C’est sous cette dénomination qu’un colloque tenu à Bruxelles en mars 1991, et rassemblant plus d’une vingtaine d’experts venus d’Allemagne, de Belgique, de France, des Pays-Bas et de Suède, a groupé les chrétiens des diverses églises de langue syriaque ou araméenne vivant dans la zone en question, et qui sont en fait des « chrétiens oubliés », en voie de disparition. Il s’agit d’Assyro-chaldéens et de Syriaques (syriens) jacobites, dont le nombre ne cesse de décroître par suite de l’émigration et était estimé en 1991 à :
— Assyro-chaldéens, séparés de l’Eglise d’Orient à la suite du Concile d’Ephèse (431): 500 Assyriens (ou Nestoriens), 6400 Chaldéens.
—Syriaques jacobites, séparés après le Concile de Chalcédoine (451) : 20 000 à 30 000.
Comme leurs coreligionnaires de Mésopotamie (Irak actuel), ils ont d’abord été sujets de l’Empire Byzantin où, à cause des schismes ci-dessus, ils ont été persécutés, tant par l’empereur que par le patriarche orthodoxe grec, qui tous deux poursuivaient une politique d’unification religieuse. Cette politique a été notamment exprimée par certaines dispositions des Codes Théodose (438) et Justinien (534) qui ont justifié dans tout 1 ’ Empire la persécution des chrétiens schismatiques (et celle des Juifs et des païens). Cette persécution, plus ou moins violente, s’est manifestée en particulier par le pillage de leurs églises ou monastères, ainsi que par des tortures et même des massacres.
Plus tard, ces chrétiens sont passés sous le joug des Turcs ottomans, et réduits à la condition de “Dhimmi”, citoyens de seconde catégorie, soi-disant “protégés”. Et lors du démembrement de T Empire ottoman, ceux du Bohdan, du Hakkari (à la frontière irakienne) et du Tur Abdin (à la frontière syrienne) se virent englobés dans la Turquie de Kemal Atatürk.
Persécutions et exactions
Malgré leur statut de “protégés” (en échange d’un impôt spécial !), les chrétiens assyro-chaldéens et syriaques ont connu des périodes de persécutions sanglantes, qui se sont aggravées au milieu du 19ème siècle pour culminer en 1915 en un véritable génocide, dont on ne parle d’ailleurs pas, et qui a été perpétré “en annexe”, pourrait-on dire, de celui dont furent victimes les Arméniens. Nous n’avons pas de données exactes sur le nombre des victimes assyro- chaldéennes et syriaques, mais, selon le Colloque de Bruxelles, la moitié de cette population aurait péri lors de ces massacres. A titre d’exemple, on peut mentionner que, dans un groupe de cinq villages, les Turcs et les Kurdes ont massacré au total 2090 chrétiens de ces confessions, dont un évêque et six prêtres. Dans deux autres villages, on compte respectivement 600 et 1000 victimes, dans cinq autres villages plusieurs centaines pour chacun. Mais cette liste est hélas fort incomplète. Lors de ce génocide, la région montagneuse du Hakkari (juste au Nord de l’Irak actuel) fut complètement dévastée, toutes les maisons des chrétiens en question furent détruites, les ponts brûlés, les canaux d’irrigation démolis.
Les massacres se poursuivirent jusqu’en 1923, sur une échelle moindre, et depuis ils ont été relayés jusqu’à nos jours, par de multiples exactions, souvent sanglantes, contre les chrétiens de cette région du Sud-Est de la Turquie (voir plus loin).
Statut et situation
Le Traité de Lausanne, signé en juillet 1923 après la guerre gréco-turque reconnaît le statut de minorités chrétiennes aux membres des Eglises liées aux parties contractantes occiden-tales (Grande- Bretagne, France, Italie, Etats-Unis) et à la Grèce, c’est-à-dire en fait uniquement aux orthodoxes grecs, aux arméniens, aux catholiques et aux protestants (ces derniers sont surtout des étrangers de passage). Par conséquent, les assyro-chaldéens et les syriaques jacobites ne sont pas couverts par les dispositions de ce traité, en dépit duquel les minorités reconnues (dont en 1981 : 45000 arméniens, 5000 grecs orthodoxes) font d’ailleurs l’objet de discriminations et pressions diverses. Bref, tous les chrétiens de Turquie sont considérés comme des résidus de Byzance, et la montée de l’intégrisme islamique n’arrange rien.
