“Les pièges” de Kraege

par | Résister et Construire - numéros 28-29

Les “évangéliques” ont toujours eu – peut-être moins depuis quelques années – mauvaise presse dans les “grandes Eglises”. Nous le savions avant de lire “Les pièges de la foi : lettre ouverte aux “évangéliques[1], un des récents produits des éditions Labor et Fides. Tout en eux rebute et choque : la théologie, l’ecclésiologie et l’éthique. Le livre de Jean-Denis Kraege, pasteur d’une “grande Eglise” en Suisse romande, cherche à entrer en dialogue avec les “évangéliques” afin de les inciter à plus de cohérence. Son pamphlet s’inscrit, cependant, dans la lignée des livres publiés contre 1’“évangélisme”, terme qui connaît un succès certain pour évoquer la mouvance “évangélique”. Parmi les auteurs de ces livres-critiques, le plus remarquable, dans les années récentes, est sans aucun doute le professeur d’Oxford James Barr[2].

Qui sont les “évangéliques” ?

Après avoir passé en revue différents termes ou expressions pour décrire “l’évangélisme”, Kraege conclut ainsi : “vous avez certainement en commun de tous être des anabaptistes… dommage qu’on ne puisse pas vous baptiser de ce patronyme !” (16, cf. 18, 51). Kraege ignore-t-il donc qu’il existe des “évangéliques” pédobaptistes ? Comment alors ne pas penser à tant de membres des “grandes Eglises”, tels P. Courthial, J. I. Packer, J. Stott, I. H. Marshall, P. Beyerhaus, G. Meier, K. Runia, ainsi que de nombreux membres du mouvement de Lausanne, qui se considèrent comme “évangéliques” et qui contribuent à structurer cette pensée théologique. Kraege fait ce que Barr a fait avant lui (dans le cas de celui-ci, il s’agissait de “fondamentalisme”) : prendre une caractéristique limitée de la foi “évangélique” et la généraliser à toute la mouvance.

Aurait-il oublié que les rédacteurs des célèbres Fundamentals[3]  ont été souvent d’illustres membres des Eglises issues de la Réforme, comme James Orr, B. B. Warfïeld et Campbell Morgan ? Kraege affirme gratuitement et fait étalage d’une ignorance déroutante pour F auteur d’un livre … et cela sans aucune citation d’ouvrages à F autorité reconnue parmi les “évangéliques”.

La thèse de Kraege

L’idée fondamentale du livre de Kraege, Les pièges de la foi, est formellement très simple : “l’évangélisme” majore le rôle de la foi qui aurait préséance sur la grâce de Dieu. A la limite, la place accordée à la responsabilité de 1 ’homme qui a la foi est telle que celle- ci en devient une oeuvre. Et étant donné tout ce que l’homme doit faire pour Dieu, il ne faut pas s’étonner que le légalisme, les fausses certitudes, l’exclusivisme et la conviction que l’on détient la vérité fleurissent chez “les évangéliques”. Mettre à l’inverse l’accent sur la grâce, c’est donner la priorité au mouvement de Dieu vers l’homme : la grâce est universelle et elle nous précède; elle nous fait découvrir que grâce à Jésus toute notre vie est un don de Dieu (13). Ceci, selon Kraege, “l’évangélisme” l’escamote en accentuant trop la foi et en oubliant la primauté de la grâce.

Dans la description de Kraege, la notion de la grâce, chez “les évangéliques”, est étriquée. Elle serait liée avant tout à l’expiation de la croix et à la transaction juridique qui s’y effectue, “une chose en soi” déconnectée de son contexte plus large et sans dimension existentielle (22, 25). Kraege affirme que “l’évangélisme”, lorsqu’il limite l’amour de Dieu au don de son Fils unique à la croix, oublie que la grâce inclut l’incarnation et la grâce universelle de la providence de Dieu. Dieu pourrait même “faire grâce à quelqu’un qui refuse sa grâce” (27).

De cette “dysharmonie première” de la théologie “évangélique” (30) découlent des conséquences pour la foi. La foi, le fait primordial qui pousse à se “décider » pour Jésus, prendrait la place centrale qui doit revenir à la grâce de Dieu. Ainsi la foi revêtirait un caractère méritoire : en me convertissant, je reçois l’amour et la grâce de Dieu auxquels les autres n’ont pas droit. A la place du “par la grâce seule” des Réformateurs, “l’évangélisme” met “par la grâce et par la foi”. La grâce de Christ manifestée pour tous à la croix ne serait pas première, mais plutôt le fait de croire.

