« Malheur à vous, docteurs de la loi parce que vous avez enlevé la clé de la connaissance ; vous n’êtes pas entrés vous-mêmes, et vous avez empêché d’entrer ceux qui le voulaient. » (Luc 11:52)
Les courants théologiques officiels – ou académiques, ou subventionnés : les concepts que ces termes recouvrent ne s’excluant pas a priori – paraissent marqués au sceau d’une attirance extrême pour le galimatias à prétention scientifico-technique comme si la lecture historico-critique, essentiellement visée en l’occurrence, constituait par excellence le degré le plus élevé des labels de qualité[1].
Se référant au langage ampoulé d’Olivier Mongin, directeur de la revue « Esprit », un journaliste du « Canard Enchaîné »[2] relevait que « quand le char du charabia navigue sur un volcan, les étincelles du pédantisme fusent tambour battant » ! C’est un reproche de même nature que l’on se doit d’adresser à nos modernes herméneutes en se rappelant que les versets bibliques les plus obscurs demeurent lumineux à côté de leurs bouteilles à encre.
Un pareil constat a conduit légitimement Alfred Kuen à souligner que les approches herméneutiques incriminées « sont souvent obscures, utilisant un jargon d’initié (actant, signifié, narratologie, différance (sic), aporia) » et il ajoute, amusé mais visiblement agacé : « En suivant la méthode de Lévi-Strauss, R. Polzin résume le message du livre de Job par la formule suivante : Fx (a) : Fy (b) = Fx (b) : Fa – 1 (y) dont la justesse apparaîtra certainement au premier coup d’œil à tout lecteur intelligent »[3].
La deuxième considération de caractère ouvertement déplaisant qu’il convient de formuler à leur encontre sourd de la signification même qu’ils attribuent à la Parole de Dieu : « La Bible n’est pas un livre inspiré, mais un livre inspirant » répond le pasteur vaudois Claude Schwab à Brigitte Perrin dans une interview[4] qu’il lui accorde à l’occasion de la parution de son recueil de prédications intitulé « Cet amour qui nous fait naître ».
C’est précisément parce que les lectures pétries des courants exégétiques modernistes dénient aux Écritures leur inspiration plénière qui en constitue cependant le fondement, qu’elles font appel à des outils qui appartiennent en propre à l’histoire et à la littérature profane. Comme si le royaume de ce monde se confondait avec le Royaume de Dieu[5].
La haute technicité langagière dont se nourrissent avec avidité les amateurs de salmigondis théologique ainsi que l’opposition inconditionnelle à l’inerrance biblique constituent les pièces maîtresses de l’arsenal des tenants de l’exégèse moderniste. Faut-il rappeler que l’adjectif « historico-critique » qui affuble la méthode moderniste la plus largement répandue dans les milieux ecclésiologiques officiels, entend se référer au territoire de l’historien et se réclame précisément du droit de porter un jugement (le verbe krinein, en grec, signifiant précisément « juger »). La méthode historico-critique puise ses racines dans le rationalisme du siècle dit des « lumières » ainsi que dans le courant libéral du 19ᵉ siècle. Véhiculée par Schleiermacher et Wellhausen, avant de faire les délices de la théologie dialectique de Barth, Brunner et Niebuhr et, plus près de nous, de Bultmann, Käsemann, Tillich et Robinson, elle continue à hanter les circonvolutions cérébrales des théologiens officiels qui, tels les docteurs de la loi en Luc 11:52, ont préféré les révélations de leur science à la Révélation sublime de Dieu.
C’est à juste titre que Finlayson a pu écrire au sujet de l’hostilité moderne à l’égard de l’inspiration :
« Ceci doit être clairement compris : la bataille livrée contre l’inspiration de la Bible est, en dernier ressort, un assaut contre le christianisme historique et son fondement, Jésus-Christ. C’est là une impressionnante admission du fait que l’Écriture est le rempart de l’authentique foi chrétienne.[6] »
Dans « L’Inspiration et l’Autorité de la Bible »[7], René Pache formule par une interrogation l’intitulé de son quatrième chapitre : « Jusqu’où peuvent mener l’opposition à l’inspiration plénière et la critique biblique ? »
La réponse est nécessairement complexe.