Pour ce qui concerne les assyro-chaldéens et les syriaques, le Colloque de Bruxelles mentionné plus haut déclare sans ambages qu’ils voient aujourd’hui leur existence même en péril, et il dresse le tableau suivant de leur situation (en dehors des diverses persécutions et exactions) :
A présent comme jadis la pression assimilatrice pèse sur les assyro-chaldéens- syriaques, sur l’ensemble des minorités, et se fait sans cesse plus forte ;
- La politique de turquisation touche tous les aspects de la vie, de l’identité ethnique jusqu’aux noms patronymiques ;
-Sur le plan religieux, les libertés sont sans cesse comprimées et F instruction religieuse musulmane – en dépit de la laïcité de l’Etat – est obligatoire pour les chrétiens. Dans les monastères, les activités sont réduites et soumises au contrôle préalable des autorités. De fait, on n’a pas le droit de construire de nouvelles églises ;
- Au niveau linguistique, la situation est encore plus mauvaise. A cet égard, les autorités font preuve d’une négation totale de toute langue, en dehors du turc ;
- Sur le plan scolaire et social, les assyro- chaldéens-syriaques se trouvent totalement démunis : pas d’écoles, même pas élémentaires, ni d’institutions sociales ; il leur est interdit d’ouvrir des établissements scolaires;
- On assiste à une politique de turquisation des noms patronymiques et toponymiques. Tous les lieux d’habitat assyro-chaldéo- syriaques sont touchés par cette politique ethnocidaire. Des oeuvres culturelles et architecturales, il ne subsiste que ruines, dévastations, lieux de culte abandonnés et dépeuplés, et monuments en péril. L’aliénation qui conduit à la dépossession de soi touche les prénoms et noms des personnes…”
A cela on peut ajouter quelques précisions provenant d’une autre source. L’Etat a fermé les monastères qui permettaient la diffusion de la culture chrétienne (et même l’enseignement de la langue syriaque). Il ne reste que le monastère Saint-Gabriel, près de Midyat. Il est d’ailleurs interdit d’étudier le syriaque et même de parler le dialecte araméen; les livres de catéchèse syriaque sont absolument interdits, et les fêtes religieuses chrétiennes, qui ne sont pas reconnues par l’Etat, doivent être célébrées clandestinement.
Le service militaire est la période la plus douloureuse pour les jeunes chrétiens de cette région car ils sont tous l’objet de sévices divers, et nombre d’entre eux y sont morts ou ont disparu.
Enfin, fréquents et impunis sont les rapts de jeunes filles chrétiennes en vue de mariages forcés avec des musulmans. Une jeune fille enlevée en 1984 n’avait pu être retrouvée qu’en 1993, malgré toutes les interventions de sa famille.
Violences dans le TurAbdin. Depuis la fondation de l’Etat turc actuel, la région du Tur Abdin, qui s’étend au nord de la frontière syrienne, est le théâtre de discriminations, de persécutions systématiques et d’actes de violence dirigés contre les chrétiens assyro-chaldéens et syriaques qui veulent conserver leur identité ethnique et chrétienne. La situation n’a cessé de s’aggraver, au point que depuis les années 70, plus de 150000 d’entre eux ont cherché refuge à l’étranger, de sorte qu’actuellement il ne reste dans le Tur Abdin que 32 villages encore habités par des chrétiens, dont la majorité appartient à l’Eglise syriaque.
Au début, la responsabilité de ces persécutions a incombé, suivant le cas, soit directement, soit indirectement, aux autorités turques, avec la complicité active de certains éléments kurdes. Depuis des décennies ces chrétiens sont régulièrement attaqués par des individus armés ou par des bandes, qui les dépossèdent de leurs biens, les assassinent parfois, violent et enlèvent les jeunes filles ; les habitants turcs et kurdes des villages se mettent parfois d’accord pour créer un climat d’insécurité et de peur, afin d’inciter la population chrétienne à abandonner ces villages, après quoi les kurdes partagent les biens vacants avec des agriculteurs turcs. Au minimum, les paysans chrétiens, généralement très humbles, sont rançonnés par des musulmans, qui prélèvent arbitrairement sur eux un “impôt” devant lequel l’administration ferme les yeux. Souvent ces exactions sont le fait de petits hobereaux kurdes (les aghas).
