« La cité des morts » de Jan Marejko

par | Résister et Construire - numéros 32-33

Préambule

Nous aimerions, dans l’article qui va suivre, faire connaître aux lecteurs de Résister et Construire l’œuvre d’un philosophe suisse, Jan Marejko, oublié des médias parce qu’il n’a pas le profil intellectuel et politique prisé par l’intelligentsia suisse romande toujours en retard d’une guerre. Il s’agit d’un penseur très englobant, un généraliste de la pensée (ses compétences allant de la philosophie politique à la métaphysique en passant par la théologie, la psychanalyse et l’histoire des sciences), animé de la passion de comprendre et de faire comprendre, et dont les thèses mériteraient d’être connues et discutées par les chrétiens de toutes dénominations qui sont désireux de mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent, pour mieux y agir, pour mieux y « résister » et peut-être aussi pour mieux contempler « les perfections invisibles » de Dieu dans la création. Ces thèses, à l’opposé des vastes systèmes abstraits si chers à la modernité, sont présentées dans un langage accessible, avec un don pédagogique remarquable, et sont donc compréhensibles par une personne moyennement cultivée, chose que nous avons pu personnellement tester n’étant pas nous-mêmes très compétente en philosophie. Pour autant qu’on les aborde avec la prudence de rigueur face à toute construction intellectuelle humaine (prudence que l’auteur lui-même encourage), elles nous semblent incontournables pour les chrétiens qui ont plus particulièrement pour mission de réfléchir et d’enseigner dans les domaines théologique, scientifique, ou philosophique. La formule de St-Anselme : « Je crois pour comprendre », qui nous a été récemment rappelée dans ces colonnes, prend avec Jan Marejko tout son sens.

Par sa critique si pertinente de la modernité cet auteur nous a personnellement beaucoup apporté dans la compréhension de l’Occident post-chrétien ainsi que dans l’appréhension de la spécificité du judéo-christianisme. Par son indéniable don pédagogique, il nous a aussi initié à la « méthode philosophique » et introduit à des auteurs auxquels nous n’avions jamais imaginé comprendre quoi que ce soit.

Pour les lecteurs de Résister et Construire, habitués à des auteurs affichant clairement la couleur doctrinale ou politique, il est utile de préciser que Jan Marejko est un penseur politique se réclamant du courant conservateur et libéral. Son christianisme (catholique, et par conséquent parfois critique à l’égard du protestantisme) n’est pas toujours affirmé d’entrée de jeu mais nourrit si profondément sa réflexion et transparaît si bien en filigrane derrière chacun de ses propos que cette affirmation n’est plus nécessaire.

Au début, cette pratique, contraire à celle dont nous avons l’habitude, nous a troublée et interpellée. Comment interpréter une telle réserve ? En effet, pourquoi ne pas afficher hautement et clairement, et cela dès l’introduction, ses présupposés doctrinaux ? Pour ne pas décourager le lecteur moderne potentiel, bardé d’a priori envers la religion et la pensée conservatrice, peut-être ? Il s’agirait alors d’une concession stratégique. Ou plus profondément parce que Jan Marejko a adopté la méthode socratique de quête de la vérité, dont il parle avec chaleur dans ces livres et qui a été reprise par toute une tradition philosophique ? Cette méthode consiste, plutôt que d’asséner d’emblée ses convictions à son interlocuteur (qu’il soit écrivain reconnu ou simple lecteur), à « renoncer à soi-même », à ce qu’on croit, à ce qu’on sait ou à ce qu’on croit savoir, au risque de se perdre ou de se retrouver, pour faire un bout de chemin avec lui et que naisse ainsi un véritable dialogue au terme duquel on finira, peut-être, par se rejoindre. Cette pratique ne doit pas être confondue avec la conception moderne du dialogue qui est en fait soit un stérile affrontement de points de vue où chacun s’accroche mordicus à lui-même, soit au contraire une interminable série de concessions réciproques. Selon Jan Marejko, « la vérité ne naît (n’apparaît ?) pas du choc des points de vue, mais de la volonté commune de chercher la vérité ensemble » et elle est par conséquent indissociable d’un dialogue où chacun renonce à lui-même. Son silence sur ses convictions est donc plutôt à mettre sur le compte de ce renoncement. Cette conception et cette méthode sont-elles compatibles avec la conception chrétienne de la vérité ? Dans une large mesure, nous inclinons à penser que oui (le débat reste ouvert). Néanmoins, il y a parfois une sorte de flou quant aux convictions de l’auteur qu’on aimerait bien voir se dissiper de temps en temps, peut-être plus par esprit de système que par souci de vérité.

D’un autre côté, il est évident qu’il ne suffit pas de répéter haut et clair qu’on est chrétien, encore faut-il l’incarner par toutes les fibres de son corps et de sa pensée. Nous sommes personnellement lassée de ces gens qui vont répétant qu’ils sont chrétiens et dont les propos, les pensées et finalement les actes, ne font que refléter, sans qu’ils en aient toujours conscience, les modes intellectuelles dominantes ou tout autre discours non chrétien. À une telle attitude, nous préférons encore celle qui consiste à ne rien affirmer a priori mais à être. Il est vrai que « nul », comme il le dit lui-même, pas même Jan Marejko, pas même nous, « n’incarne parfaitement ce qu’il dit » (p. 146 De la misère intellectuelle et morale en Suisse romande), si ce n’est le Christ dont la Bible dit qu’il est la Parole faite chair, la Parole incarnée. Mais l’un des pièges, que personne n’évite jamais totalement et que signale admirablement l’œuvre de Jan Marejko, est l’adhésion inconsciente de notre chair à un discours qui contredit notre discours conscient. Le remède proposé n’est pas d’adhérer sans réserve au discours de notre chair (comme le proposait Nietzsche), ni de ne rien savoir ou n’avoir aucun présupposé (comme le propose, après Descartes, la science positiviste et sa volonté désespérée d’objectivité) mais, comme nous y encourage Jan Marejko, de « mieux savoir ce que l’on sait ». Cette condition est nécessaire, sinon suffisante, pour livrer utilement le combat de la foi en nous et hors de nous.

Dans cet article, nous parlerons principalement de son avant-dernier livre La cité des morts, mais il nous arrivera parfois de nous référer à ses autres ouvrages qui développent plus à fond certaines notions, précisant ainsi l’analyse. La pensée de l’auteur, développée tout au long des différents textes, forme un tout cohérent et nous encourageons les lecteurs à jeter un regard synthétique à ses divers livres qui s’éclairent les uns les autres. Pour ceux qui sont désireux de s’initier à la philosophie, nous conseillerons plus particulièrement la lecture d’un de ses premiers ouvrages, Le territoire métaphysique.

La cité des morts

L’homme moderne vit dans un univers « désenchanté », selon les termes du sociologue allemand Max Weber. Dans La Cité des morts, Jan Marejko reprend et développe systématiquement cette idée, mais là où Max Weber parlait de monde désenchanté, Jan Marejko parle de « technocosme », précisant et affinant ainsi le concept webérien de « désenchantement ». Pour comprendre ce qu’est un monde désenchanté ou un technocosme, il faut évidemment savoir ce qu’est un monde enchanté ou ce que Jan Marejko appelle un mythocosme. Il s’agit en fait du monde primitif de l’antiquité païenne, ou celui des sociétés traditionnelles, ou encore du monde de l’enfance dans lesquels chaque arbre, source ou buisson, chaque placard ou coin obscur cachent des divinités (fées, sorcières ou lutins) bénéfiques ou maléfiques qu’il faut amadouer par toutes sortes de sacrifices ou de rites magiques sécurisants. À côté d’un tel univers, le monde moderne, où la « raison technocratique et gestionnaire » réduit tous les événements à des chaînes causales rationnellement déchiffrables, les lieux et les choses à de la pure matière ne renvoyant à rien de surnaturel, est un univers sans âme ou désenchanté. Ce processus de désenchantement, qui consiste essentiellement en une dissociation croissante entre le matériel et l’immatériel, entre physique et métaphysique, prend sa source loin dans l’histoire de l’humanité, mais s’accélère de manière dramatique au XVIIᵉ siècle, à partir de la révolution scientifique inaugurée par Galilée pour s’achever aujourd’hui sous nos yeux dans une forme monstrueuse, « une cité des morts », ou dans « l’avènement d’un technocosme » (sous-titre de La cité des morts).

