Le Congrès de la Société internationale de Philosophie calviniste de 1994 consacré à
Herman DOOYEWEERD (1894-1977)
Faisant l’objet d’âpres controverses à la fin du XIXᵉ siècle et au temps de la crise moderniste, puis repris en termes renouvelés dans le courant des années 1930-1936, le problème d’une véritable philosophie chrétienne[1] paraît aujourd’hui comme enseveli en un glorieux passé intellectuel.
La disparition des protagonistes de taille en cet important débat (G. Marcel, Mandonnet, Gilson, Blondel, Maritain) laisse un vide que la pensée libertaire a très vite occupé. Aujourd’hui la philosophie est morte de ne plus avoir « d’objet ». La liberté idolâtrée des intellectuels du siècle, après avoir effacé les dernières traces du divin, a tué l’homme et a fait éclater son monde. Nous sommes, constatait G. Deleuze, à l’âge des vestiges, des briques et des restes. L’origine n’est plus seulement combattue, déniée ou destituée, toute voie y accédant se trouve barrée, marquée et démarquée par une pensée qui tient à poser a priori de manière purement subjective le sens et les limites sans tenir compte de la pensée de Dieu et des bornes divines. L’homme fini devient alors « El Shaddai », le Tout-Puissant, celui qui de son autorité souveraine fixe négation et limite. C’est ainsi qu’un « post-moderne » peut déclarer en toute impudence : « Dans mon système, il y a une place pour Dieu… »
L’évangélisme n’a guère de réponse à de tels coups d’éclat.
Sinon que de rappeler, en toute instance, que philosopher expose au danger d’errance, selon Colossiens chapitre deux.
Ou bien on en vient à récupérer le « cercle carré » de Heidegger, à décréter que le christianisme ne suscite rien de « consistant » pour le philosophe.
Qui sait encore qu’avec l’aide des D. Th. Vollenhoven, Herman Dooyeweerd, K. J. Popma ou J. Bohatec, l’évangélique peut entrer en un dialogue fécond avec des auteurs qui sont de même trempe que Brunchvicg et Cassirer, Husserl et Heidegger ?
Qui croit encore que Bible et philosophie peuvent être tissées ensemble ?
Le Congrès de Hoeven (20 au 26 août 1994) tenait à célébrer le souvenir du philosophe néerlandais Herman Dooyeweerd (1894-1977), l’un des promoteurs de la conception biblique et réformée de l’existence. Participaient à cette rencontre exceptionnelle des universitaires appartenant à la troisième génération de cette école de philosophie calviniste aujourd’hui répandue dans le monde entier, Asie compris.
Dès le départ, le ton juste fut rendu par M. Sanders Griffioen (professeur à Utrecht). En philosophie évangélique, nous disait-il, il faut se laisser provoquer par l’avertissement du livre de l’Apocalypse dans la lettre que le Seigneur adressait à l’Église de Laodicée. Si le philosophe se contente de suivre les tours et les détours des modes, leurs conformismes, fidélités, et reniements successifs, subsistera-t-il encore une quelconque raison chrétienne ?
Henk Geertsma traita ensuite de Dooyeweerd : son idée d’une réformation interne de la philosophie et de la science. Précisons pour les lecteurs que l’ouvrage systématique de Dooyeweerd, « Philosophie de l’idée de loi » (1935-1936, 3 vol.), fut quelque peu révisé, complété par l’auteur et quelques collaborateurs en vue d’une édition américaine en 1953-1958. Cette nouvelle somme philosophique s’intitule : « A New Critique of Theoretical Thought ».[2]
Comment proposer en quelques lignes une information sur cette œuvre magistrale d’intelligence chrétienne ?
Le tome premier de cette philosophie s’ouvre sur une description systématique des données de l’expérience immédiate du cosmos, données qui sont mesurées aux acquis de la science. C’est une comparaison entre le « Lebenswelt », la vision ordinaire du monde et la « représentation » théorique des sciences.
La vie immédiate des hommes est immergée, se plonge dans la continuité du temps, elle se compose de l’entrelacement des divers aspects de la réalité avec ces êtres parmi lesquels nous existons. Tandis que la pensée théorique, elle, décèle la logique de la réalité, la diversité de ses aspects et la condition de l’ordre du monde.
