Réflexions suscitées par le débat sur la traduction de la Bible Le Semeur
La traduction de la Bible par des méthodes influencées par le nominalisme linguistique qui sont à la base des traductions dites à équivalence dynamique ou fonctionnelle, représente (quelles que soient les motivations de ceux qui se sont engagés dans cette voie désastreuse) une attaque frontale des plus graves contre la Parole même de Dieu, contre le Christianisme historique qui porte le salut au monde. Dans cet esprit la fidélité première au texte original doit céder le pas à la communication. Comme si l’une ne pouvait, ne devait, accompagner l’autre.
Nous ne nous trouvons guère ici devant un problème nouveau et un regard vers le passé peut nous aider à comprendre quels sont les enjeux auxquels nous avons à faire face. Au XVIIᵉ siècle Molière s’était penché sur ces questions difficiles mais tellement importantes dans son admirable et si actuelle comédie, Les femmes savantes. Molière, au travers du ridicule de quelques pauvres bourgeoises happées par la vanité d’un conformisme intellectuel à la mode de son temps, s’attaque à un ennemi autrement redoutable, la nouvelle Académie française fondée par Richelieu pour enrégimenter la langue et devenue, du temps de notre comédien, maître de la respectabilité linguistique de l’époque, du langage academically correct. Car la politique grammaticale de l’Académie, et nos femmes savantes n’en sont que la parodie risible et pitoyable, manifeste la prétention orgueilleuse et stupide d’hommes pédants et imbus d’eux-mêmes, à vouloir réformer la langue et la réduire à l’image élégante et neutre qu’ils s’en font. On y voit une scène extraordinaire, où cette petite coterie de salon se met en tête de fonder une Académie féminine, et par elle liquider un certain nombre de mots malséants et malsonnants afin d’épurer et d’embellir la langue. Écoutez le discours d’Armande qui nous conduit au cœur même de notre propos :
« Pour la langue, on verra dans peu nos règlements,
Et nous y prétendons faire des remuements.
Par une antipathie ou juste, ou naturelle,
Nous avons pris chacune une haine mortelle
Pour un nombre de mots, soit ou verbes, ou noms,
Que mutuellement nous nous abandonnons.
Contre eux nous préparons de mortelles sentences,
Et nous devons ouvrir nos doctes conférences
Par les prescriptions de tous ces mots divers,
Dont nous voulons purger et la prose et les vers. »
(Acte III – Scène 2)
Nous nous trouvons là devant l’attitude volontariste qui accompagne toujours la détermination de faire entrer dans la réalité une vision nominaliste, c’est-à-dire abstraite, fragmentaire et atomisée, du monde. On détruit l’ordre coutumier de la langue et on cherche à lui en imposer un autre. Molière ne nous donne-t-il pas ici un exemple frappant d’une démarche que l’on retrouve partout et en tout temps ? Nos linguistes-pédagogues n’ont pas hésité à imposer leur idée arbitraire et faussée de la langue française à tous les élèves de nos écoles avec leur prétendue réforme de l’enseignement du français. Ne font-ils pas, avec l’aide d’un pouvoir politique berné par les prétentions de ses experts, exactement ce que décrit Molière ? Voilà un cas de ce volontarisme utopique – si destructeur en politique – appliqué à la langue. Toutes ces réformes de la langue ne font que la mettre en lambeaux, la réduire à des éléments simples pour la rationaliser (grammaticalement) ensuite, la rendre claire, élégante, convenable, compréhensible, logique. Le XVIIᵉ siècle était entiché des formes grammaticales latines dans lesquelles il voulait faire entrer de force la langue de l’époque ; dans un même mouvement autoritaire nos pédagogues-linguistes universitaires cherchent à forcer la langue, maintenant façonnée par l’Académie, dans le moule d’un parler pseudo-populaire existentiel. Cette démarche populiste ne manifeste pas la volonté d’un retour au langage parlé (que nos spécialistes méconnaissent), mais relève plutôt d’une idée linguistique abstraite de ce que devrait être un tel langage.