On se doute bien que les raisons d’une telle évolution sont à chercher dans l’histoire des idées, et Jan Marejko retrace effectivement les grandes étapes historiques, politiques, théologiques, scientifiques et philosophiques qui ont progressivement conduit à un tel résultat. Tous ces facteurs sont intimement liés les uns aux autres, il n’est donc pas toujours facile de distinguer les causes des effets, et les schémas trop simplistes ne conviennent pas. L’originalité de l’auteur consiste malgré tout à préciser et à démontrer ce qui, dans ces idées, est au fondement d’un tel processus. Pour lui, l’origine, ou en tout cas le facteur essentiel déterminant cette mutation, est à chercher dans un changement de conception cosmologique, en d’autres termes dans des variations de la conception que les hommes ont de l’univers (de l’espace physique) et des rapports que cet espace entretient ou non avec un espace métaphysique ou immatériel. Le type cosmologique détermine ensuite tous les autres facteurs. En effet, selon Jan Marejko, tout ou presque, de notre conception de l’homme à notre organisation politique, en passant par notre conception du langage et de la vérité, découle de notre rapport à l’espace ou au cosmos. C’est ce qu’il s’attachera à démontrer de manière très convaincante tout au long de La cité des morts.

Ce critère (conception de l’univers ou de l’espace physique et des rapports entretenus par cet espace avec un domaine immatériel) lui permet d’établir une distinction entre trois types cosmologiques (là où les modernes n’en voient souvent que deux) à savoir un mythocosme, un technocosme (comme nous l’avons déjà vu) et un logocosme. En effet, entre les deux extrêmes que sont le mythocosme et le technocosme, Jan Marejko décèle dans l’histoire une sorte de moyen terme, une conception médiane de l’univers qui emprunte certains traits aux deux formes, tout en se distançant de l’une et de l’autre et qu’il appelle du nom de logocosme. Il s’agit de la conception aristotélicienne de l’univers reprise par Thomas d’Aquin et toute la tradition judéo-chrétienne après lui, qui historiquement correspond à la période allant de l’Athènes démocratique à la révolution scientifique, et que les modernes, soumis à plus d’un siècle de désinformation, s’obstinent à percevoir comme une période d’insondable obscurantisme en l’assimilant à la période mythique et en passant ainsi à côté de son caractère spécifique. En comparant ces différentes cosmologies entre elles, Jan Marejko souligne la spécificité de chacune d’elles, montrant aussi la supériorité incontestable du logocosme, ce qui constitue, pour le lecteur moderne, une nouveauté révolutionnaire. Par cette comparaison, il nous aide surtout à mieux comprendre le monde qui est le nôtre et à discerner les véritables enjeux de la modernité, en même temps qu’il déblaie des pistes nous permettant, peut-être, de résoudre les insolubles paradoxes du monde moderne.

À ce stade, il est nécessaire d’ouvrir une parenthèse. Les chrétiens de longue date se disent peut-être que Jan Marejko n’a pas grand-chose à leur apprendre. Ils savent depuis longtemps que la vision du monde et les positions philosophiques d’une nation dépendent de la croyance ou de la non-croyance au Dieu chrétien, peut-être plus que de la conception cosmologique, qui elle dépend de cette croyance ou de cette non-croyance. Mais l’argumentation de Jan Marejko est plus subtile que cela, car il montre que l’on peut croire au Dieu chrétien, tout en soutenant une position cosmologique qui sape, sans qu’on en ait conscience, la force sinon le fondement de cette foi.

Ces mêmes chrétiens se diront aussi que le péché n’est pas né au XVIIᵉ avec Galilée et ils auront raison, mais nous croyons que Jan Marejko n’affirme rien de tel. Pour reprendre la problématique du désenchantement dans une terminologie plus traditionnellement chrétienne, terminologie que Jan Marejko utilise peu, car il s’adresse à un public moderne qui la plupart du temps en ignore tout, disons que la sécularisation du monde s’accélère à partir de la révolution scientifique, ce qui ne veut pas dire que le péché originel naît avec le technocosme. Il est bien évident que chaque époque, même celles correspondant au logocosme et au mythocosme, manifestent ce péché d’une façon ou d’une autre. Une des manifestations fondamentales du péché (dont découlent bien d’autres) est sans aucun doute l’idolâtrie, que l’on peut définir comme le détournement du sentiment religieux qui habite naturellement tout homme au profit d’une personne ou d’un objet qui n’en est pas digne, lui faisant ainsi rater la seule cible (sens étymologique du terme hébraïque correspondant au mot péché) qui lui convienne réellement, à savoir le Dieu Créateur, personnel, trinitaire et infini de la Bible. À partir de cette définition, on voit bien que même le logocosme, quand on y adore le Dieu chrétien, n’est pas totalement à l’abri d’un tel danger quand il substitue à la complexité du Dieu vivant révélé dans la Bible, une image déformée (idole). Le mythocosme, qui remplace le Dieu créateur et personnel par toute une série de divinités fantasques et capricieuses, est, lui, clairement idolâtre ; mais qu’en est-il du technocosme qui, comme nous le verrons plus loin, remplace le Dieu Créateur par un ou plusieurs systèmes impersonnels (le discours scientiste par exemple), clos sur eux-mêmes ? Ne l’est-il pas de façon plus absolue et plus perverse que le mythocosme ? Les dieux païens ont des mines sympathiques à côté de telles abstractions, et la condition de l’homme du technocosme, d’un point de vue spirituel, est sans doute bien pire que celle de l’homme primitif du mythocosme. Mais comment les modernes, même chrétiens, qui sont habitués à considérer leur époque comme le nec plus ultra en matière de civilisation tant ils sont fascinés par les progrès techniques, au demeurant fort utiles, qu’elle a pu produire, pourraient-ils l’envisager comme une forme particulièrement virulente et radicale de l’idolâtrie ? Une preuve en faveur de cette interprétation est que celui qui s’attaque au modèle technocosmique est aujourd’hui perçu comme une sorte d’iconoclaste ou d’impie, un peu à la façon dont était perçu, hier, celui qui s’attaquait aux dieux païens ou même au Dieu chrétien. Cela montre bien que l’attitude des modernes face au technocosme et au discours qui le soutient est d’ordre religieux plus qu’intellectuel. Bien qu’il ne l’exprime pas en ces termes dont nous assumons la responsabilité, nous pensons que c’est en gros ce que démontre Jan Marejko, et nous espérons que le résumé de ses thèses pourra aider les modernes que nous sommes à acquérir, au moins, une distance critique envers le technocosme et cette nouvelle forme d’idolâtrie.