Cet être de l’expérience immédiate, ordinaire des hommes, expérience qui fonde nos distinctions originelles, n’est nullement un désordre, ni le magma d’un univers chaotique ou encore moins le produit d’une idée pure de la raison hypostasiée, personnifiée. Il nous enseigne forme et organisation, marque et présence, langage et contenus distincts. L’expérience du réel nous fait entendre que dans la réalité il existe : un ordre des aspects discernables, un sens des modes d’existence que l’on distingue, une complexité croissante de la réalité, sa logicité essentielle, sa relation ontologique (avec l’être). L’expérience immédiate exprime dans sa pleine réalité « l’origine divine » de toutes choses.
Ainsi : « le sens, la signification, sont les modes d’exister de l’Être Créationnel. » D’emblée Dooyeweerd prononce les mots, adopte le vocabulaire de l’être.
Sont écartés comme ne correspondant pas à l’expérience fondatrice des hommes les termes qui prétendent à un « désordre » originel, à l’anti-grammaire du chaos, les vocables contradictoires du non-sens, de l’absurde. Sont ainsi éloignés de la pensée, le matérialisme des post-modernes, Deleuze, Châtelet, etc.; mais sont également bannis : l’abstraction du fondement heideggerien, l’obstruction ontologique des partisans de la phénoménologie (Husserl), ou encore les constructivismes purement subjectifs issus de Kant !
L’être créé est pourvu de sens, de signification. Il est le réceptacle de sujets, objets et lois. Il se prête à l’analyse rationnelle et peut s’exposer en une ontologie. Le sens de la créature n’est d’autre que le mode d’être qui lui est propre, mode d’être entièrement ouvert sur l’origine divine.
Dooyeweerd oppose alors aux diverses sciences et philosophies son célèbre criticisme fondamental. Il s’attaque aux points de départ inavoués de la pensée théorique, ses « pétitions de principes… » immanentistes qui visent à déduire le tout à partir d’un aspect unique fini de l’expérience (une véritable ivresse de Noé « philosophique »). Il oppose cette idolâtrie d’une partie de la réalité (ou d’une science) au motif trinitaire créationniste de l’Écriture. Le philosophe chrétien dépend ainsi de la Bible pour ses présuppositions préthéoriques essentielles. Car toute philosophie intègre une foi primordiale (vraie ou apostate) qui lui donne ses fondements.
Il n’est donc pas indifférent de soutenir l’idée vraie ou de se rendre, de se soumettre à l’erreur. Un philosophe racontait récemment, que lors d’un débat tenu en France, un auditoire étudiant refusait de reconnaître cette distinction. Selon ces étudiants il n’y aurait en fait que de la « philosophie », qui serait à la fois sans erreur et… sans vérité. Selon eux on pourrait tout à la fois soutenir avec Descartes qu’en l’homme l’essence commande l’existence ou, en compagnie de Claude Lévi-Strauss, qu’une nécessité externe détermine de manière totale nos modes de vie, ou encore, avec Sartre, que « l’homme s’autocrée », se constitue lui-même par son agir. Pour Dooyeweerd le motif biblique doit diriger toutes nos analyses et ainsi permettre le discernement de la vérité et de l’erreur !
Jan van der Hoeven (Professeur à Amsterdam), nous fit une lecture des slogans d’une culture post-chrétienne. Le maître mot de ces immanentistes patentés est « contingence ». Il n’y a pas d’au-delà des phénomènes et tout événement arrive fortuitement, par hasard. Il nous fit un panorama de cette pensée qui va de la libre particule physique au hasard engendrant le vivant, des « chaoïdes » de Deleuze (le règne du chaos auto-organisateur) à la « différence » normative de Derrida. Signalons ici la thèse d’Eddo Ewink sur ce ressort de la contingence chez Lévinas et Derrida.
Or, les mots utiles, les termes qui servent le sens, les vocables fertiles, nous obligent à désigner ce qui déborde totalement la course hasardeuse des « chances » : ce sont l’être, le temps, la transcendance.
Alvin Plantinga (Professeur à l’Université de Notre Dame et à Calvin College aux États-Unis) dans son exposé nous conduisit dans le même sens. Il souligna le postulat naturaliste présent dans la philosophie anglo-saxonne et nous montra que, dans la ligne augustinienne où la foi éclaire la raison, une place peut être faite à une analyse significative des phénomènes.
