rome)
- les syriens, issus du schisme de Chalcédoine, et qui comprennent :
- les syriens-jacobites ou « orthodoxes », ou encore souryanis,
- les syriens-catholiques unis à Rome au XVIIᵉ siècle.
Les uns et les autres utilisent la langue syriaque (dialecte araméen fort proche de la langue du Christ et des Apôtres).
- les arméniens.
Combien sont-ils ?
Il est très difficile d’évaluer leur nombre, car l’émigration est incessante. En 1977 une revue chaldéenne de Bagdad donnait les chiffres suivants :
- chaldéens (catholiques) 316 000 (353 500 en 1987, selon le Vatican)
- syriens – catholiques 40 000
- assyriens 82 000
- syrien-jacobites 29 700
- arméniens 19 000
- Total 486 700
Soit environ 3 % des 16 millions d’habitants de l’Irak.
Il convient de mentionner également diverses dénominations protestantes (notamment évangéliques et adventistes) dont les effectifs semblent faibles, mais qui ont fait preuve d’une grande vitalité pendant la Guerre du Golfe (témoignage, formation de groupes de prière, assistance matérielle), au point que l’Église Évangélique de Bagdad serait passée de 300 à 900 membres.
L’Irak, État criminel impitoyable
Pour bien comprendre dans quelle ambiance vivent les Irakiens, et donc aussi les chrétiens, il est absolument nécessaire de parler du régime qui a été instauré dans ce pays depuis juillet 1968 par un coup d’État du Parti Baas, régime qui fut confisqué en juin 1979 par Saddam Hussein à la suite d’un putsch accompagné d’une épuration massive qui en deux mois, coûta la vie à environ 500 baassistes de haut rang… Dans un livre au titre révélateur Irak, la machine infernale[1], un dissident exilé mais particulièrement bien renseigné, parle de ce pays comme « d’un musée des horreurs », « encore plus dément que celui de Kafka », comme d’un « État criminel plus impitoyable encore que les autres ». On va voir qu’il n’exagère pas.
Le Baas (Parti Socialiste Arabe Baas) se veut le messager du panarabisme, de la liberté et du socialisme, et l’article 41 de sa constitution adoptée en 1947 lors de sa fondation précise que « l’État est responsable de toute la pensée et de toutes les libertés. » Nous voilà donc en plein totalitarisme.
Le panarabisme baassiste se traduit en Irak par l’hégémonie de la minorité arabe sunnite (21 %), sur les Shiites (53 %) les Kurdes (sunnites, 14 %), et tous les non-musulmans. Mais, en fin de compte, la direction du parti tomba aux mains d’un sous-groupe de la secte minoritaire : le clan Takriti et de son chef, Saddam Hussein, qui dès sa jeunesse s’était imposé comme un assassin sans scrupules.
Quant à la liberté baassiste elle est socialiste, selon l’idée léniniste que les intérêts des masses populaires ne peuvent être représentés correctement que par le Parti, réceptacle de ces intérêts et de la volonté nationale, et réalisés par l’État.
Continuant sur cette lancée, le Baas professe qu’un vrai baassiste « doit avoir une haine farouche et meurtrière envers toute personne qui ne partage pas ses idées », puisque « l’idée combattue… est incarnée dans la personne physique, de sorte que celle-ci doit donc être physiquement éliminée pour que l’idée disparaisse aussi. » La violence a donc été institutionnalisée, afin de créer par la peur, érigée en postulat de sa légitimité, une véritable société de masses, dans laquelle les individus sont coupés de leurs racines et de leur passé. Le pouvoir dispose à cet effet d’un instrument multiforme : Police (et notamment les trois branches de la Police secrète), Armée, Milice du Parti, Garde-frontières, etc. La Police secrète, qui est bien entendu l’institution la plus puissante, a été réorganisée en 1973 à la suite d’un accord secret conclu avec Andropov, alors chef du K.G.B. soviétique (aide technique et matérielle du K.G.B., entraînement du personnel en U.R.S.S).
Pour amener l’individu à se fondre dans la masse et à perdre sa propre identité, le régime consacre tous ses efforts à violer systématiquement la vie privée du citoyen dès son plus jeune âge, à le terroriser, à générer et entretenir la peur généralisée, notamment la peur d’être torturé à la première occasion. En effet la torture institutionnelle et systématique n’a cessé de se développer pour devenir une routine, et cela sous les formes les plus barbares, les plus abjectes, les plus atroces, dont les exemples abondent.