La foi chez les “évangéliques” peut se présenter, dit Kraege, sous un aspect plus émotionnel (le piétisme) ou plus doctrinal (l’orthodoxie); quoi qu’ il en soit le renversement de l’ordre grâce/foi a une incidence sur leurs doctrines et sur leurs comportements.

Cette présentation de “l’évangélisme” choquera, bien sûr, beaucoup d’“évangéliques” pour qui à la lumière de Ephésiens 2:4-9, le don de la foi est la première manifestation de la grâce.

Les résultats de l’hypertrophie de la foi

Selon Kraege, le premier résultat de l’hypertrophie de la foi est la place accordée, par “les évangéliques” à la conversion, cette rupture d’avec le monde du péché “satanique”, cette libération de la culpabilité. La conversion relèverait de la responsabilité humaine, serait l’expression de notre coopération avec Dieu. Cet acte instaurerait une distinction entre l’Eglise et le monde, qui conduit plus ou moins à identifier l’Eglise visible – qui serait la communauté des sauvés – avec l’Eglise invisible. L’acte du baptême témoignerait de la conversion et de l’entrée dans le cercle des sauvés, le converti formulant alors une série de “non” face aux comportements du monde, d’où un légalisme pratique, en particulier en matière d’éthique sexuelle. Les croyants “évangéliques” font l’objet d’un enseignement doctrinal fondé sur une Bible-Parole de Dieu infaillible qui protège des erreurs.

Kraege souligne la logique qui relie tous ces aspects, donnant à l’observateur l’impression d’une grande cohérence (87). Le système évangélique, car c’en est un, serait sécurisant, mais peu satisfaisant, car il remplace la possibilité de vivre le défi de la grâce seule et d’une confiance radicale par une démarche humaine qui, loin de s’appuyer sur la grâce de Dieu, a pour fondement des convictions préfabriquées.

Le “nez de clown” de Kraege

Il existe, sans doute, ici où là, un “évangélisme” correspondant, peu ou prou, aux aberrations décrites par Kraege; celui-ci évoque, d’ailleurs, le danger d’avoir présenté une caricature et, ce faisant, d’empêcher beaucoup d’“évangéliques” de se sentir touchés par ses critiques. Il va jusqu’à admettre : “le type idéal que j’ai décrit n’existe pas dans la réalité” (87). Qu’importe ! Son livre plaira à ceux qui ne se réclament pas de “l’évangélisme”. Nous avons déjà lu des commentaires élogieux… Comment s’étonner que la présentation d’un nez de clown fasse à ce point illusion ?

Kraege a succombé à la tentation – courante dans le modernisme théologique – de trafiquer des idées plutôt que de s ’ occuper des réalités et, en premier lieu, de la réalité que les faits bibliques nous font connaître. D’où l’exode de bien des fidèles hors des “grandes Eglises” (qui ne sont plus de multitude !) vers, dans le meilleur des cas, ces abominables communautés “fondamentalistes”.

Pour convaincre, il s’agit non seulement de mettre en évidence les faiblesses et les erreurs (en ce cas imaginées) de la position critiquée, mais aussi d’offrir une solution de rechange. En l’occurence, la boutique de M. Kraege, si elle offre une vitrine attrayante, ne propose à l’intérieur que trois causes de déception :

  1. En ce qui concerne la grâce et son rapport avec la foi, rappelons-nous que le slogan des Réformateurs “sola gratia ” signifie le salut par la grâce seule. Ce sola n’évoque ni la Providence, ni même la grâce universelle, contrairement à ce que souhaiterait Kraege. En ouvrant une concordance biblique, on voit que le mot “grâce” est surtout utilisé dans le contexte suivant : la parole du salut, la justification, la vie de la grâce, etc… Dans le livre de Kraege, la grâce est imprécise, diffuse, universelle, accordée à chaque être humain, en Jésus-Christ, à cause de la croix.
  2. La vision de la grâce, selon Kraege, est à la fois une réduction de ce qu’en dit la Bible, et quelque chose d’irrationnel et de mystificateur, ce que l’auteur reconnaît quand il décrit l’expérience de la grâce. “La vérité ne peut jamais nous être qu’accordée et ré-accordée par grâce, en de fulgurants instants impossibles à mettre en concepts, communautés, confessions de foi ou règles de vie” (48). S’il en est ainsi, comment savoir si notre expérience est celle de la grâce dès lors qu’elle n’ a pas le contenu indiqué par l’Evangile ? Quelle différence y a-t-il entre une conversion à Bouddha et une conversion à Christ ?

