Éditorial : l’idole de notre temps

par | Résister et Construire - numéros 32-33

Leurs idoles sont de l’argent et de l’or,

Œuvre de la main des hommes.

Elles ont une bouche et ne parlent pas,

Elles ont des yeux et ne voient pas,

Elles ont des oreilles et n’entendent pas,

Elles ont un nez et ne sentent pas,

Elles ont leurs mains et ne touchent pas,

Elles ont leurs pieds et ne marchent pas,

Elles ne produisent aucun son dans leur gosier.

Ils leur ressemblent, ceux qui les fabriquent,

Tous ceux qui se confient en elles.

Psaume 115:4-8[1]

On parle aujourd’hui de la crise du sens, de la perte des valeurs. Après l’ère de l’absurde qui accompagnait la vague existentialiste d’après-guerre avec ses pontifes de Saint-Germain à Paris, Jean-Paul Sartre et (à un moindre degré) Albert Camus, notre fin de siècle sombre, nous dit-on, dans le nihilisme[2] et la fascination du néant. Les années soixante virent l’apparition du structuralisme[3] de Claude Lévi-Strauss. Nominaliste[4] qu’il était, Lévi-Strauss étudiait la structure du réel, et plus particulièrement celle des sociétés primitives, indépendamment de tout sens vrai, de tout rapport avec une vérité métaphysique, morale et spirituelle le transcendant. La démarche de Lévi-Strauss, déconnectant ainsi l’étude des structures qu’il examinait de tout sens objectif, de toute vérité absolue, était fondée sur une vision sceptique de la réalité, vision qui affirmait l’impossibilité de connaître le sens véritable des réalités étudiées, et même qu’elles puissent en fait en avoir. Mais une telle incapacité de connaître la vérité est inévitable pour ceux qui, même s’ils sont Juifs comme l’était Lévi-Strauss, ont tourné le dos à Dieu et à sa révélation, tant écrite (par infidélité) que générale (par idéalisme philosophique). Car l’Écriture ne dit-elle pas :

« L’insensé dit en son cœur : Il n’y a point de Dieu ! » (Psaume 53:2)

et encore, n’ayant pas connu Dieu dans leurs pensées, l’ayant renié,

« … ils se sont égarés dans de vains raisonnements, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. » (Romains 1:21)

À cette tendance succéda dans les années quatre-vingt la mode de la déconstruction des textes, invention d’un critique littéraire français Jacques Derrida. Dans un texte, selon Derrida, il ne faut plus chercher la cohérence, l’unité de sens de l’œuvre (il ne peut y en avoir !) mais bien plutôt analyser, décrypter les éléments nécessairement disparates du document, éléments arbitrairement rassemblés par l’auteur. La conséquence : autant de lecteurs, autant de sens du texte.

Une telle déconstruction des textes littéraires n’est pas sans conséquence pour la civilisation. Car cette anarchie de lecture rend évidemment la culture impossible car celle-là implique une communauté de personnes qui partagent les mêmes valeurs morales, spirituelles et intellectuelles et qui, en conséquence, se comprennent entre elles. Dans cette perspective, chaque lecteur définit pour lui-même le sens des mots, le sens du bien et du mal (Gen. 3). Il arrive souvent que les tenants de telles théories se prennent eux-mêmes pour des petits dieux et dénient aux autres toute liberté en dehors d’une adhésion inconditionnelle à leurs théories. On comprend pourquoi, pour les disciples de Derrida, la grammaire traditionnelle avec son ordre grammatical stable devient un carcan totalitaire, les dictionnaires, avec leurs définitions précises et univoques, passent pour de véritables tyrans, et le discours logique rationnel, l’essence même du fascisme. D’un tel point de vue l’on comprend fort bien que la notion même de classiques littéraires implique une vision élitiste et un impérialisme culturel insupportables[5].

Un tel pluralisme absolutisé et poussé à ses aboutissements logiques fait éclater en fragments disparates ce qui autrefois était conçu comme un univers, un monde cohérent dont toutes les parties avaient leur signification. Ici encore nous avons affaire à un nominalisme, car les mots ne sont que des noms dont le sens varie à l’infini selon les fantaisies subjectives de ceux qui les utilisent. Dans une telle perspective, il ne peut y avoir de relation vraie entre le mot et la réalité qu’il prétend signifier. Ainsi disparaît, par exemple, le sens stable des mots tels nation, peuple, patrie, famille. Ces mots, employés dans une perspective nominaliste, ne se réfèrent à aucune réalité stable et permanente. La persistance d’une telle attitude envers le mot explique en partie la désaffection croissante envers la chose. C’est ce que montre bien l’affirmation affichée à l’entrée du pavillon suisse à l’Exposition Universelle de Séville : La Suisse n’existe pas. Ceci est un exemple typique du passage de la destruction du mot à la déconsidération de la chose. Il en est de même pour le pluralisme actuel pour lequel il n’existe plus d’UNIVERS, plus de cosmos, de monde commun, plus de communication. Cela compromet la viabilité de l’Université comme institution à caractère universel. Dans un tel monde il ne peut plus exister de lieu d’étude et de recherche où il serait encore possible réfléchir et parler ensemble. De tels lieux doivent être crées ailleurs, hors des murailles de l’officialité. D’où la crise des spécialisations, d’où les chapelles, les sectes, les clans à l’intérieur des disciplines elles-mêmes. D’où éventuellement la division de la société en castes hermétiques.