Avant de définir plus précisément les notions de mythocosme, technocosme et logocosme, il est bon de savoir ce que sont une cosmogonie et une cosmologie, termes dérivés du grec “cosmos” signifiant ordre ou univers. Selon le Petit Robert, une cosmogonie est une théorie (scientifique ou mythique) expliquant l’origine et la formation de l’univers. Quant à la cosmologie, c’est l’étude des lois physiques qui régissent l’univers. Ces définitions relevées dans le Robert (porte-parole de l’orthodoxie technocosmique) pour notre édification personnelle, sont révélatrices de ce que Jan Marejko tente de démontrer dans son livre, à savoir que la modernité n’envisage pas de moyen terme entre une explication mythique ou une explication scientifique de l’origine de l’univers, ne faisant ainsi aucune différence entre une cosmogonie judéo-chrétienne et une cosmogonie païenne. Quant aux lois qui régissent le « fonctionnement » de l’univers, il n’y est même plus question de distinction entre une interprétation mythique et une interprétation scientifique. Les lois qui gouvernent le cosmos ne peuvent être que physiques ou, en d’autres termes, scientifiques, et en aucun cas métaphysiques dans un technocosme. Pourtant, ce sont bien des lois métaphysiques qui régissent en totalité le fonctionnement de l’univers mythique, et dans une certaine mesure le fonctionnement de l’univers logocosmique, ainsi que nous le verrons plus loin. En philosophie, le terme de cosmologie désigne en fait l’ensemble des lois (sans précisions) régissant l’univers, et expliquant son origine et sa destination. Il y a bien longtemps que les philosophes ont abandonné cette discipline aux scientifiques, comme le prouve la définition du Robert, et Jan Marejko fait preuve d’originalité et de courage en réinvestissant un domaine qui est devenu une chasse gardée.

Il faut aussi savoir que jusqu’à la révolution scientifique, c’est le modèle aristotélicien de l’univers (repris par Thomas d’Aquin) qui faisait autorité. Dans ce modèle, l’univers était conçu comme un espace clos, borné et hétérogène (c’est-à-dire où tous les points de l’espace sont qualitativement distincts les uns des autres ou encore hiérarchisés selon une valeur). Le temps était en conséquence, lui aussi perçu comme borné, et le mouvement comme un changement qualitatif vers plus ou moins d’être. Le mouvement et l’être, le physique et le métaphysique étaient donc liés. Galilée (et avant lui Giordano Bruno), en postulant un espace de type euclidien, infini et homogène (c’est-à-dire fait de points strictement semblables les uns aux autres) assimilé à l’espace réel, et en formulant le principe d’inertie (qui rend caduque la distinction entre repos et mouvement), vient bouleverser ce modèle séculaire. La conception du temps est automatiquement modifiée par le postulat d’un tel espace, et de borné il devient infini. Quant au mouvement, de changement qualitatif, il passe au stade de simple déplacement. Le mouvement et l’être sont dissociés, le physique se coupe progressivement du métaphysique.

Le type cosmologique et ses implications forment ce que Thomas Kuhn (un historien des sciences) appelle le paradigme constitutif d’une époque, terme que Jan Marejko reprendra et illustrera tout au long de son essai. Ce paradigme se manifeste en un discours (aristotélicien, galiléen, newtonien, etc.) qui fait autorité et est pris pour modèle par tous les autres discours pendant des siècles jusqu’à ce qu’un autre discours vienne d’abord le subvertir pour finalement s’y substituer. Le propre du paradigme est de se dissimuler aux yeux de ceux qui vivent en son sein, qui y adhèrent sans en avoir pleinement conscience (le discours qui tient à la chair autant qu’à l’esprit) et dont les idées et le comportement reflètent ce paradigme souvent à leur insu. L’une des vertus de l’œuvre de Jan Marejko est de nous montrer comment tout ou presque, de notre conception de l’homme à notre organisation politique, en passant par la conception du langage, de la connaissance et de la vérité, découle du paradigme (ou du type cosmologique) où nous vivons, en d’autres termes de notre rapport au cosmos et à la nature. Son mérite est aussi de révéler à nos yeux de modernes, le paradigme constitutif du monde où nous vivons. Dans cet article, nous ne retiendrons que certaines conclusions, sans toujours refaire les analyses qui y conduisent, conclusions que nous avons tenté de systématiser. Le résultat peut paraître indigeste et ennuyeux, et nous signalons aux lecteurs que la responsabilité nous en incombe entièrement, car Jan Marejko, lui, n’est jamais ennuyeux.

Le mythocosme

Précisons maintenant ce qu’est un mythocosme. Il s’agit d’une cosmologie où l’univers est considéré comme clos ou borné et hétérogène, et où l’on explique l’origine et le fonctionnement de l’univers en ayant recours exclusivement à des explications surnaturelles présentées sous forme de récits mythiques.

« L’espace y est borné de toutes parts par une immatérialité bienveillante ou menaçante. Cette immatérialité, et non des chaînes causales, produit tout ce qui arrive ici-bas. » (p. 9 La cité des morts.) Là ce ne sont pas des phénomènes naturels qui expliquent d’autres phénomènes naturels (causalité interne), mais des phénomènes externes à la nature (externes mais non transcendants). L’homme du mythocosme n’explique pas la force des vagues, par la force du vent, mais par l’humeur d’un dieu invisible, irrité ou apaisé, caché dans la nature (dieu invisible mais immanent à la nature et non transcendant). Peut-être faudrait-il ici nuancer l’affirmation de Jan Marejko et préciser que cela ne veut pas dire que l’homme du mythocosme n’a aucune connaissance d’une causalité naturelle ; nous en voulons pour preuve qu’il est souvent excellent artisan. Simplement, il ne la considère jamais indépendamment d’une causalité surnaturelle.

Contrairement à ce que l’on a trop souvent tendance à croire, le monde mythique n’est pas un monde irrationnel ou absurde (sans causalité clairement définie). « En réalité, la pensée mythique est obsédée de rationalité au sens péjoratif du terme » (p. 161 op. cit.) affirme Jan Marejko. Il n’y a aucune place pour le hasard dans un mythocosme ; et aucun fait, même le plus insignifiant, n’échappe à la volonté obsessionnelle de tout expliquer, à cette rationalité mythique. Même le fait de croiser un chat noir en sortant de chez soi est un signe qui demande à être interprété ou expliqué. Cette obsession tient au fait que la survie et le bien-être de l’homme du mythocosme dépendent de ces explications.

L’hétérogénéité de l’espace implique une distinction qualitative entre les divers points de l’espace. Dans un mythocosme, il y a des lieux sacrés et des lieux profanes et, entre les deux, des seuils à franchir avec beaucoup de précautions. Le mouvement n’y est donc pas qu’un simple déplacement. En effet, en se déplaçant, on se rapproche ou on s’éloigne de ces lieux sacrés et des forces occultes, dieux ou déesses, qui y habitent et qui gouvernent le monde.

Le temps est conçu comme cyclique dans un mythocosme ; c’est l’éternel retour du même. Rien de nouveau ne doit y arriver. Les traditions ancestrales doivent s’y perpétuer sans interruption, mais si ce cycle est malencontreusement interrompu, il ne peut en résulter que de graves malheurs pour la communauté.

L’homme y vit immergé dans la nature, sans aucune distance par rapport à elle, et ne la voit donc jamais pour elle-même. Jan Marejko parle d’absence de relation d’altérité entre l’homme primitif et la nature, qui ne peut donc jamais la prendre pour objet d’étude ou d’exploitation. Pour lui, la nature ou le cosmos ne contiennent que des signes qui renvoient toujours à un au-delà d’eux-mêmes et qu’il faut apprendre à décoder. Ici, nous formulerons la même restriction que pour la causalité : cela ne l’empêche pas d’avoir une connaissance technique détaillée et concrète du milieu qui est le sien.

Dans un mythocosme, l’homme n’a pas d’intériorité, pas de distance par rapport à lui-même (de conscience au sens moderne du mot), mais se conçoit comme le siège de forces obscures qui gouvernent sa volonté. Il ne peut donc y être question de responsabilité individuelle, ni de justice au sens moderne. Les jugements prononcés sont souvent arbitraires et la pratique du bouc émissaire y est fréquente. Il n’y a pas non plus de relation d’altérité avec les autres hommes et les rapports sociaux sont codifiés selon des rites et des pratiques magiques.

