Élucidons pour commencer le sens de la vocation chrétienne. Paul Helm nous y aidera en nous rappelant ses quatre dimensions[1].
Nous déplorons le fait que, bien souvent, les chrétiens estiment qu’à moins de se consacrer à un ministère ecclésiastique à plein temps, ils n’ont pas le droit de considérer leur profession comme une vocation chrétienne.
Une erreur qui a beaucoup nui au rayonnement et au développement de la pensée et de l’action chrétiennes, est celle de croire qu’une vie vraiment spirituelle consiste essentiellement “à rendre témoignage” au salut de son âme, comme si c’était là la seule compétence et spécialité de l’église et de chrétiens « spirituels”. Celui qui s’y dérobe est considéré comme un chrétien superficiel. Pour les tenants de cette opinion, la vie ordinaire ou le métier que l’on exerce ne représenteraient aucune valeur spirituelle.
Malheureusement, cette conception erronée de la vocation chrétienne a causé des dégâts incalculables au service que tout chrétien doit aussi bien à Dieu qu’à la cité. Paradoxalement, bien que ceux qui partagent une telle idée soient déterminés à favoriser le témoignage chrétien, pratiquement et en dépit de toute leur bonne foi, ils ne sont parvenus qu’à amoindrir, voire à dévaluer, ce témoignage. Le jeune chrétien “zélé” ne s’estimera véritablement engagé au service du Seigneur qu’à condition de s’enrôler dans une “mission à plein temps”. Pourtant, Dieu n’attend pas de lui qu’il embrasse nécessairement une carrière ecclésiastique, ni même, au cas échéant, une activité para- ecclésiastique à plein temps.
Cette tendance réductionniste du service chrétien explique la prolifération prodigieuse — et affligeante, il faut bien le reconnaître — des mouvements et des missions extra-ecclésiastiques, (notamment sur le sol hyper-fertile de l’Amérique du Nord), qui avec des slogans séduisants, arrachent des jeunes mal informés à leur église et les mobilisent en dehors de leur cadre social et culturel naturels; ces mouvements se voulant ultra- spirituels, enrôlent ces jeunes acolytes, sans doute à leur insu, comme des membres d’une prétendue élite qui n’est, en réalité, qu’un groupe improductif, celui d’un cléricalisme d’un type nouveau. Cette conception de l’action chrétienne est fragmentaire, voire schizophrène. Elle inspire une vie abusivement qualifiée de “spirituelle” qui n’est, en réalité, qu’une vie totalement indifférente à l’existence dans l’environnement quotidien : foyer, école, atelier, comme dans les autres domaines de l’aire publique… La vie spirituelle consiste, avant tout, à fréquenter des réunions de prière, à courir d’une campagne d’évangélisation à l’autre, à dépenser des sommes d’argent (d’ordinaire quêtées dans les églises locales qu’ on n’hésitera pas à accabler d’acerbes critiques), pour suivre un nouveau séminaire de formation afin d’obtenir un certificat de “gagneur d’âmes” ; pour ne retenir souvent de la riche, profonde et merveilleuse révélation biblique et chrétienne, que les fameuses “Quatre Lois Spirituelles ».
Des organismes et des entreprises de cette nature fonctionnent fort bien — et semblent même prospères — leurs promoteurs et organisateurs sachant comment associer l’utile à 1’agréable…
L’humble tâche de rester sur place et de faire tout, sans exception, au Nom du Seigneur, et de le faire avec reconnaissance, ne semble pas mobiliser un zèle excessif. Qu’il est donc difficile de nos jours d’être un chrétien simplement ordinaire ! On semble considérer les réunions extraordinaires, les rassemblements de masse et les succès faciles et statistiquement chiffrables, comme des signes infaillibles et une preuve absolue d’authenticité évangélique. Hélas, ces activités contribuent plus souvent à l’appauvrissement de la vie spirituelle des églises locales et des dénominations dans leur ensemble, qu’à leur enrichissement.
