Credo Ut Intellegam (je crois pour comprendre)

« Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas[1] » (Es 7:9)

Introduction

Les amateurs de pensée médiévale n’auront certainement pas manqué le titre du présent article. Les autres non plus puisqu’ils se seront probablement demandés ce que vient faire une telle expression latine dans les pages de cette revue.

Je lève le voile sans plus tarder. Vous avez sous vos yeux une première approche de ce qu’on peut appeler « philosophie médiévale ». Cette approche se fera en deux parties. La première sera consacrée à Anselme de Cantorbéry et à la tradition augustinienne. Dans un deuxième temps, nous nous attellerons à l’étude de Thomas d’Aquin.

Bien entendu, il est impossible de traiter ces sujets d’une façon exhaustive. En effet, le domaine d’étude est tellement vaste qu’il faudrait beaucoup de travail et de grandes capacités pour mener à bien une telle entreprise. Nous nous contenterons donc de nous interroger sur la question du statut que ces théologiens ont accordé à l’intelligence et à la raison dans leur théorie de la connaissance.

Il ne s’agit nullement de questions oiseuses et dénuées d’intérêt pour l’homme du XXᵉ siècle, et encore moins pour le chrétien. Je vois plusieurs raisons à cela.

La première nous est fournie par Pierre Courthial : (après avoir affirmé que tout chrétien a vocation d’historien) « Nos exercices d’historiens, lorsqu’ils mettent à jour ou en évidence des documents sérieux, établissent et / ou confortent la mémoire d’un passé que nous avons à assumer, positivement ou négativement, pour aider notre présent. Certaines amnésies peuvent être fatales.[2] » Le chrétien n’est donc pas seulement appelé à entrer en dialogue avec les hommes de son temps, mais il doit aussi se confronter aux réflexions et aux enseignements de ceux qui l’ont précédé. L’Église de Dieu n’est en effet pas seulement composée de nos contemporains, mais de l’ensemble des hommes morts dans la foi. Cette petite étude a donc pour but de développer notre perspective historique, de telle sorte que nous apprenions à connaître et à aimer ceux qui nous ont précédés.

La deuxième raison, liée à la première, est que bien qu’anciennes, ces questions ne nous sont pas étrangères. Ce sera donc pour chacun l’occasion de réfléchir sur ce qu’il croit, de mettre en pratique la pensée de Paul : « Nous renversons les raisonnements et toute hauteur qui s’élèvent contre la connaissance de Dieu, et nous amenons toute pensée captive à l’obéissance au Christ » (II Cor 10:6). Puissent ces quelques lignes contribuer à cette œuvre glorieuse.

La dernière raison est de nature apologétique. En cernant mieux certaines questions, nous serons plus aptes à nous défendre avec douceur contre quiconque nous demandera la raison de l’espérance qui est en nous (I Pi 3:15).

Généralités sur le Moyen Âge

Le Moyen Âge est une période généralement assez méconnue, assimilée dans nos esprits à des mots tels qu’obscurantisme, ignorance et j’en passe. Écoutons J. M. Berthoud à ce sujet : « Pourquoi parle-t-on de Moyen Âge ? Un âge qui serait le moyen terme entre quelles époques ? Malgré ses déviations doctrinales, la Chrétienté médiévale fut une période où l’influence de la vision biblique du monde sur toute la civilisation fut prédominante. Mais dans la vision moderne du déroulement de l’histoire une telle fidélité n’est guère bienvenue. Cet âge de mille ans de chrétienté est ainsi réduit à une simple parenthèse obscure entre deux époques de prétendue lumière : l’Antiquité païenne et la Renaissance de cette Antiquité aux XVIᵉ et XVIIᵉ siècles. L’influence du christianisme sur la société est dans cette perspective considérée comme source de ténèbres.[3] »

La vision du monde

Il est donc plus que jamais important de rafraîchir et de préciser certains éléments avant de passer à l’étude de notre sujet. De nos jours, la connaissance que nous avons du monde est très compartimentée. L’exemple de la science est très évocateur. En effet, dans ce domaine, chaque discipline a sa chasse gardée et l’interdisciplinarité n’existe pas. Notre connaissance du monde et de la réalité est donc atomisée et démunie de tout facteur unificateur.

Nous assistons au phénomène contraire dans notre Europe médiévale. La lecture du monde est alors unitaire, unité tirée du récit biblique de la création. Le monde a été créé par Dieu, il possède donc une cohérence générale ; les choses sont reliées entre elles par leur origine commune.

Aujourd’hui dans sa révolte contre Dieu et son autorité, notre monde a perdu cet équilibre entre unité et diversité et il se prive jusqu’à l’éclatement de tout principe unificateur.