La parole est alors conçue comme dotée d’un pouvoir magique et a principalement un rôle incantatoire et herméneutique ou prophétique, c’est-à-dire qu’elle a surtout pour rôle d’apaiser ou de déchaîner les pouvoirs occultes ainsi que d’interpréter les signes qui se révèlent à elle dans la nature. Elle n’est pratiquement jamais utilisée pour un échange d’arguments rationnels destinés à éclaircir la complexité d’une situation ; une telle pratique n’a pas de sens dans un mythocosme. Par contre, elle conserve un certain rôle dans le cadre de récits mythiques destinés à expliquer l’origine du monde et de certains phénomènes, ce que Jan Marejko appelle du nom de mythes logaux (en les opposant aux mythes alogaux du technocosme).

Le pouvoir, pour être perçu comme légitime dans un tel univers, doit échoir à ceux qui sont sentis comme les plus proches de ces forces cosmiques ou de ces divinités, et les plus aptes à les manipuler pour le bien-être de la communauté : le sorcier, le devin, le prophète ou l’ancêtre. Pour paraphraser l’apôtre Paul qui énonçait à l’époque un lieu commun en le subvertissant : tout pouvoir vient du dieu.

Par cette analyse, nous voyons combien le mythe du bon sauvage, si cher à tant de philosophes, où l’homme primitif a un rapport à la nature débarrassé de toutes superstitions, un rapport rousseauiste, est simpliste et ne correspond en aucun cas à la réalité mythocosmique.

Le passage du mythocosme au logocosme est complexe, et les effets d’un tel changement cosmologique ne sont ni aussi spectaculaires, ni aussi radicaux, ni aussi rapides que ceux provoqués par la révolution scientifique, comme nous le verrons plus loin, ce qui explique peut-être pourquoi si peu de penseurs ont su discerner la spécificité du logocosme. Comment l’esprit se détache-t-il des mythes pour commencer enfin à « regarder le monde tel qu’il est » ? Sans entrer dans les détails, disons que la naissance de la poésie, la guerre, l’avènement de la démocratie athénienne et d’une rationalité logale (le logos grec) entraînant l’apparition de cosmologies non mythiques au VIᵉ siècle avant Jésus-Christ, et parallèlement le développement du judaïsme puis plus tard l’expansion du christianisme, sont les grandes étapes historiques qui conduisent progressivement à la « démythologisation » et à la désacralisation du monde.

Le logocosme

Maintenant, comment définir le logocosme ? La question n’est pas simple et tout l’ouvrage de Jan Marejko aura pour but, entre autres, de définir, de préciser et d’explorer cette notion négligée par les modernes. Ce mot dérivé à partir du terme grec logos et dont le sens a été infléchi par la tradition chrétienne (cf. Évangile de Jean) n’est selon Jan Marejko lui-même « pas facile à traduire en français : il signifie aussi bien raison, rationalité, science, que discours, parole, verbe et finalement regard ou altérité » (p. 158-159). Il ajoute plus loin « le logos a inéluctablement une connotation religieuse ou transcendante, non mythique » (p. 162), même si « on l’associe à l’autonomie d’une raison dégagée de tout rapport à l’au-delà […] il est indissociable de la prise de conscience d’une vivante réalité métaphysique, religieuse ou transcendante » (p. 164) et finalement de l’apparition du monothéisme. Un logocosme est donc une sorte de moyen terme entre le mythocosme et le technocosme, un « subtil tissage » entre mythos et logos.

Ici, les chrétiens auront tendance à assimiler automatiquement logocosme et judéo-christianisme, alors que pour Jan Marejko le type logocosmique correspond non seulement à la vision judéo-chrétienne du monde, mais aussi à la vision grecque du monde telle qu’elle se révèle à partir de la démocratie athénienne, vision historiquement antérieure et préparant d’une certaine manière à l’acceptation de la vision chrétienne.

En effet, Jan Marejko soutient que « l’émergence du logos n’est concevable que dans une communauté qui s’est orientée vers l’au-delà des questions de survie » (p. 164), et il ajoute plus loin que « les hommes n’ont été capables d’envisager le monde tel qu’il est qu’à partir du moment où se sentant rattachés à autre chose qu’au monde, celui-ci a cessé de retenir toute leur attention. La condition de possibilité d’une appréhension de la matière du monde est l’orientation vers l’au-delà du monde ». (p. 165). Cette orientation vers l’au-delà du monde, ou cette sensibilité à des réalités spirituelles, existent bien sûr dans le judéo-christianisme, mais sont aussi présentes d’une certaine manière chez les Grecs et certains de leurs plus grands philosophes.

À ce sujet, on aimerait bien qu’après avoir développé les similitudes existant entre logocosme grec et logocosme chrétien (ou entre logos grec et logos chrétien), Jan Marejko précise un peu plus clairement ce qui les distingue l’un de l’autre. Il le fait, mais en passant ; on aimerait sur le sujet un plus long développement.

Il nous semble en effet qu’il y a dans le logos grec le germe (qui pourtant ne s’épanouira pas totalement en Grèce) d’un rationalisme coupé de toute transcendance, chose que Jan Marejko finira par admettre à propos des cosmologies non mythiques, en l’assortissant de beaucoup plus de nuances que nous. Ce germe, présent dans la philosophie grecque, n’est pas intrinsèquement présent dans le logos chrétien. En effet, ce dernier, qui remplace les mythos par le logos, les “dieux” par la personne du Fils de Dieu, désacralise l’univers sans le rendre pour autant impersonnel. Le logos grec (exception faite de Socrate et d’Aristote) qui remplace les mythos par une raison critique autonome, désacralise le monde en ayant tendance à le vider de tout mystère, de toute transcendance personnalisée (même si les Grecs continuent à avoir foi en une vie plus haute que la vie naturelle), et ouvre peut-être mieux la porte au rationalisme borné du technocosme que le Christianisme. Il ne s’agit pas ici de reprocher aux Grecs de ne pas avoir été chrétiens, comment l’auraient-ils pu ? sans la lumière de la Révélation, ils ont déjà d’admirables intuitions « pré-chrétiennes » que les modernes ne sont pas prêts de retrouver. Mais il s’agit juste de préciser, parce que cela nous semble important, la différence existant entre le logos chrétien et le logos grec.

Pourtant historiquement, c’est bien le logocosme chrétien qui a vu naître la révolution scientifique alogale et le technocosme, et non la Cité Antique. Que penser alors ? Quels facteurs historiques ont favorisé cette mutation au XVIIᵉ siècle plutôt qu’à une autre période ? Là encore, le débat reste ouvert.

En bref, la conception logocosmique de l’univers est une cosmologie où les explications mécaniques ou scientifiques de l’origine et du fonctionnement du monde, tout en étant légitimes tant qu’elles n’ont pas la prétention de révéler la réalité ultime des choses et se présentent humblement sous forme d’hypothèses opérationnelles, ne suffisent pas à expliquer la totalité des phénomènes naturels ou humains, les chaînes causales internes (surfaciales) n’épuisant pas la rationalité de ces phénomènes. « Dans un logocosme, ce qui se passe dans le temps n’est ni lié immédiatement à une cause surnaturelle (mythocosme) ni détaché systématiquement de toute cause invisible (technocosme). C’est surtout la cause première d’un événement (les voix de Jeanne d’Arc par exemple) qui échappe dans une relation de cause à effet horizontal, cause première dont l’action n’est pas nécessairement limitée à un seul point du temps (le début de l’action) » (p. 82). Le discours scientifique est donc admissible dans un logocosme tant qu’il est subordonné à un discours plus large (théologique ou philosophique) qui lui confère un « sens », et tant qu’il ne se présente pas (ou n’est pas pris) comme un modèle universel de quête de la vérité à appliquer sans discernement dans tous les domaines de l’existence humaine. L’Église n’aurait pas condamné Galilée s’il avait accepté de présenter ses thèses comme des hypothèses et non comme des faits incontestables. La science moderne relativiste et non positiviste donne aujourd’hui raison au Cardinal Bellarmin contre Galilée.