La conséquence de cette perte du discours commun est la stérilité. L’Université, anciennement une institution intellectuellement cohérente car fondée sur la vérité établissant un rapport réel entre la pensée et l’univers ainsi que des liens vivants entre ceux qui y adhéraient, éclate sous la pression de ce pluralisme en pensées atomisées. Il n’y a plus de conversation (où sont les salons et les clubs de jadis ?), plus de véritable débat public, plus de vraies controverses (où trouver les discussions dans les revues, les débats contradictoires, les querelles intellectuelles si stimulantes ?). Il n’existe en effet plus guère de recherche commune de la vérité, car il n’existe plus de langage commun. La langue commune qui fonde toute civilisation fait place à la langue de bois, jargon hermétique d’une coterie intellectuelle, d’un ghetto culturel, fermé sur lui-même[6]. À la saine discussion, aux confrontations fructueuses du passé, ont succédé, ou l’étouffement du silence, ou les anathèmes inutiles. En séparant de manière impie ce que Dieu a éternellement uni, en rejetant le lien insécable entre le mot et la chose, entre le ciel et la terre, entre le spirituel et le temporel, entre Dieu et son cosmos, on a largué le navire de la pensée humaine sur un océan sans bornes. Sur cette mer agitée notre pauvre barque est sans fin ballottée par les courants, les vents et les tempêtes. Privé de cartes, de boussole, d’étoile polaire, ce bateau fou, qu’est devenue la culture humaine, navigue au gré des événements. C’est l’aboutissement fatal de ces idées claires et distinctes (mais sans lien nécessaire à la réalité ou à la vérité) qu’énonçait avec une si naïve confiance Descartes à l’aube de la révolution scientifique ; c’est le fruit inévitable de la coupure entre Dieu et sa création que Kant élaborait comme charte de la liberté humaine ; c’est cette transmutation des valeurs (véritable auto-divinisation de l’homme) que préconisait Nietzsche pour l’homme enfin devenu majeur, ouvrant ainsi (s’en doutait-il ?) l’ère totalitaire des génocides de la barbarie moderne ; c’est cette volonté forcenée d’un retour au chaos que constate avec effroi un Roberto de Mattei en cette fin du deuxième millénaire de l’ère chrétienne[7]. Dans le mouvement destructeur frénétique (mais cette frénésie d’une monotonie mortelle n’apporte plus aucune nouveauté) de la vie intellectuelle de ce temps, plus rien ne doit tenir. Ni les formes visibles de la création, pour l’art (un certain Picasso – souvent artistiquement pervers, malgré son génie évident – Klee, Kandinsky, Miro, etc.[8]) ; ni les constantes immuables de la gamme et du développement tonique, pour la musique (Berg, Schoenberg, Webern, Boulez, etc.[9]) ; ni le langage commun des hommes pour la littérature (Joyce – surtout celui de Finnegan’s Wake[10] – Breton, Butor, etc.). On tombe de tout côté dans une expression artistique ésotérique, cachée, au sens secret, plus difficilement communicable, et parfois tout simplement inaccessible. Il s’agit d’une œuvre fermée sur elle-même et qui s’est coupée de tout rapport vivant avec la culture millénaire de notre civilisation, avec l’univers créé par Dieu, et avec les hommes que nous sommes.

On pourrait sans peine continuer la description, multiplier l’énumération des méfaits culturels provoqués par cet individualisme absolutisé, ce nominalisme universel, ce pluralisme obligé[11]. Mais à quoi bon ? Car le phénomène est assez simple : les impressions individuelles, les pulsions du moi, les perceptions personnelles (fondements subjectifs nécessaires à toute œuvre d’art) sont coupées du langage commun des hommes, du sens hérité des mots, de l’ordre éternel de la création de Dieu, deviennent des normes sacrées pour chaque personne, pour chaque artiste, pour chaque intellectuel. Et ce faisant, la pensée et l’art, au lieu de rassembler et de redresser la culture et, au travers d’elle, la société tout entière, nient par leur démarche même toute vie culturelle porteuse de sens, de lumière et de vie[12]. C’est ainsi que, dans cette vieillesse d’un monde en pleine décrépitude, le sel qui devait donner saveur à toutes choses perd son goût, et la lumière, répandue pour éclairer la civilisation tout entière, se transforme (c’est là la vraie transmutation des valeurs !) en ténèbres opaques, impénétrables. C’est, en fin de compte, le fruit empoisonné de l’apostasie de tant d’églises (2 Thess. 2:3 et Apoc. 17:3-6, 18:1-3). Et notre siècle d’horreurs nous apprend au moins une chose : de telles ténèbres ne peuvent surgir que des choses monstrueuses : Goulag, Auschwitz, eugénisme, banalisation de l’avortement, pour tout dire, l’odieux au quotidien, hygiénique, propre, même moral.

