« La théologie qui relève de la doctrine sacrée est donc d’un autre genre que celle qui est encore une partie de la philosophie. » St-Thomas d’Aquin[1]

Après avoir abordé à l’aide de Saint-Anselme (1033-1109) la manière dont la tradition augustinienne traitait le problème de la connaissance humaine et celui de la démarche philosophique en particulier, nous allons nous pencher sur une autre grande approche de cette question : celle proposée au XIIIᵉ siècle par Saint-Thomas d’Aquin (1228-1274).

Introduction

Au XIIIᵉ siècle apparut un interlocuteur de choix pour la tradition augustinienne : Aristote. Ses textes furent redécouverts, traduits et réinterprétés dans le sillage des différentes croisades. Ces dernières avaient en effet mis en contact monde chrétien et monde arabe, ce dernier depuis longtemps versé dans l’étude de cet antique auteur. St-Thomas se distingua immédiatement par son but ambitieux : intégrer la philosophie d’Aristote dans un cadre de pensée chrétien. Fasciné par la finesse et la profondeur d’observation de ce dernier, par l’extrême rigueur de sa réflexion, Thomas vit dans cette nouvelle philosophie la possibilité d’enrichir la démarche de la théologie chrétienne. Il ne s’agissait pas d’évaluer une nouvelle doctrine, mais de l’intégrer au bagage de la réflexion chrétienne. Ce magistral effort provoqua un bouleversement dans toute la théologie médiévale.

Ce bouleversement produisit quelques fruits intéressants, mais il posa aussi de sérieux problèmes aux chrétiens attachés à la conception augustinienne du péché originel[2]. L’objet de cet article est d’en esquisser les contours et de prolonger ainsi la réflexion entamée dans le numéro précédent.

Nous ne pourrons malheureusement pas traiter la question d’une manière positive (exposition de la doctrine). Le fait que St-Thomas, tout comme St-Anselme, ne se place pas dans une perspective moderne, qu’il cherche à rester soumis au Christ tout en intégrant la pensée d’un philosophe païen, rend fort épineuse toute exposition systématique, de sa démarche théologique. Preuve en est l’incroyable divergence de voix au sein même de la tradition thomiste, qui connaît d’importantes hésitations relatives au crédit à accorder à la démarche philosophique de la raison autonome dans une réflexion qui se veut chrétienne. Nous nous contenterons donc d’effectuer trois approches de la pensée de St-Thomas à partir de trois problèmes particuliers. Leur agencement devrait permettre de prendre progressivement conscience de la radicalité du problème soulevé[3].

LES TROIS APPROCHES

 

La nature de la théologie

Il est intéressant de relever que la question qui nous occupe, à savoir la relation qu’entretiennent philosophie et théologie, n’a pas été soulevée en premier par des penseurs chrétiens. Le premier à l’avoir fait dans les termes qui nous concernent n’est nul autre qu’Aristote. La théologie est alors une partie de la philosophie. Elle traite plus particulièrement de la fin ultime des choses et du bien suprême. Elle est au sommet de la métaphysique et de la physique. Les penseurs chrétiens la nomment théologie naturelle, par opposition à théologie révélée.

St-Thomas aura été le premier à se préoccuper sérieusement de la question. Il est possible de relever ce souci à partir de l’étude de sa terminologie. Alors que dans la Somme Théologique il utilise fréquemment le terme doctrina sacra, il manie avec une extrême prudence le mot theologia, et ce dans le seul but d’en faire ressortir le sens étymologique de « discours sur Dieu ». Cette réserve « peut s’expliquer par son souci de ne pas confondre la théologie qui relève de la doctrine chrétienne et la théologie qui, selon Aristote, est une partie de la philosophie.[4] » L’exergue de cet article est là pour en témoigner.

L’idée de théologie naturelle fait donc irruption dans la pensée chrétienne. Il est évident qu’une telle « théologie philosophique » était radicalement rejetée par St-Anselme, pour qui la seule, unique et véritable théologie était celle basée sur les Écritures Saintes. Rappelons-le, la raison se devait d’être illuminée par la foi pour être capable de vérité, même – et surtout – sur le plan philosophique.