La torture est complétée par la terreur (aveugle ou sélective) pratiquée dans des régions entières, notamment au Kurdistan. À ce sujet nous avons pu lire les rapports dans lesquels Amnesty International a relaté tous les crimes commis en Irak contre la personne humaine de 1987 à 1989, rapports qui soulèvent l’écœurement. On y relève par exemple des précisions sur divers cas de terreur aveugle pratiquée contre des villages kurdes :
- mi-avril 1987, attaque à l’arme chimique de la vallée de Balisan.
- les 16 et 17 mars 1988, environ 6 000 civils furent tués et des milliers atteints lors d’une attaque de la ville de Halabja à l’arme chimique.
- le 2 avril 1988, exécution de 400 civils kurdes atteints en mars par l’attaque à l’arme chimique de villages dans la région de Qaradagh.
- Entre les 25 et 27 août 1988 plusieurs milliers de civils furent tués et des milliers d’autres blessés, lors d’attaques de villages kurdes par des chars et hélicoptères avec emploi de l’arme chimique.
Pour ces trois années Amnesty mentionne également des formes de terreur sélective (mais massive) : innombrables arrestations et exécutions d’opposants au régime, ou supposés tels (Kurdes, membres de partis interdits, étudiants, opposants chiites). Pour résumer, on peut relever que de 1987 à 1989 des centaines de ces malheureux ont été exécutés chaque année, bien souvent sans jugement. Par ailleurs au cours de ces trois années et des années précédentes, des milliers de gens ont « disparu » sans laisser de traces, parfois après avoir été emprisonnés. Et en 1990 Amnesty a mentionné le cas de 396 enfants mineurs (certains âgés de 14 ans) arabes et kurdes qui depuis 1980 ont été arrêtés, torturés et exécutés.
Fin 1991, la presse a signalé qu’après la Guerre du Golfe, tous les efforts de Saddam Hussein ont convergé vers le renforcement du caractère policier de l’État, mutant sans cesse ses collaborateurs les plus proches.
Rôle de la désinformation
Telle est l’ambiance générale dans laquelle doivent vivre les chrétiens d’Irak. Mais quel est leur sort particulier, en tant que membres d’une minorité non-musulmane ? Sont-ils discriminés ? ou même persécutés ? ou encore tolérés çà et là pour des raisons politiques ou militaires ? Pour y voir clair on serait tenté – solution de facilité – de se référer d’abord aux déclarations de certains hommes d’Église irakiens. Eh bien ! c’est précisément ce qu’il ne faut pas faire, car on entre là dans le domaine de la désinformation, laquelle contient une part de vérité destinée à faire valoir un ensemble de fabulations, de contre-vérités, de mensonges.
Pour comprendre comment des hommes d’Église ont pu en arriver là, il suffit de rappeler que, sous l’effet de la peur et de la violence, la vie publique est devenue en Irak un véritable tissu de mensonges, et que le pouvoir est parvenu à faire agir et parler l’individu en fonction d’une « réalité » fabriquée de toutes pièces, et en fonction du culte de la personnalité dont est l’objet Saddam Hussein, à l’instar de Staline et de Ceausescu. Donc il n’y a pas lieu de s’étonner si ces hommes d’Églises cultivent la désinformation, et se comportent comme l’ont fait en leur temps leurs homologues orthodoxes russes ou roumains.
En outre nous pensons personnellement qu’ils sont marqués à leur insu par douze siècles pendant lesquels les chrétiens d’Orient ont été considérés par le pouvoir musulman (arabe, puis turc) comme des sujets de seconde catégorie, les « dhimmis » soi-disant protégés mais soumis à toute une série d’obligations ayant pour but de les humilier.[2] Pendant ces douze siècles, ce conditionnement psychologique a pénétré l’individu, coloré son âme, modelé sa démarche et son comportement, de sorte qu’il ne semblerait pas exagéré de penser qu’il doit bien en rester des traces aujourd’hui en Irak dans le subconscient de divers prêtres et hiérarques chrétiens.