D’un autre côté, dans un logocosme, les événements ne doivent pas non plus être systématiquement déchiffrés comme l’émanation directe de volontés bienveillantes ou malveillantes, même s’ils doivent faire l’objet de récits explicatifs ayant une valeur symbolique et demandant à être interprétés. « Pour l’esprit qui a accédé à la logalité (comprenons qui est entré dans un logocosme), les choses ne sont ni de purs morceaux de matière (des atomes) comme le croit l’homme du technocosme, ni de purs signes pointant en direction de l’au-delà, comme le croit l’homme du mythocosme. Les choses sont des symboles, c’est-à-dire reposent en elles-mêmes sans cesser de renvoyer à l’au-delà d’elles-mêmes. » (p. 176).

Si l’homme du logocosme n’est pas obsédé par la volonté d’expliquer les événements, c’est parce que l’importance de la survie physique a été relativisée par la croyance en une vie spirituelle plus haute et plus noble que la simple vie physique. Ses inquiétudes quant à sa survie ayant été apaisées, il peut s’adonner sereinement à la quête d’une connaissance désintéressée qui a pour but de glorifier son Créateur plus que d’améliorer son confort.

Le temps, dans un logocosme, a une dimension historique : il a un commencement, il aura une fin, et, entre les deux, il a un sens. Il peut s’y produire quelque chose de nouveau ou d’inattendu, car les effets ne sont pas entièrement contenus dans les causes physiques. « Raison pour laquelle on peut, dans un logocosme, distinguer une volonté dans l’histoire tout en s’intéressant aussi à des relations matérielles de cause à effet. Si l’histoire n’était constituée que de causes et d’effets, aucune volonté ne pourrait s’y manifester. Il serait donc vain de se pencher sur elle pour voir s’y manifester une présence personnelle et il serait absurde de croire que Dieu s’est incarné dans le temps pour en modifier le cours. À l’inverse, si l’histoire n’était constituée que par l’intervention d’une ou plusieurs volontés surnaturelles, comme dans un mythocosme, il n’y aurait pas de causalité matérielle. » (p. 82-83)

L’espace n’y étant ni infini, ni homogène, le mouvement n’y est pas simple déplacement, mais effort (de la part des choses et des êtres) pour se rapprocher de leur lieu de plénitude ontologique (en terme moins philosophique et plus théologique, de ce que Dieu veut pour elle), ou au contraire une chute vers moins d’être, une corruption. Jan Marejko rappelle que dans la cosmologie aristotélicienne, même une pierre en tombant, cherche à rejoindre son lieu de plénitude ontologique. Le mouvement et l’être, le physique et le métaphysique, étaient indissociables. Le mouvement physique signalait toujours un désir d’ordre spirituel. Voilà bien une vision du monde que nous autres modernes avons beaucoup de difficultés à concevoir.

L’homme n’y est pas une machine (comme dans le technocosme) ou le siège de forces obscures (comme dans le mythocosme), mais se conçoit lui-même comme une conscience responsable, douée de raison et de volonté, et qui fait face à la nature, à son Créateur et à ses semblables, dans une relation d’altérité.

La parole discursive, ou logalité, celle qui n’est pas seulement chargée de mettre à jour des mécanismes mais d’apporter du sens, joue un rôle considérable dans un logocosme (d’où le nom d’une telle cosmologie). L’explication du monde, de l’homme, et la quête de la vérité, passe en grande partie (sinon uniquement) par le langage ordinaire des hommes qui a aussi pour mission d’interpréter les symboles. D’où l’énorme importance attachée au « dialogue » entre les sujets dans une telle cosmologie, dialogue que nous mentionnions au début de cet article.

Quant à l’organisation politique dans une telle cosmologie, historiquement elle a longtemps pris la forme d’un pouvoir spirituel séparé d’un pouvoir temporel mais lui conférant sa légitimité, guidant ce pouvoir temporel (quand elle ne faillissait pas à sa mission en essayant d’accaparer le pouvoir temporel pour elle-même) et tempérant les excès de ce même pouvoir et sa tendance naturelle à s’accroître démesurément. « Tout pouvoir vient de Dieu » dit Paul. Dans un tel contexte, le pouvoir temporel « n’a pas pour fonction d’exalter la vie naturelle, mais plutôt de conduire vers l’au-delà de cette vie, ou tout au moins de rappeler l’existence d’un royaume indépendant du monde naturel et supérieur à lui. Bien qu’il s’occupe de gérer les affaires humaines (comme tout pouvoir terrestre), il ne les gère pas seulement en vue d’un bonheur purement matériel, en vue de ce que Benjamin Constant appelait la « liberté de jouissance » (p. 64). Contrairement à ce qui se passe dans un mythocosme ou un technocosme, le pouvoir logocosmique n’est pas obsédé par la question de la survie, ce qui le rend plus fort et plus stable que les autres, et ce qui fait aussi qu’il laisse une grande place à l’initiative individuelle et à la liberté dans les domaines qui ne le concernent pas directement (à l’inverse de ce que croient souvent les modernes).

Le technocosme

Le passage du logocosme au technocosme se fait, comme nous l’avons déjà vu, par le biais de la révolution scientifique, étape charnière dont Galilée fut le grand responsable, et plus précisément par le remplacement de l’espace aristotélicien et thomiste, clos, borné et hétérogène, par un espace infini et homogène. Quant à savoir ce qui a favorisé l’apparition de cette révolution scientifique au XVIIᵉ siècle, nous avons déjà vu en examinant la question du logos que la question est complexe.

Pour comprendre l’aspect révolutionnaire d’un tel changement, Jan Marejko dit qu’il faut imaginer que « nos ancêtres, en levant leurs yeux vers un beau ciel étoilé, voyaient une voûte » alors que « nous y voyons un trou béant sur l’infini » (Exercices systématiques de philosophie p.107). Reprenant l’analyse d’autres philosophes, il ajoute qu’à partir de cette époque, les attributs qui sont traditionnellement l’apanage de Dieu (infinité et éternité) sont alors assignés à l’espace et au temps.

À partir de là, on comprend pourquoi l’étape Galilée, qui fut après Giordano Bruno le premier à affirmer et non plus à postuler que l’espace était infini, est, aux yeux de Jan Marejko, une étape historique capitale sur le chemin du désenchantement et de la sécularisation. Son procès a pour lui une importance symbolique comparable, par ses conséquences, au procès de Socrate ou de Jésus-Christ, car il inaugure une ère nouvelle de foi illimitée dans une rationalité triomphante, qu’on croit alors capable de résoudre tous les mystères de la création et de rendre compte de la nature ultime des choses, et dont Galilée fut, selon l’orthodoxie actuellement en vigueur, le premier martyr. Nous avons déjà entr’aperçu que les illusions ou le discernement ne sont pas toujours du côté où l’on croit.