Mais une langue n’est pas à fabriquer, à triturer, à malaxer puis à mettre dans un moule, subjectif, abstrait ou populaire de notre invention ! La langue, comme le monde qu’elle doit nous faire connaître, n’est pas nôtre pour que nous en fassions ce que bon nous semble. La langue est une création de Dieu, un donné, une chose vivante qui grandit et se développe, qui dépérit et disparaît, mais que nous ne pouvons ainsi façonner à notre misérable image sans la meurtrir, sans la tuer.
Non, l’homme ne peut ainsi dominer cavalièrement sa langue et la traiter comme une matière à former, comme agirait l’ingénieur avec ses matériaux. C’est à nous d’entrer dans notre langue, de nous en pénétrer jusqu’à la mœlle ; nous devons nous y soumettre avant de l’employer, et peut-être, par la grâce de Dieu, de l’enrichir, de lui permettre de mieux exprimer notre perception de l’univers et des hommes. Car seul peut l’enrichir celui qui s’y sera soumis, qui l’aura assimilée dans toute sa richesse, dans son histoire, dans sa réalité flexible et vivante, grammaticale et populaire.
Les grands écrivains écoutent parler les gens. Mais ils n’en demeurent pas là. Ce n’est pas pour rien qu’un classique de notre prose comme le père R.-L. Bruckberger s’acharnait à l’étude du Littré, à méditer sur les usages de la langue, à s’en nourrir, à s’en enrichir. Ce n’est pas pour rien qu’un Soljénitsyne a passé toute sa vie à assimiler les grands dictionnaires historiques de la langue russe et de ses dialectes. Mais pour ce travail ils employaient des dictionnaires anciens composés selon le principe de la description historique exhaustive des usages de la langue. Alors le présent se trouvait enraciné dans le passé. Mais les dictionnaires qui sortent aujourd’hui des presses ne leur serviraient de rien, car ils sont fondés sur un principe tout contraire : celui de ne retenir que l’usage moderne. Preuve en est ce monument qu’est le Grévisse dont le journal nous annonce que la nouvelle édition se met à la mode de la féminisation des noms masculins et des tournures des bandes dessinées. C’est comme si l’on voulait préserver un arbre en lui enlevant toutes ses racines ! Les véritables maîtres ont une attitude humble devant la langue qu’ils emploient. Et c’est cette humilité qui leur permet, après de longs et douloureux efforts, de l’utiliser dans toute sa richesse, dans sa souplesse, sa précision. Une telle démarche leur permet d’en découvrir toute la modernité, toute la vibrante actualité et d’en faire le véhicule pour les expressions les plus fortes, les plus nuancées, les plus délicates, les plus exactes.
Mais tout autre est l’esprit de ces femmes savantes au travers desquelles Molière clouait au pilori les pédants réformateurs de la langue de son siècle, les Balzac (pas le romancier !), les Malherbe, les Mlle de Gournay, les Vaugelas. Car il n’y a guère d’orgueil plus grand que de vouloir se mettre au-dessus de sa propre langue pour la réformer selon ses misérables lumières, ses petites théories. Comme la nature, comme les gens, la langue ne nous sert vraiment, que lorsque nous la servons nous-mêmes. C’est la voie que nous a tracée notre Seigneur ; elle est bonne pour tous les domaines de la vie et de la pensée.
Car nous devons insister sur la continuité historique de la langue : elle est vivante à travers le temps, dans l’usage des grands écrivains de toujours, dans les traductions passées de la Bible, dans la manière dont la théologie a façonné le vocabulaire chrétien. Mais elle est bien sûr également vivante dans la manière dont nos contemporains la parlent et la pratiquent. Car une langue écrite, héritière qu’elle est d’une longue histoire littéraire et grammaticale, ne se trouve pas dans la même situation qu’une langue qui n’aurait jamais connu l’écriture. Cette dernière contient sa mémoire tout entière dans son usage présent. Ce n’est évidemment pas le cas pour nos langues occidentales constamment nourries par leur passé. En tenant ainsi compte de toute l’histoire de la langue à travers l’usage du passé comme dans celui du présent, on peut espérer parvenir à en connaître l’essence, l’être qui lui est propre, sa nature spécifique, son usage, pourrait-on dire, classique. Une telle attitude ne peut que nous rendre modestes devant le merveilleux héritage qu’est une langue riche et vivante dans laquelle nous sommes nés.