Une telle idée — pour ne pas dire déformation — de la vocation chrétienne, ne tient pas compte de la vie dans la foi comme d’un ensemble cohérent et global, mais compartimente artificiellement des secteurs qui ne maintiennent plus, ou que peu de rapport les uns avec les autres; elle brise pratiquement la noble notion de vocation chrétienne. La dimension verticale de l’existence, placée sous le regard de Dieu, rompt définitivement les liens avec l’existence menée sur la planète terre qui, à son tour, ne peut pas se passer non plus du regard et du contrôle de Dieu.
Comme si la responsabilité chrétienne s’arrêtait là où s’arrêtent les célébrations cultuelles, et qu ’ une fois sortis de la chaude enceinte de nos sanctuaires pour nous engager sur les chemins et les avenues, les places publiques et les grands axes routiers, ceux-ci ne présentaient aucun intérêt pour la foi! Cette nouvelle mystique chrétienne dépersonnalisante méprise l’engagement dans la vocation de service et d’administration que tout chrétien a le droit de contracter envers le Royaume de Dieu.
Ces positions extrêmes ne sont pas le fait des seuls chrétiens modernes. Dans le passé Vacosmisme, c’est à dire le refus du monde (o privatif et cosmos, monde) avait déjà caractérisé d’autres générations. Des secteurs entiers de l’Eglise furent tellement préoccupés par le côté spirituel, (au sens d’intemporel) de la foi, qu’ils ont cherché à fuir du monde temporel et àrefuser toute activité considérée comme “mondaine Les mouvements monachiques au cours du Moyen Age, mais également le courant anabaptiste ont suivi cette ligne-là.
A l’extrême opposé, on rencontre ceux qui interprètent la vie chrétienne en termes exclusivement culturels. Ils prétendent que la Réforme n’aurait élaboré qu’une simple vision culturelle de la vie et du monde ; la piété personnelle, la lecture de la Bible, la prière de la foi et de l’espérance, voire les célébrations communautaires et liturgiques, passent à leurs yeux pour des pratiques culturellement — sinon religieusement — obsolètes.
Depuis le Siècle des Lumières, on a mis l’accent sur le côté terrestre et sur l’aspect mondain de la foi, soulignant la primauté des responsabilités à caractère social, présentes et pressantes, et sur l’urgence à s’engager socio-politiquement. Le danger d’interpréter la foi en termes d’engagement exclusivement social, économique et politique, n’est pas une simple abstraction, mais un grave malentendu dont on ne se méfie pas suffisamment.
Les excès des Théologies de la Libération devraient suffire pour nous mettre en garde.
Cependant une telle fragmentation des mentalités, que ce soit dans les branches du christianisme protestant ou ailleurs, est étrangère à la pensée du Nouveau Testament. Les apôtres — et Christ en personne — ont parlé avec assez de clarté au sujet de la tension entre la chair et l’esprit, entre nos responsabilités présentes et la gloire à venir. Le tableau qu’ils brossent d’hommes et de femmes appelés à vivre devant la face du Seigneur Dieu, nous présente la spiritualité de ceux-ci comme ne s’opposant pas à leurs obligations qualifiées de ‘‘terre à terre”. Eux sont parvenus à maintenir admirablement l’équilibre entre la dimension verticale et la dimension horizontale de la vie dans la foi. Ainsi ont- ils évité de cultiver une pensée antithétique radicalement opposée à la nature profonde de la responsabilité chrétienne.
Rétablir l’équilibre
Telle sera notre préoccupation dans les pages suivantes, où nous insisterons notamment sur l’équilibre qu’il faut instaurer dans l’action socio-politique chrétienne.