Sans entrer dans les sinueux sentiers de l’explication détaillée du rapport entretenu par ces deux théologies (comme mentionné dans l’introduction), il faut relever l’effet principal de cette introduction de la théologie naturelle dans l’horizon chrétien. Aussi proche de la Révélation que soit cette dernière, la possibilité d’une démarche philosophique qui lui est autonome n’en est pas moins offerte. Et si cette ouverture ne pose pas grand problème dans un esprit comme celui de Saint-Thomas, qui reste fondamentalement attaché aux dogmes chrétiens, il n’en ira pas de même pour les générations suivantes… La brèche est faite et elle contribuera à la grande émancipation de la raison au XVIIᵉ siècle.

La nature et la grâce

La conception thomiste de la nature et de la grâce est probablement à l’origine de cette acceptation de la théologie naturelle.

Trois éléments forment ce qu’il est possible d’appeler le motif central de la Révélation biblique : la création, la chute, la rédemption. Écoutons Dooyeweerd à ce sujet :

« Nous avons observé que le motif biblique de la création, de la chute et de la rédemption par Jésus-Christ dans la communion du Saint-Esprit, est d’un caractère intégral et radical, et qu’il est un et indivisible. […] C’est le noyau vivant de la Parole de Dieu, qui est une force motrice spirituelle s’adressant au cœur, à l’unité de racine de notre existence.[5] »

Cet auteur insiste beaucoup sur l’unité et la radicalité de ce motif. Pourquoi ?

Le chrétien réformé se comprend de la sorte : homme créé bon par Dieu, déchu par sa filiation en Adam mais racheté et restauré par Christ. Chacune de ses étapes atteint l’ensemble de sa personne. Il est tout entier, à la fois créé par Dieu, déchu par sa faute et restauré par Christ.

Or St-Thomas ne raisonne pas sur la base de ce motif. Il part d’une dualité entre nature et grâce. Ce sont là deux sphères distinctes du monde et de l’expérience humaine. Il y a d’un côté le monde naturel de la création, dans lequel nous vivons, et de l’autre côté le monde surnaturel de la grâce, qui est de l’ordre des choses de Dieu. Cette dualité, qui existait déjà chez Adam avant sa chute, est toujours constitutive de notre expérience. Pour rester simple, la radicalité du premier motif disparaît et fait place à un dualisme. Alors que dans le motif biblique l’homme est chaque fois entièrement intégré dans les différentes étapes, le motif thomiste propose deux pôles, la nature et la grâce, et l’homme de composer entre les deux. Il faut ici remarquer que ce dualisme fait écho à la dualité fondamentale de la pensée grecque : matière (nature) – idée-forme (grâce).

« La grâce n’abolit pas la nature, elle l’accomplit » ; cette affirmation est particulièrement chère à toute la tradition thomiste. Elle permet en effet de maintenir entre eux les éléments du dualisme tout en en décrivant leur rapport. La nature garde donc en tout temps une certaine autonomie ; elle ne saurait être abolie mais rendue parfaite. Elle possède un certain « bon fond », qui certes n’est pas parfait, mais suffisant pour se suffire à lui-même jusqu’à un certain point. C’est le tremplin de la grâce. Une pensée plus fidèle à la Bible dirait non pas que la grâce accomplit la nature, mais qu’elle la restaure.

Il n’est donc pas étonnant de voir émerger de cette autonomie de la nature nouvellement acquise une démarche philosophique elle aussi autonome, notre théologie naturelle.

La raison et le péché originel

À l’étude de St-Thomas, le lecteur réformé aura vite fait de se heurter à un problème : le crédit accordé à la raison. Dooyeweerd décrit fort bien la position thomiste :

« Les vérités surnaturelles ne peuvent pas contredire les vérités naturelles. Par conséquent, quoiqu’elles surpassent l’intelligence naturelle, elles ne peuvent pas non plus contredire la raison humaine.[6] »

La première assertion ne crée aucune difficulté. Dieu étant la source, la norme et la fin de toute vérité, deux types de vérités ne peuvent se contredire. La deuxième assertion est fortement anti-biblique.