Cependant il existe un orgueil plus grand encore que celui de la pédanterie littéraire, de ce dirigisme académique qui substitue ses diktats linguistiques aux usages et aux tournures du langage vivant, de la langue que nous avons aujourd’hui, langage ancré dans toute son histoire, même dans l’histoire de cet académisme dont il a subi et assimilé les effets. Cet orgueil suprême se découvre dans l’attitude par laquelle on se place au-dessus, non pas simplement du langage des hommes, mais de celui de Dieu lui-même. C’est la prétention de penser que l’on sait mieux que la Sainte Écriture ; c’est l’outrecuidance absolue de croire que l’on peut se placer au-dessus du langage de la Bible ; où l’on croit savoir mieux que Dieu comment devraient être employés les mots de sa Parole ; où l’on se permet de sabrer dans les mots que Dieu emploie pour nous donner sa pensée dans la prétention incroyable d’aider les hommes à mieux comprendre une pensée divine que l’on aurait d’abord falsifiée. C’est ainsi que, par une présomption pleine de la meilleure volonté du monde, Uzza porta la main sur l’arche de Dieu pour la soutenir, et en mourut. C’est ainsi que nos charismatiques, par souci de faire avancer le Royaume de Dieu, ouvrent l’Église à toutes les contrefaçons spirituelles du diable.
La Bible, rappelons-nous, n’est autre chose que la langue même de Dieu. Se mettre au-dessus de ce langage, le regarder de haut, le toiser de l’élévation de notre taupinière, décider souverainement, dans Ses Paroles, de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas, tout cela n’est rien d’autre que se mettre au-dessus de Dieu Lui-même. N’est-ce pas là la tentation suprême ? Et c’est une semblable qui s’est emparée de la bonne volonté – la voie de l’enfer n’est-elle pas pavée de pareilles intentions bonnes ? – de nos traducteurs néo-évangéliques de la Bible. Sous le masque d’une piété sincère peut se cacher une entreprise proprement luciférienne. Non plus juger la langue des hommes, l’usage commun des hommes, comme le fait l’académisme mis au pilori pour toujours par l’intelligence dramatique géniale de Molière, mais toiser, jauger, mesurer, rétrécir, rabougrir, rafistoler, selon ses lubies personnelles, ou celles de comités de traduction, la Parole même de Dieu. Comment imaginer orgueil plus grand ?
Cela nous amène à examiner l’univers mental de ce que nous devons appeler le rationalisme évangélique – déviation intellectuelle dont, empressons-nous de le dire, nous sommes tous plus et donc contre laquelle nous devons constamment lutter – univers dans lequel ceux qui s’y complaisent se sentent inattaquables, inébranlables. Ce rationalisme évangélique si sûr de lui-même est devenu le propre de beaucoup d’intellectuels qui se réclament de l’Évangile. Mais nous devons nous demander : comment ces intellectuels évangéliques parviennent-ils à assumer une attitude impassible appuyée sur un système logique apparemment inexpugnable, alors qu’ils sont assaillis par des arguments nombreux fondés sur des faits incontestables les atteignant de manières diverses ? Ni les raisonnements les plus soigneux, ni les faits les plus évidents ne semblent avoir la moindre prise sur leur réflexion. Nous avions l’habitude de trouver de telles habitudes intellectuelles parmi les partisans des sectes. Mais chez les Évangéliques ? Ce caractère logiquement inatteignable, intouchable de beaucoup de nos intellectuels évangéliques nous dépasse et nous inquiète.
Mais il y a plus inquiétant encore. Bien des intellectuels évangéliques sont fort instruits et ont à leur disposition des connaissances non négligeables. Cependant nous devons constater que ces faits – souvent présentés en bloc comme si leur sens était évident, comme s’ils n’avaient besoin d’aucune explication pour être compris – se trouvent être placés dans leur esprit dans un état qui nous paraît atomisé. Car ces faits livrés ainsi à l’état brut ne semblent guère avoir de rapport cohérent, organique et vivant entre eux. Ces faits, dans l’esprit de nos intellectuels évangéliques, ne paraissent pas être reliés entre eux par une véritable pensée chrétienne. Leur pensée, en fin de compte, fait preuve d’une lacune effrayante : l’absence de ce que l’on pourrait appeler une philosophie chrétienne, une vision chrétienne cohérente du monde. C’est ce que le théologien anglican, disciple de C.S. Lewis, Harry Blamires, appelait dans un livre célèbre, The Christian Mind. Mais la question doit alors nous venir à l’esprit : peut-on être véritablement chrétien sans être animé de ce que l’apôtre Paul appelle si fortement, « la pensée du Christ » ?