Pour reprendre l’exemple des sciences, le Moyen Âge n’en reconnaît qu’une seule : la théologie. Les autres sont ses servantes et ne sont utiles que dans la mesure où elles contribuent à perfectionner la compréhension de la Révélation. Par exemple, la formule « La philosophie est la servante de la théologie » tire son origine d’une telle vision du monde et veut dire que la philosophie n’est utile que dans la mesure où elle sert la théologie. La vision moderne du monde et de la science qui est généralement acceptée de nos jours fait qu’il est important d’insister sur ce fait. Retenons finalement que l’homme médiéval vit dans un monde unifié et sensé (ou finalisé), ayant Dieu pour centre et fin, alors qu’avec la modernité, le monde devient réalité géométrique, éclaté et dé-finalisé.

Le statut de la sagesse

Continuons notre rapide survol et voyons de quelle manière les médiévaux abordent la question de la sagesse et de son origine. Nous nous rapprochons donc sensiblement de l’objet central de notre petite étude.

Le penseur du Moyen Âge est confronté à deux sources différentes de sagesse : celle qui vient de Grèce (la philosophie) et celle qui émane de la Bible (juive). Quelles sont donc les différences qui distinguent ces grands courants de pensée ? Quelle sera la position des théologiens médiévaux ?

À vrai dire, il y a peu de points communs entre la sagesse biblique et la sagesse hellénique. Arrêtons-nous sur les principales différences. Chez les Grecs, la sagesse est le fait de dispositions spécifiquement humaines. Elle est une démarche profane. La Bible affirme le contraire, à savoir que la sagesse est un don de Dieu à son peuple. Elle est le fruit d’une révélation. Un verset tel que « la crainte de l’Éternel est le commencement de la sagesse » (Ps. 111:10) caractérise l’aspect sacré de la sagesse chrétienne.

Jean Brun explique cela avec beaucoup de clarté : « La pensée grecque s’est organisée selon des philosophies du dévoilement où l’influence des Mystères initiatiques a joué un rôle souvent mésestimé. La démarche ascensionnelle de la connaissance permet au sage de contempler la vérité face-à-face et de finalement s’identifier à la divinité. Dans le christianisme, au contraire, la transcendance de Dieu est partout affirmée, Dieu reste un Dieu caché […]. En outre, ce n’est pas l’homme qui monte vers Dieu jusqu’à parvenir à s’identifier à Lui, c’est Dieu qui descend vers l’homme par la Révélation et par l’Incarnation. »[4] La différence est donc radicale, puisqu’une fois la sagesse consiste en l’élévation de l’homme vers la vérité, alors que l’autre fois la Vérité s’est faite chair et s’est révélée aux hommes.

La sagesse chrétienne, contrairement à celle des Grecs, se refuse de séparer l’illumination de la pensée de la purification du cœur. Voilà donc une deuxième différence. Pour le chrétien, l’acquisition de la sagesse n’est pas une démarche purement spéculative (qui n’implique que l’intelligence), mais elle accorde une grande place à l’amour. « La connaissance enorgueillit, mais l’amour édifie » (I Cor 8:1) : loin de nous dire de renoncer à toute connaissance, ce verset nous rappelle qu’elle n’est pas première et que dénuée d’amour, elle est stérile, néfaste même. Cela, les Grecs l’ignorent.

La pensée médiévale est généralement divisée en deux grandes périodes. La première, qui va du Vᵉ au XIIᵉ siècle et qui est fortement marquée par l’enseignement de Saint-Augustin. La deuxième, qui du XIIIᵉ au XVIᵉ siècle recouvre la fin du Moyen Âge et voit l’avènement de la pensée de Saint-Thomas d’Aquin. Cette division a le mérite de mettre en évidence d’une part l’influence déterminante qu’auront eue ces deux hommes sur leurs contemporains et sur les générations suivantes, et d’autre part l’importance de notre sujet. En effet, c’est justement l’importance différente attribuée par Anselme et Thomas à la sagesse grecque qui provoquera ce grand revirement de la pensée au XIIIᵉ siècle. Nous aurons tout loisir d’y revenir.

Saint Anselme

Anselme aura été profondément marqué par l’enseignement d’Augustin, à tel point qu’il est courant de voir en lui le sommet et l’aboutissement de la longue tradition augustinienne. Avant d’aborder ensemble certains extraits de ses textes, il est utile de faire un bref résumé de ce qu’ont dit Augustin et ses descendants, des rapports entre raison et foi.