Dans les villes, on s’en prend aux chrétiens appartenant à la classe moyenne aisée (bijoutiers, coiffeurs, tailleurs, marchands de légumes). Dans une de ces villes, ils sont toujours victimes d’attaques, et souvent assassinés à cause de cette situation.
Par ailleurs, depuis quelques années, les chrétiens de cette région sont harcelés également par les fondamentalistes islamiques, devenus très actifs dans toute la Turquie.
Plus récemment, la situation s’est encore aggravée. En effet, depuis le début des combats entre les troupes turques et les kurdes du PKK (Parti des Travailleurs Kurdes) et surtout depuis l’intensification de ces combats, les assyro-chaldéens et les syriaques déjà victimes de la politique intolérante de l’Etat et des exactions des musulmans, sont rnaintenant pris entre deux feux, et victimes des blindés et des bombes. Les villages du Tur Abdin sont passés au peigne fin par l’armée turque, leurs habitants sont déplacés dans la panique et l’angoisse, et parfois assassinés, tandis que des exploitations, des champs et des plantations sont systématiquement détruits et leurs propriétaires ou fermiers chassés. Et, par ailleurs, les assyriens sont souvent assassinés par les kurdes pour avoir soi- disant “collaboré avec les forces de sécurité’’.
En 1990, dix personnes ont été assassinées dans cinq villages, et d’autres blessées. A Enhil une famille a été attaquée, le père et le fils tués, la mère et la fille grièvement blessées, tandis qu’à Amas un jeune couple chrétien était emmené dans la montagne et décapité.
En 1991, les kurdes ont assassiné le maire de Bnebil, village chrétien, ainsi que cinq autres assyriens. Le 17juin 1992, lors d’un affrontement entre kurdes et soldats turcs dans le village chrétien de Midin, les soldats ont tiré sans raison sur la population et blessé un jeune homme de 17 ans; celui- ci n’a pas été accepté dans l’hôpital de Mardin, à cause de sa religion chrétienne; transporté à celui de Diarbakir, il n’a été admis qu’après un refus initial. En 1993, il était toujours dans le coma. En outre, les soldats turcs ont détruit toutes les cultures de ce village de Midin, qui fut d’ailleurs démoli en partie par les blindés le mois suivant.
Le 25 juillet 1992, un dentiste chrétien était assassiné à Kizil Tepe, meurtre dont turcs et kurdes se rejettent la responsabilité. En août, c’était au tour du maire chrétien de Killit d’être assassiné par les kurdes, qui avaient demandé en vain le départ des soldats turcs de cette localité. Plus tard, à la suite d’un affrontement ayant opposé des soldats turcs à des kurdes entre les villages de Zaz et Bahvar (12 morts turcs), les soldats turcs venus en renfort ont attaqué les villageois chrétiens de Zaz et détruit maisons et récoltes.
L’année 1993 n’a apporté aucune accalmie. Le 13 janvier, des intégristes khomeïnistes (ou des gardiens de village musulmans) ont attaqué sur la route le minibus d’une famille chrétienne de Harabale, qui était allée chercher de la nourriture pour les villageois, et assassiné quatre personnes. Il y a quelques années, ce village, ainsi que ceux d’Enhil et Mzizah, était habité exclusivement par des chrétiens ; il n’ y reste aujourd’hui que quelques familles.
Le 19 janvier 1993, l’armée turque a attaqué les dix familles chrétiennes habitant encore le village de Zaz (déjà mentionné) et emmené quatre personnes. Le 5 février, un chrétien du village de Hah était tué par une bombe piégée posée par les kurdes,et le23 (ou 24) février, le professeur de catéchisme et d’alphabétisation de Midin était enlevé par des inconnus.
Eglises transformées en mosquées. A Urfa, l’église Saint-Simon et l’église des Douze Apôtres ont été transformées en mosquées à une date non précisée, et actuellement l’église Saint-Jean (qui date du 3ème siècle) est en train d’être convertie en une mosquée qui portera le nom glorieux de Salah al-Din (Saladin), vainqueur des croisés. Les travaux se sont poursuivis malgré une pétition signée par 1500 chrétiens en 1991.
D’une façon générale, l’Etat transforme en musées les églises des villages où il n’y a plus de chrétiens (ou bien lorsque leur nombre a été réduit par l’émigration), mais il arrive aussi que les musulmans de 1 ’ endroit les accaparent pour en faire une mosquée (église du monastère de Saint-Zibin)… ou des étables, comme à Kerburan et à Basah.