À la tête de ces artisans de la désinformation ecclésiastique, on trouve le Patriarche de l’Église chaldéenne, Mgr Bidawid, qui ne cesse de se répandre en louanges sur Saddam Hussein et sur la liberté religieuse accordée aux chrétiens d’Irak. Pour marquer sa position à ce sujet, le nᵒ 1 irakien avait tenu, lors d’une interview télévisée accordée au Patriarche en mai 1989, à « réitérer sa foi dans un humanisme universel inhérent à toutes les religions », ce qui laisse rêveur. En échange, Mgr Bidawid n’a pas hésité à appeler Saddam « Son ami », et à se flatter d’entretenir les meilleures relations avec le Parti Baas…
Mais le Patriarche a donné toute sa mesure lors d’une tournée de propagande pro-Saddam effectuée en Occident fin 1990 « en mission de paix » pour réclamer la levée de l’embargo contre l’Irak et le retrait des troupes occidentales stationnées en Arabie Saoudite. Aussi bien lors du Synode de Rome qu’à Paris, en Grande-Bretagne et aux USA, il a en effet prononcé plusieurs discours dithyrambiques sur la liberté religieuse et sur la situation en Irak. Lors de ce voyage il a dressé un portrait très flatteur de Saddam Hussein : « Le Président n’est certes pas un saint, mais il est certainement l’homme politique le plus juste que nous ayons eu jusqu’à présent. C’est un homme de dialogue, très compréhensif, très gentil et généreux. » Le Patriarche a hélas la mémoire très courte, car le despote irakien n’a guère fait preuve de ces qualités ni envers les Kurdes, ni envers les chrétiens assyriens (victimes de persécutions dont nous reparlerons plus loin).
Mais là où ce vénérable Patriarche se surpasse dans la désinformation, c’est lorsqu’il attire l’attention sur le fait que le gouvernement irakien n’a jamais cessé de s’intéresser aux chrétiens assyriens vivant aux USA. Cet intérêt est à rapprocher du fait que depuis 1976 le régime planifie la liquidation de ses opposants exilés, et que des tentatives d’assassinat, réussies ou non, ont eu lieu un peu partout. Les leaders des chrétiens assyriens exilés sont particulièrement visés, et le pouvoir de Bagdad a tenté à plusieurs reprises de les éliminer physiquement. C’est ainsi qu’en 1978, lors du 11ᵉ Congrès de l’Alliance Universelle Assyrienne, neuf participants ont été empoisonnés au cyanure de potassium. Et en février 1990 le F.B.I. américain a découvert un complot visant à assassiner le Dr Sargon Dadesho, président de L’Association Assyrienne de Modesto (Californie). L’enquête a montré que la piste remontait à la délégation irakienne aux Nations Unies, preuve de « l’intérêt » que Saddam Hussein porte aux chrétiens assyriens vivant aux USA.
Continuant à souligner les liens existant entre Saddam Hussein et les communautés chrétiennes, le Patriarche a cité comme preuve le fait qu’un grand nombre de ses gardes de corps personnels seraient des chrétiens, ce qui ne veut rien dire, car le despote a simplement voulu éviter ainsi l’infiltration des fondamentalistes musulmans. Par ailleurs, connaissant les pratiques du régime, on aimerait savoir comment ces chrétiens ont été recrutés, et quelles pressions sont exercées, notamment sur leurs familles, pour s’assurer de leur fidélité inconditionnelle.
Actuellement, le Patriarche Bidawid continue ses tournées de désinformation, c’est ainsi qu’en mars 1992, accompagné de l’archevêque Mar Gregorius, de Saliba (près de Mossoul), il a participé à un séminaire à Hambourg, au cours duquel ces deux hiérarques ont encore prétendu que les chrétiens n’étaient pas persécutés en Irak.
De son côté, l’Évêque arménien de Bagdad apporte sa contribution à la désinformation, car, parlant à New York fin 1991, il a, lui aussi, affirmé qu’il n’y avait pas de persécutions de chrétiens en Irak.
Divers prêtres, manifestement conditionnés comme l’ensemble du peuple irakien, tiennent devant leurs interlocuteurs des propos certes positifs, mais où perce parfois une certaine gène, et le souci de ne pas se distinguer de ce peuple.