Ainsi, il peut arriver que dans une discussion avec l’un ou l’autre de nos intellectuels évangéliques nous nous trouvions confrontés au schéma suivant. Notre interlocuteur se saisit de l’une ou l’autre de nos affirmations. Il l’incorpore ensuite sans autre dans le schéma déjà préétabli par son système de pensée, sans aucunement se soucier de savoir si notre affirmation peut être comprise de cette manière sans qu’elle n’en soit complètement défigurée. Mais en fait bien souvent en le faisant, ces intellectuels évangéliques déforment complètement la pensée de leurs interlocuteurs. Puis ils nous présentent notre pauvre réflexion intégrée dans leur propre système, mais de telle façon qu’elle devienne à nos yeux totalement méconnaissable. Finalement ils nous laissent entendre avec un sourire amical et compatissant, qu’au fond nos positions, à première vue antithétiques, contradictoires, se trouvent, somme toute, assez proches l’une de l’autre.
La philosophie à laquelle adhèrent ces intellectuels évangéliques – bien sûr souvent sans qu’ils s’en rendent compte, cette ignorance sur soi étant le prix à payer de la négligence de la philosophie biblique – n’est autre qu’une espèce d’existentialisme. Cette attitude philosophique peut sommairement être définie par l’aphorisme lapidaire de Sartre : « L’existence, c’est l’essence. » Kierkegaard, qui allait dans le même sens, affirmait de son côté : « L’instant, c’est la vérité. » Pour transcrire cette proposition de manière à en faire sentir toute la portée pour notre discussion sur le langage, on pourrait dire : « Tout le génie, tout le sens de la langue se trouve exclusivement dans son usage actuel. » Cette attitude peut, à la rigueur, être légitime pour des langues non écrites. Elle ne l’est pas du tout pour nos langues héritières d’une longue tradition littéraire. On refuse ainsi toute distance possible entre l’existence actuelle (nécessairement partielle et fragmentaire) d’une langue, et son être, son essence, sa nature profonde, le dessein de Dieu pour elle, son projet complet et parfait. Dans une telle perspective l’instant, l’existence présente, l’usage actuel justifie tout. Il n’est pas difficile de voir les liens entre une telle attitude philosophique et religieuse et le charismatisme d’une part, et, de l’autre, avec les pratiques abusives de la linguistique nominaliste moderne.
En termes personnels cette manière d’envisager la réalité affirme qu’il ne saurait y avoir le moindre décalage (péché ?) entre mon moi présent et ce que Dieu veut pour moi. Il en est de même pour la langue qui ne connaîtrait alors aucune distance entre son usage fragmentaire et partiel actuel et l’épanouissement de toutes ses potentialités. Au fond il s’agit ici de faire l’économie de la sanctification des pensées, des mœurs et de l’usage de la langue. Ainsi on ignore la distance entre l’usage présent d’une langue et sa nature profonde voulue par Dieu. Sur un autre plan, c’est comme si l’on disait que les mœurs actuelles de nos familles déstructurées décrivaient correctement ce que devrait être une famille saine aux yeux de Dieu, ce pour quoi il l’avait destinée en la créant.