Par la suite, Descartes, en réduisant l’entreprise scientifique à une volonté de maîtrise sur la nature et en mettant au point sa méthode hypothético-déductive où la connaissance devient indépendante de la perception sensible, agrandit encore le fossé séparant le physique du métaphysique. Kant, en postulant deux sphères distinctes dans la réalité, le physique (les phénomènes) et le métaphysique (le noumène), indépendantes l’une de l’autre, et en affirmant que seuls les phénomènes sont accessibles à la raison, raison qui ne fait plus que projeter ses propres structures sur le réel, vient parachever dans le domaine de la théorie de la connaissance (épistémologie) la dissociation que Galilée avait amorcée dans le domaine scientifique. Descartes dissocie la connaissance du corps et des sens, tandis que Kant la coupe de tout rapport au métaphysique, au surnaturel et à Dieu, et finalement de toute référence à une réalité extra-mentale.

À partir de là, nous pouvons dire qu’un technocosme est une conception de l’univers où l’espace réel est considéré comme infini et homogène, espace qui, en englobant tout le réel, exclut tout rapport à un au-delà de cet espace, puisque étant infini ; au-delà de l’espace il y a encore et toujours de l’espace. En conséquence, les explications concernant le fonctionnement ou l’origine du monde ne peuvent plus faire appel à un domaine immatériel non spatial, et font appel exclusivement à des lois mécaniques et techniques (des chaînes causales intra-naturelles), autrement dit scientifiques, au détriment de toutes autres formes d’explications. Le discours scientifique, seul discours légitime dans un technocosme, viendra ensuite phagocyter puis éliminer avec leur consentement, ou en tout cas ôter toute légitimité à tout autre forme de discours, ceux qui parlent de l’âme, de la sensibilité, du sens moral ou religieux, de Dieu ou des valeurs, etc.

Dans un technocosme, l’événement naturel A (la cause) qui précède dans le temps l’événement naturel B (l’effet), suffit pour expliquer totalement cet événement B, sans qu’on ait besoin d’avoir recours à une dimension immatérielle. La force du vent explique la force des vagues, tandis que la force du vent est expliquée totalement par les différences de pressions des masses d’air en contact les unes avec les autres et ainsi de suite ad aeternam. La causalité est donc réduite à « un rapport entre deux moments du temps » (La cité des morts p. 94).

Dans un tel espace, le temps est automatiquement infini (sans commencement ni fin) et ne peut donc plus avoir de sens, ni rien apporter de nouveau puisque tout ce qui arrive est déjà contenu dans ce qui le précède ; la cause contient et explique entièrement l’effet. Ainsi sont arbitrairement exclus toute intervention divine venant d’ailleurs, la possibilité d’une Révélation, d’un miracle ou de la régénération divine. Dans un tel système cosmologique, le Christianisme n’existe tout simplement plus du tout. La seule chose qui puisse arriver, dans un tel espace, c’est un dysfonctionnement ou une panne.

Puisque tous les points de l’espace sont identiques les uns aux autres dans un espace homogène (sans hiérarchie, ni valeur), tout mouvement n’est qu’un déplacement qui ne signale aucun changement qualitatif dans le mobile, que ce mobile soit une chose ou une personne. Qu’on soit en A ou en B ne fait aucune différence, puisque A est qualitativement équivalent à B, et que tout point d’un espace infini renvoie à un autre point de l’espace et à rien d’autre. En effet, dans un espace infini, que je bouge de trois centimètres ou d’un million de kilomètres ne change rien, je suis toujours dans ce même espace infini. À quoi bon bouger, alors ? Dans un tel espace, le mouvement séparé de l’être (le physique du métaphysique) devient donc indifférent ou encore est « frappé d’absurdité, car le mouvement (comme la vie) n’a de sens qu’articulé sur ce qui n’est pas de l’espace, c’est-à-dire sur le désir ou sur l’amour. Hors de cette articulation, il n’est que déplacement mécanique ou inertiel » (Dix méditations sur le temps et l’espace, p. 119)

Au même moment, le principe d’inertie qui énonce « qu’un mobile doté d’une vitesse constante suit un mouvement rectiligne uniforme, sans fin ou terme naturel si rien ne l’arrête » (Op. Cit. p. 124), rend obsolète la vieille distinction entre le mouvement et le repos. Le mouvement est une deuxième fois frappé d’absurdité : or si le mouvement est absurde, l’espace lui-même ne sert plus à rien.

Quant à l’être dans un tel univers, il devient problématique. « Dans un espace infini, il est impossible d’aller au-delà de l’espace car, au-delà de l’espace, il y a encore de l’espace. L’être est tout entier dans l’espace » (p. 121). L’être n’est plus qu’espace, or nous venons de voir que dans une cosmologie fondée sur le principe d’inertie, l’espace est privé de sens et par voie de conséquence l’être n’a plus de sens non plus dans une telle cosmologie. Si « la tradition pré-galiléenne a raison de ne voir de l’être dans une chose qu’à proportion du rapport de cette chose à l’au-delà de l’espace, il s’ensuit que rien n’exclut plus radicalement la possibilité de l’être qu’un espace infini » (p.121). C’est une des raisons pour lesquelles Jan Marejko considère le technocosme comme « une cité des morts ».

En bref, et plus concrètement, l’homme du technocosme conçoit donc l’univers comme une vaste machine bien huilée, fortuitement mise en marche, que seul un accident pourra arrêter, et que l’on peut donc exploiter sans scrupules, comme on exploite une machine. En effet, la nature ayant été totalement objectivée, elle ne peut plus être que sujet d’étude scientifique conduisant à une exploitation rationnelle et pratiquement jamais l’objet d’une contemplation désintéressée.

De là à concevoir l’être humain comme une machine, à l’étudier et à l’exploiter comme un vulgaire matériau, il n’y a évidemment qu’un pas que les modernes franchissent allégrement. En effet, la méthode scientifique, si performante dans le domaine de la nature, n’a pas tardé à être appliquée à l’être humain lui-même, bientôt conçu comme une machine très sophistiquée (un robot) et rapidement réduit à une série de déterminismes (psychologique, sociologique, génétique, etc.) par les sciences dites humaines. Rabelais, avec une prémonition extraordinaire à une époque où la science n’avait pas encore développé tout son potentiel destructeur, disait déjà que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (le mot science devant être compris au sens large de connaissance), mais il ne pouvait imaginer qu’une partie de la science se développerait de manière à éradiquer la possibilité même de l’âme et que la notion de conscience perdrait alors tout son sens.

Toutes les séries causales fondant le technocosme sont présentées sous forme d’équations logico-mathématiques (des mythes alogaux) et forment la base du discours dominant : le discours scientifique. Ce discours n’est tenu par personne, puisque c’est, soi-disant, le discours de l’objectivité (le discours de l’objet opposé au discours subjectif ou tenu par un sujet). Il ne s’adresse à personne en particulier et il est donc impossible de lui répondre. En effet, que répondre à des équations mathématiques ou à un discours qui se présente comme le discours de l’objet ? Par conséquent, la parole logale (non scientifique et chargée de sens) et le dialogue socratique se meurent dans un technocosme au profit du « bavardage », celui des médias ou de votre voisin de palier, qui viennent combler le vide laissé béant par la mort de cette parole. C’est ce que Jan Marejko appelle l’alogalisation croissante des sociétés technocosmiques.