Elaine Storkey (anthropologue anglaise) aborda le problème du féminisme dans les cultures pluralistes. Selon elle seule la relation essentielle du « Je » à Dieu permet de transformer l’ancienne conception de la « femme servante » en un don responsable, ce qui permettra d’éviter l’erreur libertaire féministe.
Gerrit Glass (Professeur à Amsterdam) traita ensuite le thème de l’homme chez Dooyeweerd. L’existentialisme envisage l’homme sous les aspects de son rapport à soi, à l’autre et au monde. Dooyeweerd pour sa part se tourne vers l’unicité du sujet, son caractère unifié et sa racine de l’existence temporelle. Pour lui, le moi est un « Je », une personne en tant qu’il désigne par là le centre religieux de l’existant, le « point de concentration de l’être », son « rapport à l’origine ». C’est ce que la Bible appelle le cœur de l’homme. Ainsi, pour Dooyeweerd, la relation fondatrice « avec soi-même » l’emporte sur celles qu’il entretient avec les objets, avec l’autre, avec le monde. Glass s’est ici référé à l’œuvre d’un père du post-modernisme : le critique littéraire Georges Bataille. Le « Je » vacille dans « l’expérience » existentialiste et charismatique quand celle-ci n’est plus fondée sur un enracinement premier dans son origine, en Dieu.
L’auteur de ces lignes participa à quelques-uns des nombreux séminaires donnés au congrès.
Le philosophe Robert D. Knudsen (Professeur au Westminster Theological Seminary à Philadelphie) dirigea, avec une impressionnante documentation, l’attention de son auditoire vers l’évolution des idées critiques formulées par Dooyeweerd dans les textes qu’il publia entre 1936 et 1953.
Quel que soit le champ d’étude développé par Dooyeweerd, il en ressort que la philosophie ne saurait en aucun cas prétendre à l’indépendance, à cette fameuse (et erronée) autonomie de la raison !
Au cours des années Dooyeweerd fut soucieux de préciser et d’affiner sa pensée. R. Knudsen fit référence aux quelque vingt textes du philosophe où il développa son « idée critique », sa critique théorique des inévitables postulats religieux de toute pensée. Mais les changements d’accent et même de langage chez Dooyeweerd, conduisent constamment à la même conclusion : un acte de foi sous-tend et dirige toutes les formes de la pensée des hommes. Notre vue du réel sera toujours fondée sur des présuppositions. Le philosophe Alain, pourtant rationaliste, disait lui-même à la même époque que « pour penser il faut croire […] premièrement que bien penser a de l’importance. »
- Van Dyck (de Dort College au Canada) souligna ce même aspect de la pensée de Dooyeweerd, mais cette fois dans le domaine de l’entreprise pédagogique. Celle-ci comporte toujours un « modèle de vérité » implicite, inavoué, modèle directeur agissant inévitablement en tout enseignement.
Ici le schéma biblique de Vollenhoven se confirme : Dieu, l’univers et l’homme.
Quelle place faut-il alors accorder à l’apologétique ? Celle-ci a-t-elle une incidence sur la vision post-moderne de la réalité ? Alvin Plantinga pour sa part releva la permanence du caractère fondé, rationnel, pour tout dire « sain » d’un argument et sa pertinence toujours actuelle à l’égard des auditoires de cette fin du XXᵉ siècle. Les arguments « concrets » ont parfois plus de poids qu’une théorie abstraite.
Car même la philosophie de la « déconstruction » d’un Derrida repose inévitablement sur des limites, car on ne saurait s’installer, se fixer dans une démarche de déconstruction totale. Elle ne peut viser que des objets limités. On ne saurait « après coup » renier les axiomes de la déconstruction, les mots utilisés par celle-ci, sa grammaire pourrait-on dire. Elle ne pourra jamais être illimitée, à moins de basculer dans un irrationalisme total.
Egbert Schuurman (Professeur à Amsterdam) est l’auteur de nombreux livres sur le thème de « l’homme et la technique » où il s’évertue à discerner l’esprit qui anime la technologie de cette fin de siècle[3]. L’entreprise technique moderne n’est en elle-même d’aucune façon neutre. Elle procède, en fin de compte, des rêves de domination du cosmos qui caractérise le motif gouvernant la science. Ce motif de base n’est lui-même qu’un avatar, un sous-produit du fameux postulat à la base de la pensée moderne, présupposé qui oppose faussement la nature (technique) à la liberté (tout ce qui est humain). Les conforts que nous prodiguent les techniques modernes ne doivent pas nous faire oublier « l’ivresse » de connaissance et de domination qui accompagnent la profession de foi faustienne.