Il n’est guère difficile de comprendre ce qu’une telle attitude existentialiste peut impliquer en ce qui concerne la pratique de la langue. L’usage immédiat devient alors normatif. Le parler actuel définit le seul horizon dans lequel peut se situer l’étude d’une langue. En adoptant cette démarche nos intellectuels évangéliques optent, sans doute sans s’en rendre compte, pour une position résolument moderniste. C’est l’usage moderne qui détermine l’usage vrai, l’usage correct. L’on voit aisément les ravages qu’une telle attitude a pu produire dans les domaines de la théologie et de la morale. Ainsi dans cette perspective c’est la théologie moderne qui détermine la vérité en théologie. Ce sont les mœurs modernes qui déterminent la vérité morale. La modernité devient ainsi une idole redoutable. Et ce qui est terrible, c’est que bien souvent nous avons à faire à une idole évangélique. De semblables ravages s’ensuivent immanquablement dans la vie culturelle lorsqu’on adopte une telle perspective sur le langage. On ne voit plus la langue telle qu’elle est, c’est-à-dire dans son essence révélée dans la durée. Ce à quoi nous avons à faire ici n’est autre qu’une attitude idolâtrique. Il s’agit en réalité de rien d’autre que de l’idolâtrie dominante du monde moderne, surtout occidental : idolâtrie par laquelle il en vient à se prendre, en toute humilité, pour le nombril de l’histoire, le point de référence absolu du temps et de l’espace. Il nous faut ainsi constater en toute sobriété que nos intellectuels évangéliques, par leur démarche linguistique et philosophique, se montrent tels qu’ils sont – et cela dans le sens le plus rigoureux du terme -– des modernistes. Car cette démarche établit l’usage moderne de la langue comme l’usage éternellement normatif. Comme si le monde moderne était aujourd’hui parvenu à son stade ultime, à son état d’absolue perfection, au paradis perdu ! Contrairement à ce que disent nos traducteurs entichés de modernité, Luther et Tyndale, Lancelot Andrewes et Olivétan, ne recherchaient aucunement d’abord l’usage « moderne » de la langue de leur époque lorsqu’ils consultaient le parler populaire pour mieux asseoir la traduction de la Bible. Bien au contraire, ce qu’ils voulaient atteindre était l’usage fondamental, la pratique essentielle de la langue, son essence véritable libérée du fatras de l’époque, fatras qui s’exprimait dans le jargon académique de la scolastique tardive, ou dans l’affadissement du parler esthétisant de la cour. Il est intéressant de constater sur ce point que la Version Autorisée anglaise de 1611 (légèrement modernisée quant à sa forme) se manifeste être (selon les critères objectifs de tests reconnus de compréhensibilité), plus accessible au lecteur moderne que la NIV ou la NASB qui, malgré toutes leurs prétentions à se mettre à la page, utilisent un vocabulaire beaucoup plus sophistiqué que la Bible du roi Jacques I du début du XVIIᵉ siècle !
Nos intellectuels évangéliques en viennent ainsi à appliquer à la Bible elle-même leur démarche rationnelle habituelle, démarche qui consiste à faire entrer des faits bruts – mais sans schéma d’interprétation, de tels faits prétendument bruts, n’existent tout simplement pas ! – directement dans leur système de pensée, et cela avec les conséquences désastreuses que l’on sait. Du haut d’une espèce de rationalisme évangélique on en vient alors même à juger la Bible – exactement comme les modernistes, les libéraux et les néo-orthodoxes, – au lieu de soumettre ses propres pensées, ses propres schémas, son propre langage au système cohérent (mais non fermé, car Dieu ne nous révèle pas tout) qu’est la Sainte Écriture. On le voit bien, on peut ainsi avoir en main – plutôt en tête – tous les faits bibliques imaginables, sans pour autant avoir la pensée de la Bible. C’est de ce renouvellement de la pensée (cette repentance intellectuelle) dont parle si souvent l’apôtre Paul, renouvellement qui s’opère dans notre cerveau, dans notre cœur par l’action du Saint-Esprit et la méditation de la Bible.
