« Mon âme est attachée à la poussière : fais-moi vivre selon ta parole !
Je raconte mes voies, et tu me réponds : enseigne-moi selon tes préceptes !
Fais-moi comprendre la voie de tes statuts, et je méditerai sur tes merveilles !
Mon âme pleure de chagrin : relève-moi selon ta parole !
Écarte de moi la voie de la fausseté, et accorde-moi la grâce de suivre ta loi ! » (Psaume 119:25-29)
Je ne cherchais pas Dieu. Je faisais partie de cette classe d’hommes – si commune aujourd’hui – qui trouvent une justification à leur existence dans l’intensité de leurs sentiments. Pourvu d’une vive sensibilité, je me situais au-dessus du commun des mortels, parmi cette élite que Stendhal appelait les happy few, ces élus cultivés et intelligents dont la vie n’est pas limitée par la banalité et la médiocrité de la plèbe.
Je n’ai pas choisi Dieu. En fait, il m’était indifférent. Cette hypothèse n’était pas plus nécessaire au bon fonctionnement de mon psychisme qu’elle ne l’était à l’univers mécanique de Laplace. D’autres pouvaient s’y intéresser. Moi pas. Et lorsque mon frère me parlait d’un ami commun ayant fait une expérience remarquable de Dieu, je lui riais poliment au nez. De telles choses n’existaient tout simplement pas ! Il trouva désormais plus prudent de garder le silence.
C’est que Dieu ne m’intéressait pas. Ce n’était pas que je m’opposais à Lui ; cela lui aurait accordé beaucoup trop d’importance ! Il ne méritait pas tant d’attention. Non que j’eusse été élevé dans un milieu laïque et profane. Bien au contraire. Mes parents avaient quitté les aises d’une vie confortable en Suisse pour suivre en Afrique leur vocation impérieuse de missionnaires. Et n’imaginons pas là un christianisme hypocrite et de façade. Une foi vécue au travers de difficultés, de sacrifices et d’épreuves ; une foi vigoureuse et joyeuse fondée sur la Bible, constamment lue et méditée en famille… et surtout obéie coûte que coûte. Une foi remplie des saveurs de la vie et de ce parfum sauvage qu’exhale la terre asséchée, soudainement abreuvée par la pluie bienfaisante des premiers orages de l’été.
J’admirais, je respectais, j’aimais mes parents. Nulle révolte contre eux mais, à tout dire, leur religion ne m’intéressait pas. Pour eux, elle était certes utile. Je n’en avais pas besoin. Je me suffisais à moi-même. L’intensité de mes sentiments justifiait mon existence. Je pouvais sans peine me passer de leur Dieu. Non que je n’aie été frappé d’inquiétudes. Mais de telles angoisses faisaient partie de ma situation existentielle qui se suffisait à elle-même.
En 1960, je quittais mon Afrique du Sud natale pour poursuivre des études d’histoire à la Sorbonne. Je la quittais, fiché par la police secrète, affublé du titre de communiste pour mon indignation exprimée sans prudence face aux criantes injustices du racisme de ma patrie. Mais jamais je n’ai été dupe des fadaises réductrices du marxisme ! Je découvris alors un Paris qui enchanta ma soif de lumière, de clarté et d’équilibre humain. Mais l’enchantement ne dura guère. Rapidement, je découvris que sous le vernis de cette société qui jetait la pierre à mon pays, se cachait une concentration de corruption, d’iniquités et d’indifférence aux hommes qui, par contraste, faisaient de l’Afrique du Sud un paradis. C’était l’époque où le gnome du Quartier Latin, Jean-Paul Sartre, régnait encore en maître des esprits et des mœurs. Par sa doctrine et son exemple, il allumait – chez un Pol Pot par exemple – la mèche d’un nouveau génocide socialiste.
Avec l’exaltation de mes sentiments, de mon moi, venait aussi, immanquablement, le dégoût de cet enfer que sont les autres, l’horreur d’un monde irrémédiablement pourri, un monde où les bons sentiments n’étaient que trop souvent le masque souriant des pires turpitudes. Le bien était en moi ; le mal dans le monde. Ce dégoût était renforcé par mes recherches. Elles étaient consacrées à l’histoire de la colonisation du bassin du fleuve Congo avant la Première Guerre mondiale. Le Congo fut alors livré par le pouvoir colonial belge et français à une liberté de commerce privée de tout frein politique. Le résultat d’un tel esprit de lucre à l’état pur, ce Cœur des ténèbres dont parle si justement Joseph Conrad qui vécut cette horreur, une barbarie sans nom qui fit plus de cinq millions de morts chez les indigènes et ouvrit toute grande la porte à l’ère des génocides.