C’est ainsi qu’en décembre 1990 (avant le déclenchement des hostilités de la Guerre du Golfe), lors d’une visite guidée par le pouvoir pour des journalistes dans le nord de l’Irak, le Frère Jonas, du monastère chaldéen de Rabban Hormisz a déclaré : « Les chrétiens sont très heureux en Irak. Le régime est très bon pour eux. » Mais malgré ses accents de sincérité on sentait en lui une certaine gêne, car il évitait soigneusement le regard des « guides » officiels qui escortaient les visiteurs. Quant à son supérieur, le Père Abraham, il témoigne ainsi de la situation des chrétiens dans ce pays : « Nous devons nous intégrer, et ne pas poser de problèmes. Nous sommes Irakiens avant d’être chrétiens. » Ce religieux a-t-il oublié ce passage des Actes où Pierre et les Apôtres répliquent ainsi au Sanhédrin : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ! » (Actes 5:29) ?
Dans des déclarations faites à la fin de 1991 par un prêtre d’une certaine envergure, le P. Georges Casmoussa, curé de l’église chaldéenne Mar Homas de Mossoul, celui-ci évite d’aller au fond du problème. Il affirme certes qu’il n’y a pas de discrimination contre les chrétiens, ce qui ne correspond guère à la réalité (voir ci-dessous). Mais il admet qu’il existe un sentiment d’insécurité, et qu’il y a « des difficultés sérieuses », tout en se gardant bien de donner des précisions, et il reconnaît que 5 à 10 % de la communauté chrétienne du Nord de l’Irak a quitté le pays. Pour résumer, il concède que les chrétiens d’Irak « sont une minorité qui vit sous l’œil d’une majorité écrasante qui se sent toujours la plus forte. » Sans le déclarer, il pense sans doute comme le P. Abraham qu’il ne faut « pas poser de problèmes ».
Statut des chrétiens
Ce que nous pouvons savoir du statut des chrétiens d’Irak (les chrétiens assyriens mis à part) montre qu’ils font l’objet de certaines discriminations, mais pas, semble-t-il, dans la fonction publique, ni pour ce qui concerne la construction d’églises. Saddam Hussein se plaît à affirmer que l’Irak est un pays laïque, cela conformément à la tradition du Parti Baas, mais toutefois l’article 4 de la Constitution précise que l’Islam est la religion principale du pays.
Par ailleurs le gouvernement a grignoté de longue date les droits des minorités chrétiennes en matière scolaire, car les écoles chrétiennes ont été nationalisées, et il n’y a pas d’enseignement religieux chrétien dans les écoles publiques (sauf si au moins 50 % des élèves sont chrétiens… cas sans doute plutôt rare).
Comme dans tout État musulman, les chrétiens sont discriminés en matière de mariage : un chrétien ne peut épouser une musulmane, mais un musulman peut épouser une chrétienne, car il peut alors lui imposer sa religion. Par ailleurs les enfants d’un chrétien converti à l’Islam deviennent automatiquement musulmans : certes à l’âge de 18 ans, et cela seulement pendant quelques mois, ils peuvent choisir leur religion, mais certains ignorent cette possibilité, ou bien oublient de choisir. Par ailleurs il convient de signaler certaines pressions exercées sur des chrétiens assyriens pour les contraindre à se convertir à l’Islam (déclaration de chrétiens assyriens réfugiés à Chypre).
Saddam Hussein et les chrétiens
La politique du despote de Bagdad à l’égard des chrétiens revêt deux aspects ; c’est en fait celle « du bâton et de la carotte ». Le « bâton » est utilisé pour poursuivre sur une échelle accrue les persécutions inaugurées par ses prédécesseurs contre l’Église Assyrienne du Nord de l’Irak. En dépit des affirmations du Patriarche Bidawid, nous insistons sur le fait qu’il s’agit bien de persécutions. Étant donné l’ampleur de cette question, nous nous réservons de la traiter dans un article ultérieur, et nous nous bornerons ici à les résumer brièvement : arrestations, tortures, exécutions sans jugement, bombardement au gaz moutarde de plusieurs villages assyriens en 1987 et 1988 (2 000 chrétiens gazés), destruction d’églises et de monastères dans le Nord.