L’admiration de St-Thomas pour Aristote l’aura mené trop loin. En voyant cet antique auteur soutenir des thèses intéressantes hors de toute révélation, il en aura conclu que le péché n’a pu dérégler la raison humaine au point de la rendre muette sur Dieu. Paul avait déjà fait un tel constat (Rom. 1:20-21) sans pour autant en tirer les mêmes conclusions (Rom. 3:10-11), trop conscient de la portée du péché et de la nécessité de la Révélation. La position ambiguë de St-Thomas est donc on ne peut plus problématique et contraint le lecteur qui souhaite rester fidèle à la Bible d’émettre de sérieuses réserves.

Conclusion

Le but de cette conclusion n’est pas de récapituler la matière exposée, mais d’engager une réflexion autour de cette dernière. Aucun savoir n’est utile s’il se cantonne dans un domaine purement académique, sans impliquer celui qui le reçoit.

Nous avons déjà parlé des mérites de la position de St-Anselme[7]. Nous traiterons à présent des divers enjeux de la pensée de St-Thomas. Les trois approches effectuées dans cet article devraient nous aider à mieux comprendre pourquoi Francis Schaeffer[8] fait de St-Thomas le premier et principal précurseur de la modernité. St-Thomas ne peut être qualifié de penseur moderne. Son attachement à Dieu et son profond ancrage dans un cadre de pensée chrétien ne lui permettent pas de faire de la raison autonome le centre et le principal outil de connaissance (évacuation de la foi). Mais c’est à juste titre qu’il peut être appelé précurseur, puisque sa démarche contient en germe l’institutionnalisation du rejet de Dieu comme source première de connaissance au XVIIᵉ siècle. La théologie naturelle, en tant que démarche autonome de la raison, n’est rien d’autre que la mère de toute la démarche philosophique de la modernité, dont l’influence dominera toute la pensée occidentale jusqu’à aujourd’hui compris.

Nous avons donc là une illustration concrète de ce contre quoi luttaient les réformateurs en émettant le principe suivant :

« La Parole est la règle de toute vérité et contient tout ce qui est nécessaire au service de Dieu et à notre salut.[9] »

La pertinence et la portée d’un tel article restent d’autant plus essentielles qu’entre-temps, la théologie naturelle a fait beaucoup de petits.

Notre travail consiste à présent à construire une pensée qui d’une part soit sans compromis à ce sujet, sans quoi elle perdrait sa substance, et d’autre part réellement ouverte au monde, sans quoi elle n’est appelée qu’à être,

«… une chapelle, ou un foisonnement de chapelles obscurantistes, en marge de la pensée humaine.[10] »

Aucun des deux auteurs étudiés n’a réussi à marcher sur cette ligne de crête. En sommes-nous capables ? La question reste ouverte…

Bertrand Rickenbacher[11]

[1]      Somme Théologique, (I, 1, 1), Paris, Cerf, 1984.

[2]      « Crédo ut intellegam », Résister et Construire, Nº 30-31, 1994.

[3]      Je suis en bonne partie redevable pour ce travail de la grande perspicacité de Herman Dooyeweerd (in La Revue Réformée, Nº 39, Aix-en-Provence, 1959).

[4]      C. GEFFRÉ : in Somme Théologique, Tome I, p, 145.

[5]      H. DOOYEWEERD : Op. cit., p. 36.

[6]      Ibid. p. 38-39.

[7]      « Crédo ut intellegam », Résister et Construire, Nº 30-31, 1994.

[8]      Francis SCHAEFFER : Démission de la raison, Maison de la Bible, 1993 (5ᵉ édition).

[9]      Confession de la Rochelle, Art. V, Aix-en-Provence, Kerygma, 1988.

[10]    Auguste LECERF : « Le protestantisme et la philosophie », in Études calvinistes, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1949.

[11]    Bertrand Rickenbacher est étudiant en Lettres.