Le sens véritable de la technique scientifique moderne réside dans son service d’une foi apostate. Le technicisme moderne finit par réduire la connaissance à un statut de pure instrumentalité. Il s’annexe ainsi les échanges économiques, pour prendre un exemple, comme un simple objet et de ce fait transforme l’homme en instrument, en le simple rouage d’un système. Examiné de ce point de vue le post-modernisme ne fait alors que refléter la haute technicité du monde moderne : celle d’un système parfaitement autorégulé et en conséquence sans sujet. L’élimination du sujet aboutit évidemment tout simplement à la mort de l’homme… Malgré le « danger extrême » d’un tel aveuglement, l’œuvre philosophique des post-modernes s’accomplit par un acte de foi, non fondé en raison et de type essentiellement mystique.
L’anarchisme contemporain professe une foi en un « salut » irrationnel et cela en dépit de toutes les données de la raison qui attestent notre enfermement dans la machine. La tâche d’une critique chrétienne de la société technique ne consiste ni en un « retour à la terre », ni dans la « deep ecology » des partisans du New Age et encore moins dans l’abandon aux frémissements heideggeriens de l’être. Il s’agit, nous montra Schuurman, de séparer l’entreprise technique normale parfaitement légitime, des motifs religieux apostats fondamentaux d’une culture technologique hors de contrôle. La philosophie réformée de Dooyeweerd, celle qui s’appelle Philosophie de l’idée de loi nous donne, avec son motif biblique central de Création, Chute et Rédemption, le sens d’un développement normatif de la culture. Une telle philosophie chrétienne ne sépare pas Dieu de l’homme, ni le temps de la perspective de la vie éternelle.
Le succès remporté par un tel congrès atteste de façon fort réjouissante que la pensée de cet homme de Dieu fidèle que fut Herman Dooyeweerd demeure vivante. Aujourd’hui encore elle est la source d’une authentique inspiration à la réflexion chrétienne.
Nous terminerons ce bref aperçu par une citation tirée des conférences parisiennes que prononça Herman Dooyeweerd en 1957. Il y déclarait :
« Cette nouvelle philosophie ne s’appuie pas sur la raison humaine mais considère le motif religieux fondamental Création–Chute–Rédemption en Christ comme la clef de la connaissance. La philosophie chrétienne ne délaisse nullement la force de l’argumentation logique, mais son défenseur sait que l’orientation décisive de la pensée dépendra toujours du cœur de l’homme, de la foi que l’ami de Dieu ou son ennemi y aura déposé. »
Alain PROBST[4]
[1] Pour trois perspectives de ce problème voyez : Étienne GILSON : Christianisme et philosophie, Vrin, Paris, 1981 (1949) ; Auguste LECERF : Le protestantisme et la philosophie (1932), dans Études calvinistes, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1949 et finalement : Jean BRUN : Philosophie et Christianisme, Beffroi/L’Âge d’Homme, Québec-Lausanne, 1988 et L’Europe philosophe, 25 siècles de pensée occidentale, Stock, Paris, 1988.
[2] Herman DOOYEWEERD : A New Critique of Theoretical Thought, Presbyterian and Reformed, Nutley, (4 vols.) Voyez les ouvrages suivants de cet auteur publiés en traduction anglaise : The Twilight of Western Thought, Presbyterian and Reformed, Roots of Western Culture. Pagan, Secular and Christian Options, Wedge, Toronto, 1979 ; The Christian Idea of the State, Craig Press, Nutley, 1968 ; A Christian Theory of Social Institutions, Dooyeweerd Foundation, La Jolla, 1986. Pour une brève introduction à la pensée de Dooyeweerd voyez : Samuel T. WOLFE : A Key to Dooyeweerd, Presbyterian and Reformed, Nutley, 1978.
[3] Egbert SCHUURMAN : Reflections on the Technological Society, Wedge, Toronto, 1977 ; Technology and the Future. A Philosophical Challenge, Wedge, Toronto, 1980.
[4] Alain Probst enseigne la philosophie dans la région parisienne.