La tradition augustinienne

Comme l’indique le titre de cet article, la première partie du Moyen Âge aura attribué une place absolument centrale à la foi : il faut croire pour comprendre. Autrement dit, il n’est pas possible de comprendre le monde dans lequel nous vivons si nous ne croyons pas préalablement.

La raison est donc subordonnée à la foi, et « la vraie méthode consiste à recevoir d’abord la vérité par la foi, avant de la pénétrer par l’intelligence. »[5] La foi est première et la raison ne possède pas de véritable autonomie, de capacité de découvrir par elle-même la vérité. Il y a nécessité d’illumination divine, de révélation.

La foi est donc le présupposé de base à toute connaissance (ce qui ne veut pas dire que l’incroyant ne peut rien connaître, mais qu’ignorant l’origine et la finalité de toute chose, il ne peut en saisir le sens profond). La démarche philosophique n’est fructueuse que dans la mesure où elle s’appuie sur l’a priori de la foi révélée. Cette perception de la relation entre la raison et la foi est très proche de la sensibilité réformée.

Cette proximité tire son origine d’une même approche biblique du péché originel. Tout comme les Réformateurs, Augustin aura lutté contre des doctrines diminuant l’importance de ce dernier (en l’occurrence le pélagianisme). Il n’a cessé de répéter que l’homme a été entièrement atteint par le péché, y compris dans sa capacité de raisonner, et que seule la grâce de Dieu, dont la foi est un don, peut le sortir des ténèbres de son cœur tortueux.

Nous voyons là toute l’importance de cette doctrine. Ce n’est qu’une fois éclairé par la lumière de la foi, qu’après avoir renoncé à soi et s’être humblement soumis à l’autorité de Christ que l’homme retrouve l’intelligence. Obscurcie par l’orgueil et la révolte, la raison de l’homme sans Dieu ne peut le conduire à la vérité.

La raison est donc au service de la foi. Elle ne la précède pas et ne possède aucune autonomie. Dans ce sens, la tradition augustinienne est on ne peut plus biblique, puisqu’elle affirme avec vigueur la nécessité qu’a l’homme créé de se mettre au diapason de son Créateur s’il veut entendre quelque chose du monde dans lequel il vit.

Les textes

Voici quelques extraits de textes d’Anselme : « Je ne tente pas, Seigneur, de pénétrer ta Hauteur, car je ne puis nullement lui comparer mon intelligence ; mais je désire comprendre autant que possible ta Vérité que croit et aime mon cœur. Car je ne cherche pas à comprendre pour croire mais à croire pour comprendre […]. »[6]

Autre passage : « Ils (des amis) les (des raisons sur l’incarnation de Christ) demandent, non pour accéder à la foi par la raison, mais pour se réjouir, par l’intelligence et la contemplation de ce qu’ils croient […]. »[7]

Quoi de plus clair et de plus riche pour notre propre méditation ? Une telle réflexion a une portée directe pour notre vie de croyant, car elle nous met en garde contre deux erreurs mortelles déjà rencontrées par Anselme et malheureusement toujours très actuelles. Comme quoi certaines amnésies sont effectivement fatales…

Anselme a vécu de l’intérieur une grande querelle théologique, dont l’enjeu était de décider de l’emploi ou non de la dialectique dans la théologie (dans ce contexte, la dialectique étant l’art de mener une discussion par un échange d’arguments rationnels).

L’argument des anti-dialecticiens est que Dieu est Tout-Puissant et Éternel, ce qui nous empêche de le comprendre par la raison. Quant aux dialecticiens, ils prétendent pouvoir expliciter tous les dogmes par des syllogismes. Anselme adoptera une position intermédiaire, retenant ce qu’il y a de meilleur dans chaque camp. Aux premiers, il dira que la foi réclame l’intelligence (« Je reconnais l’intelligence que nous saisissons en cette vie comme un moyen terme entre la foi et la vision »[8] avec pour note « Dès lors, l’intelligence de la foi peut être définie comme cette tension, intérieure à la foi, vers plus de lumière, c’est-à-dire vers la vision promise au dernier jour »[9]). Aux autres, il rappellera qu’il faut avant tout croire pour comprendre.

La première erreur est de vouloir comprendre pour croire. C’est ce qu’on peut appeler le rationalisme. Cette maladie guette bon nombre de nos contemporains.

La deuxième, tout aussi dangereuse que la première, consiste à se conforter dans une foi sentimentale et superficielle, côtoyant parfois un mysticisme de mauvais aloi. La foi est alors opposée à l’intelligence, la doctrine à l’expérience.

Dans ces deux cas, la réponse de notre aîné est très claire. Nous l’avons vu, la foi précède la compréhension. Mais elle ne se contente pas de si peu. Une fois présente dans notre cœur, la véritable foi cherche à comprendre. Cette recherche implique d’une part un véritable effort, mais procure d’autre part une joie ineffable.