L’endroit où il convient de commencer l’étude de la responsabilité chrétienne est le Nouveau Testament et l’annonce de l’oeuvre gracieuse de Dieu entreprise et achevée en Jésus-Christ. Une authentique expérience chrétienne évolue autour du message de la vie nouvelle accordée à des hommes et à des femmes spirituellement morts. Pour commencer, cette vie nouvelle exige notre réconciliation avec Dieu par la médiation du Christ ; ensuite elle entreprend le renouvellement de l’homme tout entier par l’effet sanctifiant du Saint- Esprit. Tout effort pour nous arracher à la mentalité appauvrissante que nous venons de signaler, afin de cultiver une idée correcte de la responsabilité chrétienne, devrait commencer ici. Le chrétien ne perd pas de vue sa relation avec Dieu, quel que soit le cadre dans lequel il exerce son — ou ses — activités.
Pour la Bible, cette relation se conçoit de façons variées. Ici elle s’appelle filiation, ailleurs réconciliation ou nouvelle naissance, résurrection aussi, voire création nouvelle et régénération. Mais la Bible parle également de la vie chrétienne en termes de vocation; la voix de Dieu se fait entendre par l’Esprit et s’imprime sur la conscience comme la vérité révélée dans la Bible. Il s’agit d’une vérité qui concerne premièrement Jésus-Christ, sa personne et son œuvre. Mais elle n’est nullement étrangère ou indifférente à notre nouvelle existence. Cette vocation est efficace. Or, par vocation nous n’entendons pas une annonce vague à tous et à n’importe qui, telle que : “Jésus vous aime et vous sauve” bien qu’une telle annonce n’est nullement hors de propos.
Dieu amène la personne à l’endroit où elle sera en condition de répondre au Christ dans la foi et dans la repentance. Cet appel arrache efficacement de nos coeurs une réponse humble et reconnaissante. C’est une telle vocation qui fait de nous des disciples fidèles de Jésus-Christ. Toute autre proposition de service chrétien sera un culte favorisant ce qui n’est pas prioritaire selon la Bible.
Bien que l’appel de Dieu demeure au centre de notre préoccupation, il semble que ce soit justement sur ce point-là qu’il y ait une tendance à négliger, si ce n’est ignorer, la pensée biblique. De quelle manière le chrétien parviendra-t-il à intégrer l’ensemble de sa vie dans la vie nouvelle engendrée lors de sa conversion ? La conversion, selon le Nouveau Testament, est une affaire tellement radicale, que la totalité de notre vie et de nos activités sera contrôlée par elle. Quel est le rapport entre la nouvelle naissance et la première naissance — notre naissance physique — ou le rapport entre la régénération et l’existence quotidienne ? Quel est l’effet décisif de la résurrection du Christ lorsque nous recommençons notre routine de travail ?
A en juger par la manière de penser, de parler et de se comporter de la majorité des chrétiens modernes, il ne semble pas qu’il y ait grand intérêt à le savoir. Mais ce faisant on néglige, ou ignore, que le Nouveau Testament notamment appelle le chrétien, par la grâce divine, à se convertir également en d’autres sens complémentaires.
L’ensemble de la situation nouvelle bénéficie désormais de la grâce transformatrice ; c’est pourquoi elle peut devenir alors sur terre une vocation céleste. Ce n’est jamais par hasard qu’une personne se trouve placée à un certain endroit plutôt qu’ailleurs, pourvu qu’elle ne s’engage pas dans une course intrinsèquement mauvaise. Elle doit considérer cette situation comme l’effet de la vocation qu’elle a reçue. C’est précisément ce qu’écrivait saint Paul à l’Eglise de Corinthe (I Cor. 7). Hélas ! dans nos mentalités modernes, l’idée de vocation, lorsque le terme est employé, se borne, en général, à désigner des professions telles que médicale, éducative, sociale ou autre, mais jamais les professions dans leur ensemble. Pourtant l’idée biblique est bien plus vaste, et toute profession légitime, utile pour la vie sociale et communautaire, devrait être tenue pour une vocation. Celle du médecin autant que le métier de boulanger, celle du travailleur social comme celle du commerçant… Dieu s’intéresse à tout ce qui est humain. Toute profession légitime fait l’objet de sa bénédiction ; elle sera placée sous sa divine et sage providence. C’est pourquoi rien de ce qui est humain ne doit rester indifférent au chrétien. Son existence doit être menée avec la conviction que Dieu l’a appelé là où il se trouve pour se servir des dons — charismes — qu’il lui a accordés. Aussi, en ce sens originel, tout chrétien ordinaire et normal est, de ce fait même, charismatique ou… il n’est pas chrétien du tout ! Une telle idée est prééminente dans la pensée biblique réformée-calvinienne. Il ne faudrait pas l’oublier.
