Hommage à Jean Brun (1919-1994)

par | Résister et Construire - numéros 30-31

La disparition du philosophe Jean Brun, subitement décédé le 18 mars dernier alors qu’il venait de célébrer son soixante-quinzième anniversaire, laisse, c’est peu dire, un grand vide dans le christianisme occidental et dans le monde de la pensée contemporaine.

Penseur infatigable, pourvu d’une culture étonnamment diverse, Jean Brun n’avait cessé de publier au cours des trente-cinq dernières années. Tout récemment, l’année 1990 avait vu la publication de Philosophie de l’Histoire, les Promesses du Temps, 1992 celle de Le Rêve et la Machine, tandis que 1994 devrait nous apporter, post mortem, Le Monde et la Musique, dont certaines grandes lignes avaient été esquissées dans L’Homme et le Langage (1985 : P.U.F.).

Par ailleurs, Jean Brun était régulièrement invité à l’étranger pour des conférences ou colloques philosophiques divers. Il avait tout récemment accepté de se rendre en Afrique du Sud au début de 1995, à l’invitation de la Faculté des Lettres de l’Université de Potchefstroom. Nous nous réjouissions de le recevoir et d’avoir des entretiens fructueux avec ce penseur décapant, ennemi des modes et témoin lucide de la Condition humaine.

Peut-être est-il nécessaire ici de retracer la carrière d’un philosophe chrétien contemporain qui n’a certainement pas reçu en France un accueil digne de la qualité et de la profondeur de ses écrits.

Né en 1919 à Agen, Jean Brun avait effectué ses études supérieures à Paris entre 1937 et 1939. Licencié de philosophie en 1939, ayant obtenu son Diplôme d’Études Supérieures de philosophie en 1940, en service armé contre l’Allemagne entre 1939 et 1942, il obtenait son agrégation de philosophie en 1946.

Entre 1946 et 1957, Jean Brun était professeur de philosophie dans divers lycées de France (Nîmes, Bordeaux, Paris) avec une période de six années passées à l’Institut du Royaume-Uni de Londres (1949-1955). Il est nommé assistant de philosophie à la Sorbonne en 1955, tout en enseignant en Première supérieure au lycée Lakanal.

Docteur ès lettres en 1961 avec une thèse principale sous la direction de Jean Wahl (Les conquêtes de l’homme et la Séparation ontologique) et une thèse complémentaire sous la direction de George Canguilhem (La Main et l’Esprit, publiée aux P.U.F. en 1963 et rééditée en 1986 par Labor et Fides), Jean Brun est nommé en cette même année 1961 Professeur et Directeur du Département de philosophie à l’Université de Dijon, poste qu’il occupera jusqu’en 1987, année durant laquelle il prend sa retraite.

Professeur émérite de l’Université de Bourgogne, Jean Brun était également Professeur honoraire de l’Université de Mayence en Allemagne, Correspondant de l’Institut à Paris, et membre résidant de l’Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Dijon.

Outre les nombreux articles philosophiques qu’il publia tout au long de sa carrière dans des revues philosophiques françaises et étrangères, plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en des langues aussi diverses que l’allemand, l’espagnol, l’italien, le portugais, le grec, le japonais et le suédois. Le fait qu’il n’ait jamais trouvé d’éditeur anglo-saxon prêt à faire traduire et publier l’un de ses livres en anglais l’attristait, mais témoignait aussi du fossé qui sépare sa pensée des philosophies analytiques anglo-saxonnes, aux antipodes desquelles il déclarait se situer (tout en considérant d’ailleurs l’école structuraliste française comme l’incarnation même du nihilisme). S’il fallait qualifier la philosophie de Jean Brun, nous pourrions dire en premier lieu qu’il ne s’agit pas d’une philosophie chrétienne, mais plutôt de la philosophie d’un chrétien. En second lieu, et en relation avec le premier point, il s’agit d’une philosophie avant tout critique, et non systématique, même si Jean Brun s’est intéressé à de très nombreux aspects de la réalité (histoire, technologie, langage, art, politique). Alors que la tradition philosophique réformée contemporaine (nous pensons ici particulièrement à l’école néerlandaise, centrée autour des figures de Hermann Dooyeweerd et de Dirk Th. Vollenhoven) nous semble avoir tendance, au sein de la Triade bien connue Création, Chute, Rédemption, à privilégier Création et Rédemption, en étudiant les structures de la Création, et la manière dont l’homme sujet à la Rédemption devrait agir à l’intérieur de cet ordre retrouvé, Jean Brun, quant à lui, étudie l’homme et les sociétés sous l’aspect de la Chute. C’est en ce sens que sa philosophie peut être qualifiée de critique, car elle remonte continuellement à l’origine du mal humain pour dévoiler à nos yeux une condition humaine non seulement marquée par la Chute originelle, mais encore attachée à répéter le même geste funeste dans l’espoir d’une auto-rédemption.

Philosophe marqué par l’œuvre de Kierkegaard (dont il assura la publication de la traduction française des œuvres complètes), Jean Brun restait sensible aussi à la voix de Nietzsche, lorsque celui-ci lance un cri pour affirmer que les causes de la maladie qui affecte l’homme ne sont pas en dehors de lui-même ; c’est l’homme qui est une maladie à lui-même ; son mal existentiel est un mal essentiel. Jean Brun lisait ici la radicalité du mal qui le ronge.