C’est de cela que nous avons un si urgent besoin. C’est un pareil renouveau qui me semble faire si dangereusement défaut à tant de nos intellectuels évangéliques. Ils manipulent les faits bibliques avec la plus grande dextérité, sans pour autant les faire entrer dans le schéma infaillible du système cohérent de la pensée de Dieu, cohérence divine qui nous est révélée dans la Bible. N’ayant pas de pensée proprement chrétienne, de schéma de pensée sanctifié, d’ordre mental biblique, ils sont en conséquence livrés, pieds et mains liés, aux schémas de la pensée du monde. Car dans ce domaine il ne peut exister de vide – de neutralité ! – vu que, sans un cadre rationnel quelconque, la moindre pensée est tout simplement impossible. Sans s’en rendre compte, et par une espèce de réflexe automatique, nos intellectuels évangéliques font usage des systèmes de pensée à leur disposition, c’est-à-dire de ceux de la culture qui nous entoure. Et pour autant que leurs frères – les simples chrétiens dans les rangs – les suivent, ils deviennent pour eux une occasion de chute et de séduction. Car, comme le virus du SIDA rend l’organisme physique attaqué incapable de discerner et de combattre ses ennemis, leur propre pensée les empêche de discerner la pensée du monde. Une telle démission intellectuelle des têtes pensantes de l’Église rend cet organisme spirituel incapable de discerner les dangers qui la menacent. Quel combat peut alors être engagé avec l’erreur si notre propre pensée mondaine nous rend son discernement impossible ?
Cela se voit très clairement dans la question qui nous a occupés de près, celle de la traduction de la Bible. L’attitude de nos intellectuels-traducteurs évangéliques envers de nombreuses expressions bibliques dans leurs traductions du texte sacré est de plus éclairante. Ils cherchent continuellement le dénominateur commun le plus bas entre chrétiens et païens, c’est-à-dire les mots les mieux compris par nos contemporains. Tandis que la véritable démarche biblique serait de découvrir le sens précis, exacte, des mots bibliques, mots dont le sens doit toujours être défini avec la plus grande précision. C’est la tâche de la théologie, de l’exégèse et de la sémantique (et non des dictionnaires profanes !) de définir le sens précis des expressions bibliques. C’est celle de la prédication que de communiquer ce sens-là, et pas un autre, aux fidèles. C’est le devoir de la proclamation de l’Évangile de faire sortir les païens du cercle sémantique de leur langue – car ils sont avant tout des païens par leurs pensées, – pour les faire entrer dans le cercle sémantique de Dieu, cercle dont tous les repères qui nous sont nécessaires nous sont donnés dans la Bible. La simplification tout à fait abusive de ce que représente la tâche d’une traduction authentique du texte biblique – un rationalisme linguistique – que l’on retrouve chez les partisans des nouvelles méthodes de traduction, aboutit à faire l’économie de toutes ces disciplines indispensables. Les perdants sont évidemment, comme toujours, les simples chrétiens et avec eux ceux que, par l’usage de ces méthodes, on prétend à tout prix vouloir atteindre, les lecteurs non chrétiens de ces nouvelles traductions. Car nos lecteurs incroyants sont les dupes de ces traductions rabaissées à leur niveau, parce qu’on les induit à croire qu’ils comprennent la Parole de Dieu quand en réalité ils ne font que comprendre une traduction où la Parole de Dieu est dénaturée.
Ainsi, ces intellectuels évangéliques ne se soucient pas d’avoir une pensée véritablement biblique. Sans doute ne comprennent-ils pas vraiment ce que recouvre une telle expression, tant ils sont convaincus que leur rationalisme évangélique est la seule manière de concevoir ce que nous enseigne la Bible. Mais ils se trompent cependant ici lourdement, et je crains que leurs labeurs intellectuels ne soient, en fin de compte, qu’une vaste construction rationnelle fragile posée sur des bases bibliques atomisées et passant, en conséquence, à côté de la pensée véritable de Dieu. C’est ainsi que l’on construit sa maison sur le sable de sa propre pensée. Une telle pensée ne peut guère aider les chrétiens à résister aux courants du monde, car ces courants elle ne les a jamais rejetés. Elle ne peut pas non plus amener les incroyants à la foi, car elle n’exprime plus véritablement le contenu de cette foi. Que Dieu ait pitié de son Église. Qu’Il la rende sainte par ces temps difficiles dans lesquels elle est appelée à rendre témoignage au Christ et glorifier ainsi le Dieu vivant, Père, Fils et Saint-Esprit. Qu’Il nous garde tous debout et qu’Il nous aide à ramener captives à l’obéissance de Jésus-Christ toutes les vaines pensées des hommes qui s’élèvent orgueilleusement contre la connaissance de Dieu.
Jean-Marc Berthoud