Mais il y a davantage. Le Nouveau Testament déclare que le chrétien est appelé à la liberté. Il a été affranchi du joug de l’esclavage du péché et libéré des exigences impossibles de la loi. Mais cette liberté acquise à un prix exorbitant, celui du sacrifice du Fils de Dieu, n’est pas anarchie. Le chrétien libéré ne vit pas selon son bon plaisir. Sa liberté est structurée, ordonnée, disciplinée par la Loi de Dieu et l’inspiration et l’exemple du Christ, qui s’est humilié et s’est soumis à la mort, à la mort même sur la croix. Par la communion croissante du chrétien par le Saint-Esprit avec son Sauveur en qui se trouve toute justice sa capacité d’obéissance aux commandements de Dieu grandit.
Plusieurs éléments entreront alors dans ce tableau. Responsabilité vis-à-vis de la famille, vis à vis du travail, vis-à-vis de l’État, vis-à-vis de la société. Certes, les intégrer tous à la vie chrétienne créera nombre de problèmes. Mais c’est à ce service total qu’il a été appelé.
La vocation chrétienne ne s’arrête pas encore à ce point. L’homme de l’ordre nouveau est également appelé à la gloire du Royaume (I Thessaloniciens 2 :12). Son horizon ne s’arrête pas dans les limites de la vie présente, aussi importante et exigeante — voire agréable — soit-elle. La vie présente se prolonge dans la vie à venir. En ce sens la vie chrétienne est vocation céleste. La gloire à venir n’est pas dissociée de la vie temporelle. Elle en sera l’achèvement, le perfectionnement, le couronnement. Alors, le disciple sera tel qu’est son Maître dans sa parfaite humanité. Il y a donc une continuité inséparable entre la vie présente et la vie à venir. La perfection et l’impeccabilité qui seront notre sort dans la vie à venir sont déjà en mouvement. Sous l’action dynamique du Saint Esprit qui nous habite, notre caractère humain est transformé, tandis que nous nous engageons à rester fidèles à la vocation reçue. Le caractère, les dons et les aptitudes formés et développés dans de telles conditions, seront achevés dans le Royaume eschatologique.
C’est donc dans les termes de cette quadruple vocation : appel efficace lors de la conversion, appel dans la vie courante, vocation pour la liberté et vocation céleste à venir, que le chrétien assumera sa responsabilité dans la cité. S’il reste fidèle à l’enseignement du Nouveau Testament, il ne risquera pas de s’égarer dans des théories spéculatives. Il sait qu’il n’existe pas de secteurs étanches dans sa vie entre le spirituel d’une part et le séculier et le temporel de l’autre.
Aaron et Eric KAYAYAN[2]
[1] Paul HELM : The Callings, Banner of Truth, Edinburgh, 1987. Sur l’enseignement biblique concernant la vocation du chrétien voyez l’ouvrage du réformateur Martin Bucer : Du Royaume de Jésus-Christ, (1558), PUF, Paris, 1954, 304 p., 18.70 FS.
[2] Chapitre extrait avec autorisation du livre de Aaron et de Eric Kayayan intitulé: Polis. Le chrétien dans la cité à paraître ultérieurement aux Editions L’Age d’Homme. Le pasteur Aaron Kayayan est un auteur théologique prolifique de premier ordre. Il est le directeur des Editions Perspectives Réformées et exerce un ministère radiophonique à l’intention du monde francophone et en particulier de l’Afrique.