Mais la question se pose, et s’est posée à bien des penseurs : d’où peut donc provenir une telle décomposition du langage, de la pensée, de la culture, des sociétés ? Dans un ouvrage capital, un auteur catholique américain, Malachi Martin, s’interrogeait récemment sur les raisons de la déchristianisation de l’Occident. Il y voyait, parmi bien d’autres causes, un élément d’ordre strictement politique : l’adoption par le mouvement communiste international de la stratégie révolutionnaire d’un théoricien marxiste de génie, l’italien Antonio Gramsci (1891-1937). Ce dernier constatant la futilité et le caractère contre-productif, pour cette révolution utopique à laquelle il avait consacré sa vie, de la confrontation marxiste traditionnelle de classes entre prolétariat ouvrier et bourgeoisie capitaliste, comprit l’importance primordiale du changement des mentalités et plus particulièrement la nécessité de provoquer, chez les adversaires du communisme, le rejet de toute vision culturelle inspirée du christianisme. À la confrontation directe, Gramsci cherchait à substituer une transformation intérieure par infiltration et subversion intellectuelle, culturelle et spirituelle des institutions de l’Occident. La révolution exigeait un changement de mentalités et c’est à cela qu’il fallait œuvrer. De politique, elle devenait culturelle. Malachi Martin définit ainsi le but poursuivi par Gramsci pour subvertir l’Occident :

« Les Marxistes devaient transformer ce qui restait de la mentalité chrétienne de l’Occident. Cette mentalité devait être changée en son contraire et cela dans tous ses aspects afin qu’elle ne devienne pas seulement non-chrétienne, mais anti-chrétienne. En termes pratiques elle devait aboutir à ce que les individus et les groupes de toutes classes de la société et de toute condition sociale parviennent à penser aux problèmes de la vie sans plus se référer de quelque manière que ce soit à la vision transcendante du monde du Christianisme et sans la moindre référence à Dieu et aux lois de Dieu. Il fallait parvenir à ce que ces « chrétiens » réagissent avec antipathie, à ce qu’ils manifestent une opposition décidée à toute introduction des idéaux chrétiens ou de la vision transcendante du Christianisme dans l’examen et les solutions à apporter aux problèmes de la vie moderne[13]. »

Gramsci fut d’abord traité en hérétique par l’appareil stalinien, mais à partir de la fin des années cinquante son optique fut adoptée, d’abord en Occident (l’Eurocommunisme), puis par les dirigeants de l’URSS et devint jusqu’à Gorbatchev, la ligne officielle de la révolution mondiale. Cette révolution culturelle semble aujourd’hui fonctionner toute seule. En effet, à constater la mentalité foncièrement immanente et la dialectique sociale, souvent carrément marxiste, qui règne dans la plupart des institutions publiques de l’Occident, nous devons reconnaître l’ampleur incontestable de son succès. L’athéisation du monde qui, pour Gramsci, était le préalable incontournable d’une révolution authentique, est un fait aujourd’hui largement acquis.

Mais Gramsci n’était ni le premier, ni sans doute n’a exercé l’influence la plus marquante dans ce processus de sécularisation des sociétés occidentales. Bien avant l’apparition du marxisme, au XVIII siècle la franc-maçonnerie s’était largement assigné le même but, avec des succès particulièrement importants tant dans les pays affectés directement par les guerres révolutionnaires que chez les adversaires de la Révolution française. La franc-maçonnerie, sous toutes ses formes, a travaillé à arracher du sol de la Chrétienté, sur les deux rives de l’Atlantique, les fruits millénaires provenant de l’influence pratique de la foi chrétienne, et cela avec les succès brillants que nous connaissons. Mais là aussi nous ne touchons pas à la cause profonde de la déchristianisation de l’Occident. Car les sociétés de pensée utilisées par la franc-maçonnerie pour parvenir à ses fins impies et immorales étaient déjà toutes imprégnées par l’esprit rationaliste et anti-chrétien des Lumières du XVIII siècle. Bien que les conspirations franc-maçonnes et gramsciennes aient joué un rôle indiscutable dans la déchristianisation du monde moderne, ces forces ne constituent pas la cause profonde du phénomène qui nous préoccupe.