Mais mon indignation prenait de l’essor. D’où donc pouvait venir cette abdication sans pareille du pouvoir politique face à l’agressivité sans frein dans la recherche du profit, des dividendes ? D’où pouvait donc provenir une telle coupure entre éthique et commerce, entre éthique et politique ? Il me fallait remonter le cours de l’histoire – mes recherches connaissaient alors un tel débordement qu’elles devenaient académiquement intraitables ! – et je découvris l’affrontement sans merci dans notre vieille Europe de deux civilisations, celle de l’être et celle du paraître ; celle des apparences – l’esprit de cour de toutes les époques (qui conquiert aujourd’hui les âmes par les charmes du petit écran) – et celle des réalités temporelles, morales et spirituelles. Une civilisation paysanne, nobiliaire et artisanale opposée à la civilisation de la cour, de la finance et des fastes d’une religion de façade férocement persécutrice. L’époque de la Réforme et de la Renaissance fut un des derniers grands moments de l’histoire de l’Europe où s’affrontèrent ouvertement, et presque à armes égales, ces deux mondes, ces deux modes de civilisation.
Je découvrais, dans mes études poussées jusqu’à l’examen du style comme expression de ces deux mondes, que la marque de cette opposition se trouvait jusque dans la poésie. Car ce combat était aussi celui de deux esthétiques : celle où l’accent est mis sur la recherche formelle de la beauté – Pétrarque, Ronsard, Malherbe, et même Racine – et celle dont le style fortement travaillé est avant tout mis au service de l’expression la plus adéquate de la vérité ; c’est la tradition de Rutebeuf, d’Eustache Deschamps, de Villon, de Théodore de Bèze et d’Agrippa d’Aubigné après leur conversion, finalement de Molière, même d’un certain Céline. Une telle quête de vérité dans la littérature me conduisit à étudier les prosateurs du XVIᵉ siècle pour découvrir ce qu’ils pouvaient eux aussi apporter à l’explication de notre commune histoire. C’est ainsi que je tombai sur Jean Calvin, par le biais de son style !
C’est alors, un dimanche soir de printemps du milieu des années soixante, que – sur un quai de la gare de Neuchâtel où j’enseignais dans un Collège – tout bascula. J’attendais le train qui devait emmener chez elle une amie avec laquelle je venais de passer une journée joyeuse et paisible. D’un instant à l’autre, tout ce que j’étais, tout ce pourquoi j’avais travaillé pendant tant d’années, s’effondra. Je perdis d’un coup, et il me sembla irrémédiablement, le sentiment même d’exister. La sensation de la présence de mon corps m’avait quitté. Je touchais mes mains, ma tête, mes jambes… il n’y avait rien. Et cette amie bouleversée me demandait : « Où es-tu ? » Ainsi qu’Adam devant la même question que lui posait son Dieu après la prise du fruit défendu, je ne pouvais répondre. Il me fallait faire le constat de ma propre mort, d’une fin définitive, absolue. Il ne pouvait plus guère être question de suicide. La chose était faite. Et cela sans angoisse, car tout sentiment m’avait quitté. Il ne restait qu’une froide lucidité. « Je suis foutu, définitivement foutu ! », était ma seule réponse aux questions de l’amie qu’emportait le train.
Plus tard, bien plus tard, j’ai commencé à comprendre ce qui m’était arrivé ; que Dieu, dans sa miséricorde, en un clin d’œil, avait tiré le voile sur la vanité de ma vie, sur mon orgueil sans borne, en me montrant dans ma propre chair que le fruit, l’unique salaire du péché est, comme toujours, la mort ; que sans Lui j’étais effectivement, spirituellement, mort. Il révélait en moi-même cette dépravation, cette privation de sens et de vie qui, jusqu’alors, m’avait fait horreur chez les autres.
Mais la vie continue, même pour ceux qui découvrent qu’ils sont morts. Je m’en retournais, le train parti, dans la mansarde sous les combles que je louais à une famille d’Italiens au-dessus des jardins de l’Hôpital Pourtalès. C’est là que m’attendait le texte de Calvin – le Traité des Scandales – que j’étudiais alors et dont m’enchantaient la vivacité, la précision, le rythme passionné et l’humour d’un style servant à porter une pensée vigoureuse et forte. Le livre était ouvert sur ma table, mais ce n’était plus le style qui allait maintenant arrêter mon attention mais le message biblique lui-même.