Ce que Kraege n’aime pas dans la foi des “évangéliques” tient à ce qu’elle fait une distinction (que la Bible fait aussi ! ) entre ceux en train d’être sauvés et ceux qui ne le sont pas. Il semble bien que la priorité accordée, par Kraege, à la grâce sur la foi lui permette de laisser ouvertes des portes qu’il lui serait désagréable de voir fermées (voir 27).

Qu’est-ce que la foi pour notre auteur ? C’est une chose que l’on peut non pas “avoir”, mais re-recevoir toujours à nouveau, parce qu’il faut toujours mourir à soi-même et toujours ressusciter avec Christ (35). La foi que recommande Kraege est une “confiance” aveugle sans certitudes. A Dieu de tamponner sa “carte de foi” tous les jours !

Même pour les cartes de séjour il n’en est pas ainsi !

Est-ce là la foi du Nouveau-Testament ? Rien n’est moins sûr. Il est impossible de vivre de la sorte, sa vie personnelle ou sa vie publique avec les autres. Tout ce qui est capital pour la vie humaine a un caractère durable. Qui peut vivre constamment dans l’incertitude ? Le chrétien ne sait-il pas avec certitude qu’il est passé de la mort à la vie ? Si on n’y croit pas, tout discours sur la grâce n’est qu’un château de cartes.

  1. Arrivé à ce point, se pose la question de l’autorité. La doctrine de l’Ecriture est, en effet, capitale en tout débat théologique et elle n’a pas sa juste place dans ce livre, comme Kraege le reconnaît. Qu’en dit-il cependant ? Son point de vue est critique. “Cette critique ne pourra jamais être une critique pour la critique si elle est au service de Celui grâce à qui l’on vit” (86). Ainsi la seule chose que l’on ne puisse pas critiquer c’est la critique.

Etonnant… Kraege saurait discerner entre la Parole de Dieu et celle des hommes, “car notre travail de lecteur de l’Ecriture est alors, grâce à l’intelligence que Dieu nous a donnée … d’y découvrir ce qui est inspiré par le Christ et ce qui est inspiré par l’esprit humain” (85). Kraege peut tailler dans la Bible et séparer la vraie Bible et la Bible humaine … Autrement dit sa démarche lui permettrait de déterminer ce qui vient de Dieu et ce qui vient des hommes. La raison humaine serait donc capable de discerner ce qui est divin.

On le voit, l’appât de la grâce de Dieu ne fait que cacher l’hameçon de la critique. Il ne faut pas longtemps pour le voir.

Conclusion

Selon Kraege, les “évangéliques” s’abritent derrière l’autorité de la Bible pour se sécuriser, alors que ce qui les “sécurise” est la nature même de Dieu, le Seigneur. Le Dieu de Kraege nous ressemble trop, en permettant à la grâce et à la critique de faire bon ménage et à sa volonté d’être perçue à partir de nos paramètres humains. Le Dieu des “évangéliques” (et de la Bible, pensons-nous) est un Dieu indépendant, “de qui et pour qui sont toutes choses”[4].

Monsieur Kraege a raté son objectif : établir un dialogue constructif avec les “évangéliques”, fraction du protestantisme impossible à négliger désormais, étant donné son importance numérique. Si ce dialogue s’établit néanmoins, ce sera malgré l’ouvrage de Monsieur Kraege. Cet ouvrage pourra peut-être stimuler une réflexion interne à 1’“évangélisme”… en vérité bien nécessaire, car l’air du temps est pollué depuis pas mal d’années déjà… Il n’est pour s’en convaincre que de lire Les pièges de la foi.

Un vœu en terminant : pourquoi les éditions Labor et Fides n’éditeraient-elles pas de temps en temps des livres “évangéliques”, ce qui permettrait à leurs clients habituels de juger directement pour eux-mêmes ?

 Paul WELLS[5]

 [1] Le livre de J.-D. Kraege, Les pièges de la foi, (Genève : Labor et Fides, 1993).

[2] J. Barr, Fundamentalism, (Londres : SCM, 1977) ; voir Hokhma, n°. 8.

[3] Traduire “Les Fondamentaux”. Les brochures furent éditées à partir de 1910 pour défendre les “grands faits chrétiens”.

[4] Romains 11 : 33-35. Sur le “Dieu corrélatif et le “Dieu autarcique”, voir l’excellent article de H. Biocher, “Aiguillages” dans Fac Réflexion, (N° 24, Sept. 1993, 26-27.)

[5] Paul Wells est professeur de théologie systématique à la Faculté libre de Théologie réformée d’Aix-en-Provence et auteur de plusieurs ouvrages sur la Bible et la vie chrétienne. Il est le directeur de la La Revue Réformée, revue que nous vous recommandons vivement.