Emigration massive. Depuis 1975, l’émigration de ces chrétiens du sud-est de la T urquie fuyant les persécutions des turcs et des kurdes, s’est considérablement développée vers l’Europe, pour devenir massive à partir de 1980. En 1988, on comptait que 30000 de ces chrétiens s’étaient réfugiés dans divers pays européens: 5000 en France, 2000 en Belgique, d’autres en Autriche, en Allemagne de l’Ouest, en Suède et aux Pays-Bas, mais en 1991, le Colloque de Bruxelles mentionne que leur nombre était passé à 100000. Et c’est ainsi qu’à cette date il ne restait en Turquie que 30000 chrétiens assyro-chaldéens et syriaques, alors qu’au début du siècle on en comptait 250000 sur le territoire de 1 ’ Etat turc actuel, et encore 100000 en 1981.
La ville de Diarbekir, où vivait en 1980 cent familles syriaques, n’en compterait plus que cinq aujourd’ hui, dont deux pensent émigrer. Depuis 1989, trente villages chrétiens duTur Abdin (nous avons les noms de 25 d’entre eux) ont été abandonnés par leurs habitants, le dernier étant Ôgündün (près de Midyat), où le 11 février 1993 les turcs ont opéré une descente, incendié des maisons, détruit des vignobles, rassemblé et menacé les habitants et emmené quatre d’entre eux.
Dans son communiqué de mars 1991, le Colloque de Bruxelles donnait une liste de revendications concernant la situation de 30000 chrétiens qui restaient alors dans cette région, mais l’Etat turc n’en a pas tenu compte. Et en juin 1993, lors d’un autre colloque ayant eu lieu à Paris, un religieux français a fourni une information alarmante, selon laquelle il ne resterait maintenant en Turquie du sud-est que cinq mille chrétiens assyro-chaldéens et syriaques. Et c’est ainsi que se réalise dans T indifférence générale, une véritable “purification ethno-religieuse ” qui aboutit à mettre fin dans le sud-est de la Turquie à une présence chrétienne qui remontait aux tous premiers siècles du christianisme.
Que pensent de cette situation les porte-parole habituels de la conscience universelle ?
Août 1993
Escalade dans la cruauté
L’ “Organisation Démocratique Assyrienne ’ dont le siège est à Augsbourg (Allemagne), a appris que le village de Hassana qui était un des quatre derniers villages assyriens entièrement chrétiens du Sud-Est de la Turquie, a été vidé de ses derniers habitants par l’armée turque le 20 novembre 1993. Il comptait jadis 280 familles, mais la plupart ont émigré en Europe pour fuir les persécutions, de sorte qu’en novembre il n’ en restait plus que 60.
Or le 10 novembre 1993, les autorités turques ont “proposé” au maire de devenir « protecteur du village », c’est-à-dire de lutter avec l’Etat turque contre les séparatistes kurdes du PKK, mais ce chrétien a refusé en accord avec ses administrés qui veulent rester à l’écart de ce conflit qui ne les concerne pas. Suite à ce refus, la gendarmerie de Silopi a ordonné à toute la population de quitter le village avant le 20 novembre. Le maire a essayé, mais en vain, d’obtenir un sursis jusqu’à l’été prochain, afin de ne pas contraindre la population à un exode au milieu des rigueurs de l’hiver anatolien, car la neige tombait déjà. Et ces 60 familles (environ 350 personnes) ont donc été expulsées sans pitié, laissant surplace la plus grande partie de leurs biens, et n ’ ayant nulle part où aller.
Lors d’un entretien téléphonique avec l’Organisation assyrienne d’Augsburg, l’évêque Timotheos Aktas, du monastère Mar Gabriel, a déclaré que des familles avaient tenté de trouver un hébergement dans des villages du Tur Aabdin, mais qu’elles se trouvaient dans le dénuement le plus complet en plein hiver. Et il a ajouté, en pleurant au téléphone, que le monastère ne pouvait pas même leur donner le strict nécessaire, et qu’il ne savait que faire.
Dans cette région du Sud-Est de la Turquie, il ne reste donc plus que trois villages assyriens : Miden, Harabade et Sare. En octobre dernier, le village également assyrien de Bâte avait été entièrement rasé par les autorités turques.
Le fait que la Turquie soit membre du conseil de l’Europe ne gêne nullement son gouvernement.
Frédéric GOGUEL,
le 20 décembre 1993