Cet état d’anéantissement existentiel ne me lâchait pourtant pas. Mais le sentiment du désespoir en était absent et c’est dans la froide lucidité que ma vie était finie, que je m’assis devant le texte ouvert sur ma table. Et mon regard fut frappé par ces mots : « Quiconque dans l’angoisse crie à Dieu, Dieu ne le délaissera jamais. » J’ignorais alors que Calvin ne citait ici que la promesse d’un Psaume, mais ce texte de la Parole de Dieu ne me lâcha plus. Comment, me disais-je, Calvin avait-il pu rédiger une pareille phrase ? Oui, je comprends bien l’angoisse enfin. Mais un Dieu inexistant, comment donc pourrait-il garder celui qui se confierait à son non-être ? Mais attends donc, me suis-je dit. Tu ne sais pas tout. Peut-être que le Dieu de Calvin existe véritablement. Et suivant l’exemple que donne Pascal – et que j’ignorais alors – je fis mon propre pari. S’il n’existe pas, tu n’as rien à perdre. Mais, s’il existe, tu peux encore tout gagner ! Et, ignorant alors également tout de Charles de Foucauld, j’ai répété la prière désespérée qu’il adressa si longtemps et sans relâche au Dieu Saint et Tout-Puissant que notre péché nous rend incapables d’atteindre par nous-mêmes. Avec la prudence de celui qui n’a plus rien à perdre, je mis soigneusement les choses au net. Je dis en gros ceci à Dieu : « Soyons clairs ! Je ne crois pas en toi. Mais, je ne suis pas omniscient. Si tu existes vraiment – ce que je doute fort – ce n’est pas à moi à te trouver. C’est à toi à te révéler à moi. »
Et, même à une foi aussi lacunaire, aussi incrédule, le Dieu Tout-Puissant et miséricordieux répond. Comme en témoigne Calvin en citant le psalmiste, Dieu sauve par sa grâce souveraine et efficace, l’homme le plus désespérément perdu. Rien ne se produisit de tangible. Mon état d’anéantissement persistait, et persista encore de longs mois. Mais dès cet instant, je basculais du monde du péché dans le règne de la grâce, de celui où Satan gouverne les hommes, dans le royaume de Dieu et de son Christ. Pendant quinze longs mois, la conviction de mon état de péché devant mon Créateur saint et juste ne fit que grandir avant que, émerveillé, j’aie commencé à découvrir, enfin, que cette colère impétueuse de Dieu que je méritais si justement, était tombée pour moi, à la croix de Gologotha, sur son Fils bien-aimé, notre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ, Dieu fait homme, seul Médiateur entre le Père et les hommes.
C’est ainsi que le seul vrai Dieu, Créateur du ciel et de la terre, Soutien infaillible de sa création, Maître de l’histoire, Souverain Législateur et Rédempteur de son peuple – cette Église, qu’il s’est acquise par le sacrifice de son Fils à la croix – se fit connaître à moi. Dans mon émerveillement, je découvris que ce Dieu-là était entièrement digne de toute ma confiance ; et que sa Parole écrite, la Bible, était vraie, totalement fiable.
C’est ce Dieu-là qui me conduisit à changer de métier et à reconstruire une vie ruinée par le péché, non en consultant un psychiatre, mais en travaillant cinq ans comme jardinier d’abord, puis dix années comme porteur de valises à la gare de Lausanne, et maintenant comme ouvrier postal. C’est ce Dieu-là qui utilisa de tels moyens pour travailler à la patiente transformation de mes pensées pour, petit à petit, conformer mon intelligence aux normes infaillibles de sa sainte Parole. C’est à la constance de sa grâce que je dois de croire en Lui, de vivre par Lui, aujourd’hui. C’est ce Dieu-là qui nous conduit jour après jour, à travailler à amener toutes nos pensées et toutes nos actions à l’obéissance que nous devons à son Fils, notre Seigneur Jésus-Christ. C’est Lui encore, je le crois fermement, qui me gardera pour la vie éternelle.
Je le loue de tout mon cœur pour son œuvre de Créateur et de Rédempteur, œuvre d’une splendeur et d’une magnificence incomparables. C’est à Lui seul que revient toute gloire, Père, Fils et Saint-Esprit.
Jean-Marc Berthoud