La quête de la vérité (en quelque domaine que ce soit) dans un technocosme ne peut que prendre la forme de la méthode scientifique (comme nous l’avons vu pour les sciences humaines) et la vérité elle-même ne peut plus se concevoir autrement que comme scientifique, tout le reste n’ayant aucune légitimité, ni aucune autorité. Les modernes, depuis Galilée, sont tombés dans l’illusion qu’avaient évitée les Grecs, et croient que tout dans la nature est réductible à des rapports logico-mathématiques et que ces rapports épuisent tout ce qu’on peut dire des choses et des êtres. Cette illusion commence de nos jours à se dissiper, d’abord chez les scientifiques eux-mêmes, beaucoup plus lentement dans l’opinion publique, mais on peut estimer qu’elle influencera encore longtemps notre perception immédiate du monde. Le pire est que le discours scientifique qui ne fait que révéler des mécanismes et ne dit rien sur l’essence des choses (puisque les choses n’ont plus d’essence dans un technocosme) est un discours insignifiant au sens fort, c’est-à-dire qui n’est porteur d’aucun sens (ce qui ne signifie pas inutile ou inefficace) et qui ne peut en aucun cas orienter nos vies. En gros, la science révèle comment les choses fonctionnent, mais elle ne dit rien sur la question de savoir pourquoi elles fonctionnent. Cela ne serait rien si dans le même mouvement elle n’éliminait pas tout discours éventuellement capable de poser et de répondre à cette question. En conséquence, les modernes ne se posent plus de questions sur les fins poursuivies et ne s’intéressent plus qu’aux moyens. Il est toujours possible, bien sûr, d’essayer de donner une réponse à cette question sur le plan privé, mais si ces préoccupations ne rencontrent aucun écho dans la sphère publique, elles n’ont pas grande valeur, chose que les modernes perçoivent intuitivement.

Dans un telle conception de l’univers, l’organisation politique, pour être légitime, doit forcément être démocratique. En effet, le pouvoir ne peut être légitimé ni par un lieu extérieur à l’espace, comme dans un mythocosme, ni par un lieu transcendant cet espace comme dans un logocosme puisque cet espace infini englobe tout le réel (matériel ou immatériel). Le pouvoir doit donc venir de l’intérieur de la société, c’est-à-dire du peuple, ou encore de personne en particulier (en tout cas pas d’un sujet, notion discréditée par la science). Après « tout pouvoir vient des dieux » et « tout pouvoir vient de Dieu », nous avons enfin « tout pouvoir vient du peuple », ce qui revient à dire « tout pouvoir vient de personne » (Ulysse était vraiment le plus rusé des hommes et le cyclope, comme le moderne, le dindon de la farce). Finalement, le pouvoir démocratique (que personne n’exerce sinon une administration bureaucratique) fait alliance avec le pouvoir des technocrates (qui ne vient de personne), remplaçant l’ancienne alliance entre Dieu et le pouvoir, entre le spirituel et le temporel. Or, à un pouvoir qui ne vient de personne, on ne peut ni obéir, ni désobéir, ni même se révolter contre lui.

Le drame, dont les modernes ont parfois l’intuition et qu’explicite magnifiquement Jan Marejko, est qu’un espace infini englobant tout le réel, lorsqu’on le prend au sérieux, est en fait un espace carcéral. Dans un espace infini, où qu’on aille, on est toujours dans l’espace. Il n’y a pas d’au-delà de l’espace, et un espace dont on ne peut pas sortir, aussi infini soit-il, est une abominable prison ou l’enfer sur la terre. L’espace infini équivaut à un espace nul.

Finalement, affirmer que l’espace est infini revient à proclamer la mort du Dieu chrétien (et plus tard du sujet) ou encore à exclure toute possibilité de transcendance, implication dont le pauvre Galilée n’était évidemment pas conscient. Bien que ce ne soit guère évident à première vue, toutes les impasses de la modernité sont contenues en germe dans l’affirmation de l’infinité de l’espace. Selon Jan Marejko, l’espace ne peut donc pas être infini. Les modernes adhèrent donc à une illusion mentale, à une idole plus puissante que toutes celles qu’a connues l’humanité avant eux.

Conclusion

Ces types cosmologiques correspondent bien évidemment à des périodes temporelles dans l’histoire de la civilisation occidentale. Mais ils sont plus que cela, puisqu’on retrouve des caractéristiques propres à chaque type à différents moments de l’histoire et en tout point du globe et qu’aucun d’eux ne s’incarne jamais complètement, si ce n’est peut-être à de rares moments de l’histoire.

Cette division tripartite, ainsi que nous l’avons déjà mentionné, n’est pas habituelle. En règle générale les modernes ont pris l’habitude de fourrer dans le même sac l’antiquité païenne et l’ère chrétienne, la rationalité mythique et la rationalité judéo-chrétienne ou logocosmique, ratant ainsi la spécificité de cette dernière. Et en un sens, on les comprend. Dans un cas on explique l’univers à l’aide de plusieurs dieux, dans l’autre par un Dieu unique. Où est la différence, où est le progrès ? demandent les modernes. Il faut donc opposer la science à la superstition. On obtient alors une division bipartite : une cosmogonie irrationnelle, mythique (mythocosme) avant la révolution scientifique et une cosmogonie rationnelle après la révolution scientifique (technocosme). Pour les modernes que nous sommes, toute explication qui n’est pas scientifiquement rationnelle est irrationnelle. Nous ne voyons pas de voie moyenne entre ces deux termes et c’est pour cela que lorsque l’homme moderne est fatigué des « excès d’une raison technocratique et gestionnaire », lorsqu’il n’en peut plus de vivre dans un monde désenchanté où rien n’arrive, et où il n’attend plus rien, il n’a d’autre choix que de retourner à une forme mythique de la rationalité avec son cortège de passions non maîtrisées, de violences et d’extases, une rationalité version « Nouvel Âge ».

Mais, contrairement aux modernes, Jan Marejko, n’envisage pas le parallélisme entre mythocosme et logocosme, mais entre mythocosme et technocosme.

Selon lui, dans les deux cas les explications de l’univers sont déterminées par l’obsession de la survie. Si nous, modernes, voulons comprendre l’origine et le fonctionnement du monde, ce n’est pas pour contempler des vérités fondamentales mais pour améliorer le confort de nos existences de la même façon que les hommes du mythocosme voulaient à tout prix décoder les signes de leur entourage parce que cela avait pour eux un intérêt vital. De là aussi, leur et notre volonté obsessionnelle de tout comprendre et de tout expliquer. Que ces explications soient d’ordre mythique ou d’ordre scientifique ne change rien à l’attitude fondamentale face à la connaissance. Si comme nous l’avons vu l’apparition d’un logocosme ne peut survenir que là où la question de la survie n’est plus déterminante et où d’autres « valeurs » se sont développées, on peut affirmer que les modernes ne sont pas prêts d’y retourner.

Dans les deux cas, le pouvoir tire sa légitimité de sa préoccupation pour les questions de survie de la communauté (de la façon dont il maximise les jouissances privées de ses citoyens ou favorise le bon rapport des membres de la tribu avec les forces cosmiques), et de sa réussite ou de son échec dans ce domaine. Dans les deux cas le bonheur est « conçu exclusivement comme possession d’un bien dans l’espace-temps » (La cité des Morts, p. 65), et le pouvoir n’est légitime que dans la mesure où il assure à ses membres ce bonheur.

Dans les deux cas, les explications sont réductrices et ne tiennent pas compte de la complexité de la réalité. Dans un cas, on ne voit pas la nature, car on regarde d’abord l’au-delà, et dans l’autre on ne voit plus qu’elle.

Ce qui rapproche encore le technocosme du mythocosme, ce sont les germes de totalitarisme qui s’y dissimulent discrètement (de façon très insidieuse dans le technocosme) et que Jan Marejko, qui a abondamment étudié les phénomènes totalitaires, sait nous révéler. D’après lui « ce n’est pas tant la proximité entre le politique et le religieux qui est le signe d’un régime oppressif, que le fait que le pouvoir se charge de gérer tous les aspects de l’existence ». C’est son omniprésence qui est signe de totalitarisme. Un régime est donc totalitaire lorsqu’il légifère dans tous les domaines de notre existence sans exception (santé, éducation, famille, économie), ne laissant pratiquement aucune marge à l’initiative individuelle. Cela rappelle comme deux gouttes d’eau notre État providence ainsi que l’univers mythique où les pouvoirs occultes et omniprésents règnent sur tous les domaines de la vie (sexe, nourriture, santé, puissance) sans que l’homme ait beaucoup à faire sinon s’attirer les bonnes grâces de ces puissances cosmiques par des rites ancestraux (faire des offrandes aux dieux ou remplir des formulaires administratifs).