Il nous faut ici chercher à la fois plus haut et plus loin pour commencer à comprendre. Plus haut, car nous avons affaire à un mouvement d’idées, à un changement radical de mentalité ; plus loin, car les phénomènes relativement récents que nous venons d’évoquer représentent avant tout des effets et non les causes profondes de l’impiété du monde moderne. Bien des penseurs chrétiens se sont penchés sur ce fait décisif de l’histoire de notre monde, sur ce passage si étonnamment rapide d’une vision théocentrique du monde à l’humanocentrisme contemporain où l’homme prétend régner en maître suprême sur la création de Dieu, sans tenir le moindre compte de son Créateur ni se soumettre aux exigences bénéfiques de Ses lois.

Ceux qui, pour diverses raisons, sont devenus méfiants d’un progrès marqué par la destruction implacable de l’héritage du passé, caractérisent l’avènement du monde moderne de diverses manières :

  • le désenchantement du monde[14], la perte de toute idée de mystère, de tout sens caché à la création ;
  • beaucoup parlent aujourd’hui de sécularisation, de perte du sens du sacré, de la disparition apparente de la présence de Dieu dans ce monde ;
  • d’autres sont plus explicites, ils parlent de déchristianisation et considèrent la société actuelle comme représentant une apostasie par rapport à l’Europe chrétienne disparue ; nous vivrions, pour ces penseurs, dans ce qu’ils appellent une ère post-chrétienne ;
  • d’autres encore mettent l’accent sur un reniement (à leur sens heureux) du rationalisme et du mythe du progrès économique et technique que révèle le retour en force des anciennes religions païennes et de l’écologisme. Ils oublient que ces deux phénomènes, la terre (l’écologie) et le sang (les religions nordiques[15]) étaient caractéristiques de l’idéologie nazie des années trente. Pour eux, notre époque serait post-moderne, un nouvel âge de l’humanité qui marierait harmonieusement une technique apprivoisée à un esprit religieux syncrétiste, enfin délivré des étroitesses arrogantes du christianisme de jadis.

En fait, toutes ces différentes expressions recouvrent des phénomènes qui, même pour l’observateur superficiel, deviennent de jour en jour plus frappants. On peut résumer ce mouvement de l’histoire par une exclusion de plus en plus marquée de toute transcendance de la vie et de la pensée de nos sociétés dominées de toutes parts par la science, la technique et l’économie. Si nous prenons cette question d’un point de vue proprement théologique, nous devons constater que notre monde hyperindustrialisé a pris une orientation anti-transcendante marquée par les éléments suivants :

  • le refus de toute idée d’un Créateur de l’univers, de toute création ex nihilo par Dieu de tout ce qui existe ;
  • le refus de l’idée d’une révélation générale de Dieu au travers du monde sensible ;
  • le refus de l’idée d’une possible incarnation de ce Dieu transcendant dans le temps et dans l’espace ;
  • le refus de l’idée que Dieu puisse en aucune manière s’exprimer conceptuellement et de manière infaillible dans des textes écrits par des hommes ; c’est-à-dire le refus de toute notion d’une inspiration divine quelconque de la Bible ;
  • le refus du caractère spécial sacré de l’homme, image de Dieu, avec comme conséquence le mépris croissant de la vie humaine et sa libre extermination ;
  • le refus de toute norme morale placée au-dessus de la conscience des hommes, au-dessus du droit positif ;
  • le refus de l’idée d’une Providence divine qui serait maîtresse de l’histoire ;
  • finalement, et pour résumer, le refus d’accorder à Dieu une place quelconque dans un monde – cosmos – conçu comme étant entièrement immanent, totalement fermé sur lui-même.

Bien d’autres points pourraient être ajoutés à cette liste pour caractériser ce désenchantement de l’univers, cette sécularisation du monde moderne, ce cosmos devenu pour l’homme moderne quelque chose d’entièrement profane, sans Dieu, sans sens, sans espérance. Diverses explications ont été avancées pour rendre compte de ce phénomène qui est certainement le fait le plus important de l’histoire moderne. Relevons-en trois qui ont été formulées par ceux qui ne voient pas d’un bon œil cette disparition de Dieu ou du mystère, du sacré dans l’organisation de notre monde scientifique et technique :

A) Pour beaucoup aujourd’hui, la responsabilité première de l’exclusion du sacré de l’univers, du fait que le cosmos aurait été vidé de tout mystère, incomberait au Christianisme lui-même. Cette position, qui a été défendue par un René Guénon par exemple, est celle de la plupart des tenants du néo-paganisme si largement répandu aujourd’hui dans nos sociétés industrielles, paganisme tant de l’écologisme panthéiste de gauche que de la nouvelle droite nietzschéenne, nostalgique des vertus païennes du mouvement GRECE[16], par exemple, et surtout du prétendu New Age.