Vis-à-vis des autres Églises chrétiennes, et notamment de l’importante Église Chaldéenne, le pouvoir agit avec souplesse, dans le but de les intégrer dans une « nouvelle société pluriculturelle », de les utiliser contre les Kurdes et les Shiites, et de s’appuyer sur leurs élites et sur leurs cadres (notamment pour la reconstruction du pays pendant et après la guerre contre l’Iran). Ces chrétiens, plus ou moins en liberté surveillée (voir plus loin) ont bénéficié de la « bienveillance » du régime. Les revues ou livres chrétiens auraient le droit d’être édités et diffusés, en particulier La Pensée Chrétienne (mensuel – 8 000 exemplaires), à Mossoul. On met complaisamment en évidence le fait que des églises et monastères ont été restaurés, mais on oublie de mentionner le nombre important de ces bâtiments qui ont été détruits par le pouvoir dans le Nord du pays (85 depuis 1979 selon La Société pour les peuples opprimés). Par ailleurs Saddam Hussein a fait don d’un terrain à son ami Bidawid pour y construire un nouveau Patriarcat, et en 1990 il a fait cadeau de superbes voitures à plusieurs chefs d’Églises chrétiennes.
Certains chrétiens, mieux éduqués et souvent plus riches que les musulmans, ont trouvé des postes dans l’administration et le gouvernement, d’autres dans le commerce et les professions libérales. On met souvent en évidence le cas de Tareek Azis, chrétien chaldéen, Ministre des Affaires Étrangères, puis Vice Premier Ministre, qui doit sa position à des années de lutte aux côtés de Saddam Hussein. Mais à ce sujet il y a tout lieu de s’étonner de ce qu’un « chrétien » puisse se faire pendant des années le complice d’un tyran aussi sanguinaire…
Mais cette « politique de la carotte » ne semble pas avoir conquis le cœur de tous les chrétiens. En effet, selon des précisions qu’a fournies à la « Société pour les peuples menacés » (Göttingen) une doctoresse chrétienne chaldéenne de 60 ans réfugiée en Allemagne, la hiérarchie et certains prêtres de l’Église Chaldéenne font l’objet de vives critiques de la part des chrétiens à cause de leur compromission avec le régime. En conséquence, de nombreux membres de cette Église, qui avaient tenu de tels propos critiques, ont été enlevés par les services secrets irakiens et ont disparu sans laisser de traces. Cette doctoresse a été elle-même arrêtée, puis maltraitée et violée, mais elle a pu fuir en mars 1992 via la Jordanie.
Elle ajoute que Saddam Hussein entretient un réseau d’espionnage à l’intérieur des Églises, réseau dont font partie des prêtres, et qui s’infiltre notamment parmi les milliers de réfugiés assyro-chaldéens en Jordanie.[3]
Attitude de la population musulmane
Diverses informations montrent que dans la vie quotidienne, les chrétiens d’Irak sont çà et là en butte à toutes sortes de vexations et harcèlements de la part des musulmans, avant tout des kurdes et des chiites.
C’est ainsi qu’à la fin des années 1980, un prêtre chaldéen de Mossoul signalait l’hostilité des milieux chiites, surtout dans les villages, où il arrivait par exemple que des jeunes filles chrétiennes soient enlevées, et mariées de force à des musulmans. Dans le village de ce prêtre on ne peut aller à la messe seul : « On vous jette des pierres.[4] Il faut d’abord aller chez le voisin, et avec lui chez un troisième chrétien, et ainsi de suite. Quand le groupe est assez nombreux, on va ensemble à l’église, et si on vous lapide on se partage ainsi les pierres… Nos épreuves font partie de notre identité de chrétiens du Moyen-Orient. »
En 1990 deux jeunes chrétiens d’Irak étudiant à Paris ont fait état d’informations illustrant bien ce qu’est « l’identité de chrétiens du Moyen-Orient ». L’un d’eux, syrien-orthodoxe signale que depuis une dizaine d’années (soit 1980) les relations entre son Église et les musulmans se sont tendues : « Une fois on nous interdit de faire sonner les cloches, puis une autre de célébrer un baptême, ou bien encore on rationne le village en eau. Des nouvelles alarmantes parviennent de plus en plus souvent sur la situation des chrétiens d’Irak. Nous sommes des otages oubliés. » L’autre étudiant, un chaldéen, signale l’aggravation de la situation (1990) dans les villages isolés, où les musulmans sont de plus en plus hostiles : vols de bétail, attentats, enlèvements, destruction d’habitations, extorsions de biens, meurtres. Les autorités locales ne réagissent pas.