Oui, réfléchir n’est pas chose facile et notre chrétienté contemporaine l’a bien compris. À voir l’indifférence à laquelle se heurtent éditeurs, libraires et autres diffuseurs d’une pensée chrétienne vivante, et le succès rencontré par certaines manifestations sentimentales et insipides, on ne peut qu’en venir au constat suivant : les chrétiens préfèrent s’adonner à une introspection psychologisante que d’élever leurs regards vers Dieu. Ils ne disent pas « je crois pour comprendre » mais « je crois pour croire ».

Ainsi, bien souvent, toute doctrine est directement liée à cette fameuse « lettre qui tue », opposée à la vie, à « l’Esprit qui vivifie ». C’est oublier que Christ est présenté dans la Bible comme le Verbe (et non le Sentiment) de Dieu et que notre foi ne repose pas en nous-mêmes mais sur ce solide fondement qu’est la doctrine de Dieu, infailliblement révélée dans les Écritures Saintes.

Anselme l’a merveilleusement compris lorsqu’il affirme qu’il cherche à se réjouir par l’intelligence et la contemplation de ce qu’il croit. Cette phrase n’est-elle pas un véritable défi lancé à notre chrétienté ? Et si l’intelligence et la contemplation de Dieu à travers sa Parole était un sujet de joie ? Peut-être avons-nous quelque peu perdu cette notion : il serait bon d’y revenir.

L’actualité des textes d’Anselme est donc manifeste, puisqu’aujourd’hui encore ils nous aident à réaliser que notre réflexion ne peut être autonome, mais qu’elle doit s’appuyer sur l’Éternel qui se révèle dans sa Parole. Ils nous rappellent aussi que notre croissance dans la foi passe par un développement de notre réflexion, et que finalement cette réflexion, loin d’être un passage obligé un peu désagréable devrait se manifester comme une source de joie et d’adoration.

Nous suggérons, en guise de conclusion, qu’il est possible de retrouver des traces de la pensée d’Anselme même chez certains théologiens contemporains. Prenons l’exemple de Francis Schaeffer. Avec son apologétique, dite présuppositionaliste[10], il s’accorde pleinement avec ce que nous venons de voir. L’intérêt d’un tel rapprochement est double. D’une part nous constatons que la pensée de Schaeffer ne « tombe pas du ciel », et d’autre part, nous voyons que la locution « je crois pour comprendre » forme une base importante pour la défense de notre foi. Le chrétien, s’il veut pouvoir rendre clairement compte de ce qu’il croit gagne à connaître le fondement de sa réflexion, à savoir une foi inébranlable en son Sauveur et Seigneur.

Bertrand Rickenbacher[11]

Quelques sources

Anselme de Cantorbéry, Œuvres, Paris, Cerf, (6 volumes).

St. Augustin, ouvrages difficilement trouvables, à l’exception des Confessions et de La Cité de Dieu, (ainsi que quelques autres titres), ces deux étant actuellement disponibles en livre de poche aux Éditions du Seuil.

Berthoud Jean-Marc, Des actes de l’Église, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1993.

Duby Georges, L’an mil, Paris, Gallimard, 1993.

Pernoud Régine, Pour en finir avec le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1977.

Les livres de Jean Brun sont à lire. Idem pour ceux d’Étienne Gilson.

[1]      Bien qu’infidèle, j’ai reproduit cette traduction. Elle est en effet utilisée à maintes reprises par les auteurs étudiés.

[2]      Préface, Jean-Marc Berthoud, Des Actes de l’Église, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1993.

[3]      Ibid., p. 25.

[4]      Jean Brun, L’Europe Philosophe, Pais, Stock, 1991, p. 78.

[5]      Étienne Gilson, Introduction à l’étude de Saint-Augustin, Paris, Vrin, 1929.

[6]      Anselme de Cantorbéry, Prologion in Oeuvres philosophiques, Paris, Aubier, 1947, p. 179.

[7]      Anselme de Cantorbéry, Pourquoi un Dieu-homme, in Oeuvres, Tome 3, Paris, Cerf, 1988, p. 301.

[8]      Ibid., p. 287.

[9]      Ibid, note d.

[10]    Qui part du principe que chaque homme réfléchit à partir de présupposés. Le travail apologétique est alors de mettre à nu ces présupposés et de les remplacer par les fondements de la pensée chrétienne.

[11]    Bertrand Rickenbacher est étudiant en Lettres à Lausanne. Cette étude sera suivie d’un deuxième volet consacré à Thomas d’Aquin.