B) Pour le catholicisme de tendance traditionnelle, les causes de cette sécularisation sont avant tout à rechercher dans une tradition philosophique nuisible qu’on nomme l’idéalisme et qui n’est qu’un développement du nominalisme de la fin du Moyen Âge. Pour cette interprétation, que Jacques Maritain avait exprimée avec force dans les années vingt, les têtes de turc à abattre étaient Rousseau, Descartes et Luther[17]. Luther figurait dans cette liste de penseurs dangereux pour son anti-catholicisme bien sûr, mais surtout pour son adoption de certains éléments de la pensée nominaliste qui lui permirent de combattre des aspects de la scolastique tardive qui enfermaient la Révélation divine et la vie spirituelle dans le carcan d’une pensée animée par des motifs, des concepts (des universaux) non-chrétiens.

C) Finalement, pour la position réformée confessante, il existait trois adversaires, Emmanuel Kant, René Descartes et Thomas d’Aquin. Ce dernier était voué aux gémonies pour son introduction de la pensée païenne d’Aristote dans la théologie chrétienne[18]. Mais pas plus Thomas d’Aquin que Luther ne méritent de figurer ainsi dans la galerie de portraits des fondateurs du monde moderne. Si la légitimation chrétienne d’Aristote a certainement été à terme un facteur dans la déchristianisation de la pensée occidentale, la portée immense de la pensée de Saint-Thomas ne saurait être minimisée, simplifiée et caricaturée de cette façon.

Toutes ces explications pèchent en ignorant un moment capital de l’histoire de l’Occident : la révolution scientifique du XVIIᵉ siècle[19]. L’orientation anti-transcendante du monde moderne ne part ni de la Réforme, ni de la Contre-Réforme. Elle prend son origine dans la transformation fondamentale qui s’est opérée dans la pensée de l’Occident à partir de l’œuvre de Galiléo Galilée. L’historien français Paul Hazard, dans son livre capital La crise de la conscience européenne[20], ouvrait déjà la voie en plaçant le tournant décisif de notre destin à l’heure de la révocation de l’Édit de Nantes en 1685. Mais pour être dans le vrai, il aurait fallu remonter un peu plus haut. C’est à cette tâche que se consacra le grand historien des sciences Alexandre Koyré, dans de nombreux ouvrages[21]. Il y démontre de manière détaillée et précise quelle révolution formidable dans la pensée humaine fut cet immense événement. C’est dans la pensée de Galilée – idéaliste platonicien dédaignant le témoignage des sens et le premier vrai moderniste, car il mettait la science au-dessus de la Bible – que ce qu’on appela d’emblée la Science nouvelle prit forme. Écoutons ce qu’écrit Dominique Tassot à ce sujet, dans sa récente thèse de doctorat :

« Galilée tenta une conciliation entre la thèse copernicienne et la Bible, en reformulant les règles de l’exégèse. Il posait en principe que le sens littéral de l’Écriture restait destiné au vulgaire, que la certitude de ses démonstrations rendait la science indépendante de la théologie, que l’auteur de l’Écriture n’avait en vue que le salut des âmes, que l’Écriture n’était pas contraignante à l’égard des énoncés de la science et que la charge de la preuve contre Copernic revenait aux théologiens.

Entre ces derniers et Galilée, la conciliation était impossible parce que l’héliocentrisme n’était pas une simple hypothèse mathématique destinée à rendre compte des mouvements célestes : l’idée héliocentrique était la plus puissante des idées « claires et distinctes ». Elle entraîna aussitôt une relativisation de la Terre, et donc de l’homme, dans l’économie de l’univers. Elle mettait en cause la fin que Dieu, pensait-on, s’était proposée en créant le monde ; à terme, elle s’opposait au concept même de Création.

C’était toute une vision du monde qui s’apprêtait à basculer. De la cosmologie médiévale, nourrie des données scripturaires, on allait passer à la conception moderne de l’univers, nourrie de données scientifiques, et s’achevant dans une explication naturaliste de l’origine des êtres vivants, y compris l’homme. Derrière le Dieu personnel de la Bible, se dessinait peu à peu la statue d’une nature divinisée : Lucrèce allait remplacer Moïse dans l’esprit des hommes de science ; les certitudes de la raison dispensaient de recourir aux indications de la Révélation.[22] »

Et cette pensée prit tout de suite une allure impérieuse : elle établit un nouveau modèle général pour la pensée des hommes, modèle qui allait progressivement s’imposer et irrésistiblement déplacer celui qui avait régné jusque-là.