Comment donc pourrait être défini l’apport brunien ? Comme celui d’une philosophie qui nous ramène toujours à notre Condition, par-delà les situations différentes dans lesquelles nous nous trouvons (c’était sans doute là, pour lui, la véritable tâche de la philosophie), et qui nous amène à considérer qu’une Révélation Transcendante nous est nécessaire pour répondre à nos quêtes les plus angoissées : nos déguisements sont démasqués, la véritable nature de la Quête la plus profonde de l’homme moderne également (car il tente de lui donner d’autres noms afin de se persuader qu’elle n’a rien à faire avec le Transcendant). Dans les mythes grecs, qu’il connaissait à merveille et dont il savait si bien dévoiler l’actualité pour l’homme moderne, Jean Brun lisait l’expression intemporelle des diverses facettes de cette quête désespérément immanente de la Transcendance. Il montrait avec brio et originalité que les efforts de l’homme moderne ne sont que des extensions de ces mythes grecs, auxquels ils ne s’opposent pas (contrairement à ce que l’homme moderne voudrait croire) mais qu’ils ne font au contraire que prolonger. Il y opposait la force de la Révélation, comme réponse apaisante à ces angoisses humaines.

Angoisses manipulatrices qu’il ne cessait de dénoncer, mettant à jour la nature des processus complexes et subtils par lesquels l’homme tente de se donner une identité contre celle que son Créateur lui a attribuée, en se transformant en outil (la forme la plus élaborée en étant l’outil social, contrôlé par l’État). L’homme outil vient façonner l’homme matériau qu’il tâche de devenir, afin de pouvoir opérer sur lui-même toutes les transformations dont il se juge digne. À la question : Qui suis-je ? l’homme a substitué un : Que suis-je ? prémisse de tous les réductionnismes, toutes les simplifications qui tentent de tuer l’Imago Dei. Cette chosification de l’homme, Jean Brun la traquait partout, armé de son immense connaissance de la civilisation (non seulement occidentale, mais également orientale), et nous mettait en garde contre toutes les séductions du Serpent lorsqu’il vient nous susurrer à l’oreille : « Fais-le, cueille le fruit par ta propre action, et tu verras ton statut ontologique infiniment amélioré… »

L’Histoire elle-même (c’est là une très grande leçon qu’il nous aura apprise) n’a pas le sens que l’homme veut lui conférer pour se donner à croire qu’il est en marche (conception typiquement positiviste et darwinienne que nous-mêmes, chrétiens, avons si souvent ingurgitée). Non, l’Histoire, nous disait-il, n’est que l’essai sans cesse répété de l’homme visant à se libérer de son historicité, celle-ci l’y ramenant à son statut de créature, et non de Créateur (statut qu’il refuse). Ainsi l’homme s’invente toutes sortes d’eschatologies pour aboutir à la fin de l’Histoire. Ce faisant, il ne fait qu’alimenter la chronique historique de ses propres errements, qu’il proclame auto-salutaires.

L’autre grande manipulation de l’homme, qui précède et conditionne la chosification de l’homme par lui-même, c’est celle du langage. À travers lui, nous pensons pouvoir par nous-mêmes jeter une lumière diurne sur notre Condition, alors que nous relevons du domaine du nocturne, celui qui aboutit à l’aurore, mais ne la dépasse pas. Le langage, depuis Aristote, a trop souvent été utilisé pour énoncer des vérités logiques, cohérentes, dont toute ambiguïté, toute équivoque, voire toute poésie auraient été éliminées. Il n’est plus là pour nous permettre d’évoquer, d’invoquer l’Au-Delà auquel nous aspirons, il ne sert qu’à classifier, répertorier, mettre en rapport des sujets et des prédicats. Ce langage nie qu’il y ait une Interrogation, il n’en veut pas, il l’a remplacée par de simples questions auxquelles il prétend apporter des réponses satisfaisantes. Ce langage a perdu sa nature religieuse car celle-ci a été sécularisée. Jean Brun lui opposait la Parole Révélée et révélatrice, et soulignait la nature profondément nocturne du langage humain en attente de la Parole. Nocturne en ce sens que si le langage est le support de la quête du Sens, celui-ci est à la fois présent dans les significations qui l’impliquent, mais aussi distant d’elles, car elles ne l’épuisent jamais. Le langage au travers duquel Jean Brun s’exprimait était justement tout à fait nocturne, très souvent métaphorique, philosophie poétique à l’image des mythes dont il s’inspirait. En ce sens, Jean Brun était parfaitement en accord, dans sa manière de s’exprimer, avec le fond des choses qu’il nous transmettait, possédant par là une force évocatrice et une profondeur admirable.

Pour terminer cet hommage bien insuffisant rendu à un grand penseur chrétien, nous pourrions reprendre la comparaison que nous amorcions au début de cet article, comparaison entre les philosophes réformés néerlandais et Jean Brun. Alors que les premiers nous donnent l’impression de nous prendre devant le tombeau vide du Ressuscité, et veulent nous conduire sur le chemin de la vie après ce tombeau vide, Jean Brun nous amenait toujours, à sa façon, vers la Croix qui nous révèle totalement notre Condition déchue. Méfiant à l’égard de toute planification, voire de tout optimisme, il préférait nous annoncer notre dépendance et tourner nos regards, durant l’attente, vers la source de toute Libération. À sa manière, il aura été un témoin de cette Libération, témoin lucide qui avait compris et avait su nous faire comprendre ce dont nous devons être libérés. Par là même, il nous aura aussi fait saisir la nature et la nécessité d’un véritable humanisme chrétien.

Eric KAYAYAN[1]

[1]      Eric Kayayan enseigne la littérature française à University of Potchefstroom for Christian Higher Education en République d’Afrique du Sud. Il est coauteur de l’ouvrage Le chrétien dans la cité à paraître prochainement aux Éditions l’Âge d’Homme à Lausanne.