D’autre part, l’univers moderne, qu’il prenne la forme du « Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley (les démocraties dites libérales), ou de « 1984 » de Georges Orwell (les régimes dits totalitaires), est en effet un univers carcéral, clos sur lui-même (et cela de façon plus absolue que ne l’était l’univers mythique, puisqu’on a pu sortir de l’univers mythique alors qu’on ne voit pas très bien comment sortir du technocosme), et d’où les prisonniers, inconscients de leur emprisonnement, ne peuvent même plus désirer s’échapper.

Et les modernes de répondre : mais non, c’est le judéo-christianisme et l’Église qui ont été totalitaires en imposant pendant des siècles leur vision du monde à l’univers entier ! Alors que selon Jan Marejko et d’autres penseurs avant lui dont il reprend les analyses, c’est le Christianisme qui a stimulé la réflexion de nombreux penseurs dans des domaines aussi variés que la philosophie, les arts et même la science telle que nous la connaissons aujourd’hui, qui n’aurait pu voir le jour sans la croyance en un Dieu personnel, transcendant et raisonnable, ayant créé un monde ordonné selon des lois stables et un homme à son image. Jan Marejko demande donc avec pertinence, ce qui resterait aujourd’hui de la peinture, de la musique, de la littérature, de la philosophie, sans l’intervention de l’Église et du judéo-christianisme. Nous prolongeons la question : que reste-t-il de la littérature, de la musique, de la peinture, de la science même, dans notre technocosme ?

Il est donc évident que Jan Marejko, contrairement à l’opinion communément admise, n’envisage pas l’évolution mythocosme-logocosme-technocosme comme une progression constante vers plus de lumière et moins d’obscurantisme, mais comme une régression, ou plutôt comme une évolution perverse et monstrueuse (du logocosme au technocosme qu’il considère comme une forme abâtardie de mythocosme). En effet, il déclare que « la comparaison entre période mythique et modernité a des vertus. D’abord parce qu’elle supprime l’illusion selon laquelle l’humanité n’aurait cessé d’avancer le long d’un pénible chemin menant de l’antiquité au Moyen Âge, puis du Moyen Âge aux bienfaits de la rationalité moderne. Ce genre de schéma est trompeur. L’histoire n’est pas tant là pour nous conforter dans l’idée d’un progrès ascensionnel que pour nous permettre de nous interroger sur les défis de notre époque ».(La cité des morts, p. 155). Il admet même, sans sombrer dans les excès du mythe du bon sauvage qu’il connaît bien pour les avoir analysés, que l’homme du mythocosme est « plus subtil » que l’homme du technocosme, car il « devine que ce qui arrive dans le cosmos ne peut pas être réduit à une chaîne de causes et d’effets. Pour lui, mille fils translucides rattachent directement l’ici-bas à un espace immatériel, cause de ce qui arrive dans l’univers matériel » (p. 10). Son rapport à la nature et à ses semblables est en effet plus riche et s’exprime encore dans des mythes logaux médiatisés par le langage, alors que l’homme du technocosme les envisage sous des formes logico-mathématiques « alogales » dévalorisant ainsi l’usage de la parole ordinaire, devenue inutile, et créant ainsi une cité des morts ou personne ne dit plus rien à personne.

Finalement, Jan Marejko montrera que même le technocosme et les modernes ont, d’une certaine façon, un rapport à l’invisible (le bonheur de ses membres) qui se manifeste aussi par l’intermédiaire de mythes. Ces mythes ne sont plus véhiculés par la parole, mais de plus en plus par des images (mythes alogaux), ce qui l’amène à postuler que « le rapport à l’invisible ne constitue pas un moment chronologique, mais une nécessité pour toute société voulant légitimer son pouvoir. Le débat entre société rationnelle (technocosmique) et sociétés liées à quelque irrationnelle invisibilité est faux. Il n’y a pas à choisir entre ces deux types de société, car toutes ont un rapport à l’invisible. L’essentiel porte bien plutôt sur la nature de cette invisibilité : est-elle alogale (technocosmique), mythique (mythocosmique) ou logale (logocosmique) ? » (p.155, nos italiques).

La chance de l’Occident est que le modèle technocosmique est lui-même en crise. D’une part, à cause des problèmes écologiques suscités par l’exploitation rationalisée de la nature sur laquelle une telle conception ne pouvait que déboucher. D’autre part, parce que le modèle scientifique lui-même est en crise et cela bien que le citoyen moyen du technocosme ne le sache pas toujours et continue d’adhérer à la vision positiviste de la connaissance scientifique (la science révélant la nature ultime des choses). En fait, la science moderne ne sait plus trop de quoi elle parle et n’est plus très sûre de parler du réel ; quant à se prononcer sur la nature ultime des choses, ce mirage galiléen recule de plus en plus à l’horizon. Selon Jan Marejko « les raisons d’espérer ne manquent pas, car ce paradigme contenait en germe la destruction de ce qui fait de nous des hommes, c’est-à-dire le logos vivant. Dans quelles formes politiques nouvelles cette vie du logos, longtemps menacée, sur le point d’être redécouverte aujourd’hui, va-t-elle se couler ? Nul ne peut le dire. On peut seulement espérer qu’elles se couleront dans des formes logocosmiques et non mythocosmiques » (p. 380).

Cette redécouverte est donc indissociable d’un renouveau spirituel de type logocosmique chez l’élite pensante d’une nation tant scientifique que philosophique (les poissons pourrissant d’abord par la tête) et peut-être aussi d’une nouvelle révolution épistémologique en Occident, renouveau qui ne dépend pas seulement de nous, bien que nous ayons à y travailler, mais d’abord de Dieu.

Dans cet article, nous ne sommes pas sûrs d’avoir su rendre justice à la richesse et à la rigueur de la pensée de Jan Marejko, en particulier dans le domaine de la physique et de ses conséquences métaphysiques, là où pourtant ses réflexions sont les plus originales mais aussi les plus difficiles ; cependant nous espérons tout au moins avoir réussi à stimuler la curiosité des lecteurs et non à la décourager. Les médias n’ont retenu de Jan Marejko que son caractère réactionnaire, nous préférons retenir son aspect révolutionnaire et penser que, comme tous les penseurs en avance sur leur temps, il ne peut rencontrer qu’incompréhension et mépris de la part des pouvoirs en place.

Laurence Benoit[1]

[1]      Laurence Benoit a fait des études de lettres et est mère de trois enfants.

Ouvrages de Jan Marejko

Jean-Jacques Rousseau et la dérive totalitaire, L’Âge d’Homme, 1984, 234 p.

Chroniques d’un révolutionnaire conservateur, L’Âge d’Homme, 1985, 294 p.

Cosmologie et politique, L’Âge d’Homme, 1989, 152 p.

Le Territoire métaphysique, L’Âge d’Homme, 1989, 374 p.

Exercices systématiques de philosophie (3 vols), Éditions Florimontanes, Genève, 1990, 450 p.

Les Esclaves du sablier : hystérie et technocratie, L’Âge d’Homme, 1991, 213 p.

La Cité des morts : l’avènement du technocosme, L’Âge d’Homme, 1994, 400 p.

Dix méditations sur l’espace et le mouvement, L’Âge d’Homme, 1994, 185 p.

Jan MAREJKO et Eric WERNER : De la misère intellectuelle et morale en Suisse romande, L’Âge d’Homme, 1981, 212 p.