La vision chrétienne du monde, celle des Pères de l’Antiquité et celle du Moyen Âge, était également sur ce plan celle des Réformateurs de XVIᵉ siècle. Elle se fondait sur la Révélation divine qu’est la Sainte Écriture, sur une Révélation générale de Dieu dans la création, accessible aux hommes au moyen de leurs sens, sur une Philosophie et une Métaphysique qui étaient les servantes de la Théologie et qui ne rejetaient pas arbitrairement le témoignage sensible. Cette vision chrétienne de l’univers allait très rapidement être frappée du plus complet discrédit. Elle allait perdre toute légitimité, même aux yeux des chrétiens, pour être remplacée par une façon nouvelle et très différente de contempler l’univers. Le modèle de Galilée, héritier de la divinisation de l’homme par le néo-platonisme de la Renaissance, mettait à la place de la Bible, Parole de Dieu qui régnait jusqu’alors sur la pensée des hommes, une nouvelle parole à prétention divine, mais une parole qui ne connaissait plus les mots du langage des hommes. C’était cette parole sans mots que Platon considérait comme le sommet de toute pensée : la logique impersonnelle et irréfutable des mathématiques.

Certes ce n’est pas la logique mathématique prise en elle-même qui est ici condamnable, car elle est une création divine, mais plutôt la prétention de l’esprit humain, autonome de Dieu et des réalités sensibles, à parler avec autorité de tout selon cette logique irréfutable et à revendiquer ainsi la toute-puissance par le caractère contraignant du raisonnement mathématique[23]. L’application galiléenne des mathématiques à l’étude de l’univers dans son ensemble et pas uniquement au monde céleste comme c’était le cas dans la vision dualiste (ciel–terre) de la cosmologie ancienne était une découverte entièrement justifiée par l’épreuve des faits. Par contre, la généralisation universelle de ce modèle et son élévation au rang de souveraine de tout savoir, était totalement illégitime et lourd des conséquences les plus funestes.

Tout ce qui contredisait cette nouvelle orthodoxie allait être frappé d’interdit. Le témoignage des sens et surtout celui de Dieu révélé dans la Bible devait maintenant plier le genou devant le nouveau modèle du monde. Ce n’est pas pour dire que ce que découvraient les sciences nouvelles était faux. Loin de là. L’efficacité technique bien réelle des sciences nouvelles allait abusivement conférer au modèle général une force de persuasion extraordinaire et cela avant tout en flattant de manière quasi irrésistible le penchant des hommes pour la facilité. Mais l’engouement du monde moderne pour cette nouvelle science allait très vite lui faire oublier que cette méthode d’examen de la nature ne pouvait percevoir qu’un aspect très limité de la réalité, et cela sous un angle fragmentaire, celui de la mesure. Il en résulta que tout le savoir humain, toute sagesse, toute science et la théologie elle-même, pour être légitimés culturellement, allaient maintenant devoir se situer par rapport à ce modèle mathématique qui devenait ainsi la mesure de toutes choses.

Mais nous devons nous rappeler que dans ce modèle mathématique ne se trouve de place ni pour le sens, ni pour les valeurs, ni pour les formes sensibles de la création, ni pour le moindre ordre hiérarchique, ni pour la vie des sens, ni pour la sensibilité humaine, ni pour les émotions, et encore moins pour Dieu et pour l’adoration qui Lui est due. L’adoption de ce modèle allait procréer un nouveau monde, celui des Lumières (lumières de la raison humaine dressée contre la divine lumière du Christ). Ces Lumières impies allaient à leur tour enfanter un monde technique et économique fermé à toute Transcendance : le nôtre. Rares furent ceux qui perçurent même le danger. Il est aisé d’en faire l’inventaire : Alexander Ross, John Donne, Claude Brousson et Blaise Pascal au XVIIᵉ siècle ; Johann Georg Hamman au XVIIIᵉ[24] ; Gérard Manley Hopkins au XIXᵉ ; T. S. Eliot[25], Herman Dooyeweerd, Alexandre Koyré, Marcel De Corte[26], Jean Brun[27], Jan Marejko, Bryan Appleyard[28], Philip Stott[29], et Dominique Tassot au nôtre. Tous les penseurs marquants qui sont apparus suite à cette révolution de nature cosmique allaient s’incliner devant ce modèle, allaient développer leur pensée en fonction de sa vérité absolue et chercher, à force d’artifices spécieux, à récupérer quelque part dans cet univers impersonnel une place pour quelque chose d’humain, pour quelque chose de divin.