Avant la Guerre du Golfe, la vie des chrétiens à Zakho et dans les villages voisins (Nord de l’Irak) était déjà très difficile à cause de l’hostilité des musulmans kurdes. Lors de chaque office religieux, le Mukhabarat (police secrète) était présent pour assurer la sécurité des croyants, ce qui n’empêchait pas les Kurdes d’attaquer les chrétiens hors de l’église ou de leur jeter des pierres. Mais par suite de la présence de la police pendant les offices, les prêtres se trouvaient obligés de faire des déclarations favorables au gouvernement, ce qui n’était pas de nature à améliorer les rapports avec les Kurdes. Par ailleurs les chrétiens ne pouvaient se rassembler librement pour des études bibliques ou des réunions de jeunes, ils le faisaient seulement en secret, en groupes de dix à quinze.
Cette hostilité des Kurdes contre les chrétiens d’Irak est le fruit d’une longue tradition qui s’est manifestée au cours des siècles par des actions militaires, des razzias et des pogroms. On peut citer à titre d’exemple qu’en 1261 les Kurdes ont massacré les chrétiens de la région Mossoul-Ninive puis se sont emparés, après un siège de quatre mois, du monastère de Mar Mattaï (centre spirituel jacobite), où s’était réfugiée la population. En 1933 les Kurdes ont participé de bon cœur à un pogrom organisé à Simele (au nord-ouest) contre les chrétiens assyriens par l’armée iraki (plusieurs centaines de morts). Au début des années 1960 ils ont mis à sac l’évêché d’Amadyya, et dans les années 1970 ils ont encore pourchassé les chrétiens.
La Guerre du Golfe (1990-1991), au cours de laquelle le Patriarche chaldéen Bidawid a soutenu totalement Saddam Hussein, a encore exacerbé l’hostilité des Kurdes contre les chrétiens, plus spécialement contre l’Église chaldéenne. D’ailleurs la majorité des chrétiens du Nord de l’Irak n’a pas suivi les Kurdes dans leur exode vers la Turquie (seuls 10 000 chrétiens sont partis) et cette attitude a été perçue par eux comme une forme de collaboration avec le régime de Bagdad. Cela a été de leur part l’origine de multiples actions de représailles contre les chrétiens après les hostilités. À titre d’exemple, l’assassinat du maire chrétien de Benatha commis le 19 mai 1991 par des Kurdes rentrés de Turquie. Cet acte de violence, ainsi que d’autres, a poussé les chrétiens émigrés à rester en Turquie, et d’autres, plus nombreux encore, à quitter l’Irak.
Étant donné le manque total de transparence en Irak, pays de la peur, du mensonge et de la désinformation institutionnalisés, il ne nous a pas été possible d’avoir d’autres informations sur la situation des chrétiens irakiens, à part celles qui concernent le sort peu enviable des chrétiens assyriens, et dont nous ferons état dans un prochain article. Mais ce qui a été exposé aujourd’hui permet de conclure que les chrétiens d’Irak se trouvent aux prises avec trois forces (le sanguinaire parti Baas au pouvoir, les chiites fondamentalistes et les kurdes musulmans) et que la vie des Églises est finalement caractérisée par les quelques déclarations mentionnées plus haut : « sentiment d’insécurité », « difficultés sérieuses », « ne pas poser de problèmes », « Irakiens avant d’être chrétiens », « otages oubliés ».
Frédéric Goguel
20 septembre 1992
[1] Jamir al KHALIL (pseudonyme) : Irak, la machine infernale, Éditions J.C. Lattes, Paris, 1991
[2] Voir Résister et Construire, nᵒ 13-14 d’octobre-décembre 1990 : Chrétiens en terre d’Islam p. 28-29. La sourate 9 du Coran ordonne au verset 29 : « Faites la guerre aux gens du Livre jusqu’à ce qu’ils paient le tribut et soient humiliés. »
[3] Bulletin Eglisi (Belgique). nᵒ 251 du 15 juin 1992
[4] Le jet de pierres contre les chrétiens (et les juifs) a été une pratique courante dans diverses régions de l’ex-Empire Ottoman (encore au début du XXᵉ siècle.