Chacune de ces sciences, chacune de ces sagesses, la Théologie et la Parole de Dieu elles-mêmes, allaient toutes fondre comme peau de chagrin devant le soleil nouveau qui se levait et qui devenait la monstrueuse idole devant laquelle le monde moderne s’incline en une adoration impie et mortelle. Peu se rendaient compte qu’ils s’inclinaient devant une illusion, car le modèle mathématico-scientifique de l’univers – hors de son domaine d’application spécifique – n’existe que dans l’imagination de ceux qu’il a séduits. Les prétentions de ce modèle explicatif général à vouloir remplacer la métaphysique, la philosophie et la théologie sont illégitimes et illusoires. Un tel modèle universel ne correspond à aucune réalité. Car si les nombres sont partout où il y a de la matière (même dans notre corps) et manifestent un aspect certain de l’ordre créé (témoignant d’une dimension particulière de la pensée divine) ce n’est que folie de vouloir y réduire tout le réel[30].

C’est ce modèle-là – non la science mathématique dans sa sphère légitime qui la caractérise[31] – qu’il nous faut aujourd’hui récuser totalement. C’est cette vision trompeuse de la création de Dieu que nous devons refuser de toutes nos forces, de toutes nos pensées, de toute notre âme et de tout notre cœur, afin d’aimer et servir tout à nouveau le seul vrai Dieu. Car c’est Lui, le Créateur de toutes choses, qui soutient son univers à tout instant, qui dirige tous les événements de l’histoire. Dans la Bible, et non dans les raisonnements des sciences mathématiques, il nous a donné le modèle général qu’il nous faut, la vision du monde vrai, vision à partir de laquelle nous devons tout juger, tout mesurer et, par cette Parole divine et humaine, mettre chaque élément de cet immense univers si riche et si varié à la place qui lui est propre et cela pour le bien des hommes et de la création, et pour l’honneur et la plus grande gloire de ce Dieu qui est notre Dieu, le Dieu tout-puissant, infiniment sage et miséricordieux, le Père, le Fils et le Saint-Esprit[32].

Jean-Marc Berthoud

[1]      Voyez Psaume 135:15-18.

[2]      Nihilisme : De nihil, latin pour rien. Doctrine d’après laquelle rien n’existe d’absolu. Selon ce point de vue il n’y aurait pas de vérité morale, de hiérarchie des valeurs.

[3]      Structuralisme : Conception du monde selon laquelle il est possible de discerner des structures dans les réalités sociales, linguistiques, intellectuelles, culturelles, etc., sans pour autant que ces structures soient reliées à une réalité elle-même structurée et à un système de pensée objectivement vrai, stable, absolu.

[4]      Nominalisme : Doctrine d’après laquelle il n’existe pas d’idées générales, mais seulement des signes généraux. Les idées ne sont que des noms, des signes (d’où nominalisme), et n’ont pas de rapport vértitable et stable avec la réalité qu’ils nomment. Voyez la discussion de cette conception dans les deux derniers numéros de Résister et Construire.

[5]      Roger KEMBALL : Tenured Radicals. How Politics has Corrupted our Higher Éducation, Harper and Row, New York, 1990.

[6]      Pour un cas qui tend à s’universaliser, voyez l’ouvrage de David THIBODAUX : Political Correctness. The Cloning of the American Mind, Huntington House, Lafayette (Louisianna), 1992.

[7]      Roberto de MATTEI : De l’utopie au règne du chaos. Des années 1900 à l’an 2000 : du rêve de construction au rêve de destruction, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1993.

[8]      Henri CHARLIER : Le martyre de l’art, ou l’art livré aux bêtes, Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1957. Max PICARD : Désintégration des formes dans l’art moderne, Vitte, Lyon, 1960. H.R. ROOKMAAKER : Modern Art and the Death of a Culture, Inter-Varsity Press, London, 1970 Francis SCHAEFFER : Art and the Bible, Hodder and Stoughton, London 1973.

[9]      Ernest ANSERMET : Les fondements de la musique dans la conscience humaine, 2 vols., Baconnière, Neuchâtel, 1961. Albert ROUSTIT : La prophétie musicale dans l’histoire de l’humanité (Préface d’Olivier Messiaen), Horvath, Roanne, 1960.

[10]    Andrew SANDLIN : James Joyce, Consummate Apostate, Chalcedon Report, Vallecito, Nº 347, June 1994.

[11]    Jacques BARZUN : The Culture We Deserve : Wesleyan University Press, Middletown, 1989.

[12]    Sur le sens véritable de la culture voyez l’ouvrage classique de T. S. ELIOT : Notes Towards the Definition of Culture, Faber and Faber, London, 1962.

[13]    Malachi MARTIN : The Keys of This Blood, Simon and Schuster, New York, 1991, p. 250-251.

[14]    Marcel GAUCHET : Le désenchantement du monde, Une histoire politique de la religion, Gallimard, Paris, 1985.

[15]    Robert A. POIS : La religion de la nature et le national-socialisme, Cerf, Paris, 1993.

[16]    GRECE, un mouvement eugénique néo-païen, nostalgique du germanisme et de la pensée de Nietzsche, fondé en France à la fin des années soixante pour combattre l’influence prétendument nuisible du spiritualisme chrétien. Le philosophe Alain de Benoist en est l’un des principaux représentants.

[17]    Jacques MARITAIN : Trois réformateurs, Plon, Paris, 1925.

[18]    Ici les ouvrages de référence sont ceux de Herman DOOYEWEERD, de Cornelius VAN TIL et de Rousas J. RUSHDOONY. C’est dans ce courant calviniste que se situe la trilogie de Francis SCHAEFFER. Démission de la raison, Maison de la Bible, Prévérenges, 1980, Dieu, illusion ou réalité, Kerygma, Aix-en-Provence, 1989 et Dieu, ni silencieux, ni lointain, Telos, Bâle, 1979.

[19]    Cette révolution était en germe depuis le XIVᵉ siècle où des penseurs dont le maître fut Guillaume d’OCKHAM développèrent un modèle de pensée mécaniste. Voyez à ce sujet l’ouvrage d’André de MURALT : L’enjeu de la philosophie médiévale, Brill, Leiden, 1991.

[20]    Paul HAZARD : La crise de la conscience européenne, Paris, 1936.

[21]    Alexandre KOYRÉ : Du monde clos à l’univers infini, Gallimard, Paris, 1988, Études galiléennes, Hermann, Paris, 1979, Études de l’histoire de la pensée scientifique, Gallimard, Paris, 1985. Voyez également l’ouvrage pionnier de E. A. BURTT : The Metaphysical Foundations of Modern Science, Doubleday Anchor Books, New York, 1954 (1924) et les magnifiques travaux (malheureusement inédits, mais dont la librairie La Proue diffuse des photocopies) de la philosophe thomiste américaine, Paula HAIGH.

[22]    Dominique TASSOT : La dialectique de la science et de la révélation de Galilée au Père Lagrange, CESHE, 1995, p. 1. À paraître ultérieurement aux éditions OEIL à Paris.

[23]    Sur le rapport entre le développement de l’instrument mathématique et la croissance d’un pouvoir étatique impersonnel sans bornes voyez l’ouvrage fondamental d’Arnaud-Aaron UPINSKY : La tête coupée. Le calcul et la mort sont les deux pôles de la politique. OEIL, Paris, 1991.

[24]    Ellen MYERS : Johann Georg Hamann : Interpreter of Reality in Christ, Journal of Christian Reconstruction, Vol. XI, Nº 2, 1986-87, Box 158 Vallecito, CA 95251, USA.

[25]    T. S. ELIOT : Selected Essays, Faber and Faber, London, 1961.

[26]    Marcel DE CORTE : L’intelligence en péril de mort, Dominique Martin Morin, Bouère, 1995.

[27]    Jean BRUN : Le rêve et la machine, La Table Ronde, Paris, 1992.

[28]    Bryan APPLEYARD : Understanding the Present. Science and the Soul of Modern Man, Picador, London, 1992.

[29]    Philip STOTT : Vital Questions, Valamin, (Khanya Press, Private Bag 250, Kranskop 3550, Afrique du Sud.

[30]    James NICKEL : Mathematics. Is God Silent ?, Ross House Books, Vallecito, 1992.

[31]    Certes bon nombre de savants récusent aujourd’hui la prétention à une connaissance et à une connaissance et à une maîtrise totalisante de l’univers par la science. C’est en tout cas vrai des physiciens. Cela l’est moins des biologistes et des astrophysiciens et encore moins des sociologues. Ils le font pour divers motifs : la crainte (bombe atomique et désastre écologique), la foi, mais aussi, et c’est peut-être le plus intéressant, par l’exercice même de la recherche et par l’application d’une pensée critique à l’égard de leur profession. Cette démarche a été fortement développée par le philosophe des sciences Karl POPPER dans de nombreux ouvrages. Voyez à ce sujet le livre d’André VERDAN : Karl Popper ou la connaissance sans certitude, Presses Polytechniques et Universitaires, Lausanne, 1992. Rares cependant sont ceux qui se rendent compte de l’emprise toujours plus totalitaire du modèle scientifique sur toute la pensée de notre civilisation.

[32]    Nous ne pouvons trop vous recommander l’œuvre de Rousas J. RUSHDOONY qui, depuis plus de quarante ans, s’est consacré à cette tâche magnifique. Voyez parmi ses nombreux ouvrages : The Institutes of Biblical Law (2 vols., 1800 pages), The Roots of Reconstruction, (1100 pages), et Systematic Theology, (2 vols., 1300 pages).