On pourrait cependant la cerner globalement en évoquant une longue et douloureuse dérive ou, plus précisément, une authentique dégénérescence d’ordre théologique. Une dégénérescence qui se mesurerait à des signes bien visibles au nombre desquels la substitution du rationnel au spirituel, du contingent au subtil, de l’immanent au transcendant. On peut évoquer, à cet égard, un phénomène d’horizontalisation croissante avec, pour corollaire, une réduction en peau de chagrin de l’axe vertical : on va prioritairement de moi à toi, de toi à moi, et accessoirement seulement de nous à Lui.
Le lien social occupe conséquemment le devant de la scène tandis que le lien spirituel sommeille en coulisse.
Il est tout de même significatif que les composantes intellectuelles et les aspirations naturelles de l’homme sans Dieu (évolutionnisme, psychologisme, humanisme laïc, anthropocentrisme) s’inscrivent tout aussi naturellement dans les perspectives des tenants de la théologie quantitative.
Il paraît relativement difficile de ne pas associer la dégénérescence théologique aux pratiques les plus démagogiques qu’exercent ceux-là mêmes que subventionnent ou soutiennent les États[8], dont ce pasteur de l’église Elisabethen de Bâle qui, le 9 octobre 1994[9], a célébré un service religieux mixte avec 300 humains et 50 chiens. « Église ouverte », paraît-il, calquée sur d’autres assemblées « décontractées » d’Angleterre, de Hollande, d’Allemagne et des États-Unis. À l’issue du culte susmentionné, le pasteur argovien Felix Felix (sic) ne formulait qu’un seul regret : l’absence remarquée de hamsters et de canaris. On sait par ailleurs qu’à New York, l’Église Saint John The Divine, qui collabore avec des cirques, accueille aussi des éléphants et des girafes et qu’un autre pasteur bâlois a emmené ses paroissiens à la campagne en 1993 pour célébrer un service entre vaches et basse-cour[10].
Il paraît aussi relativement difficile de ne pas associer la dégénérescence théologique à la vulgarité souvent inénarrable qui se dessine sous la plume de certains pasteurs qui se comportent quant au langage, à la manière de ces « prêtres-ouvriers » qui se fondaient dans les paysages prolétariens des années soixante. Ainsi tel aumônier de prison qui se déclare « mari emmernuyeux, ami oublieux, aumônier cafouilleux, conducteur glandouilleux et chroniqueur filandreux » avant de se comparer à une authentique andouille et de conclure à propos de lui-même : « Dieu aime cet individu. C’est fou, n’est-ce pas ? Et pourtant, c’est comme ça : Dieu aime l’andouille ! »[11]
Il paraît encore relativement difficile de ne pas associer la dégénérescence théologique à certaines pratiques pastorales qui entendent s’inscrire dans l’ici et le maintenant pour éviter sans doute tout reproche de hiatus de l’Église avec le temps présent. Ainsi cette cérémonie nuptiale conduite par une femme pasteur à Hohenrätien, près de Sils (GR), pour l’union de deux lesbiennes[12]. Ainsi ce combat, en Allemagne, pour la défense des intérêts juridiques d’un ministre catholique, marié mais séparé, dont la procédure de divorce est en cours et qui s’offre des vacances romantiques avec une nouvelle compagne[13].
Il paraît enfin difficile de ne pas associer à la dégénérescence théologique les grands déploiements œcuméniques qui naissent au cœur des mouvances chrétiennes pour se répandre ensuite dans les méandres des formes les plus diversifiées d’un syncrétisme qui, plaçant les doctrines sur un terrain égalitaire, flatte les aspirations – très légitimes en soi – à la fraternité, comme si le gommage de ce qui distingue réellement les frères humains entre eux n’ouvrait pas, en une implacable logique, les phagocytoses les plus inattendues.
Jacques C. HERMANN[14]
Février 1995
[1] Mais on pourrait y associer les lectures narratologique, structurale, féministe, matérialiste, psychologiste, etc. qui relèvent toutes, en dépit de leurs spécificités, d’une même mouvance dont l’homogénéité ne s’avère pas forcément immédiatement apparente.
[2] 1.02.1995.
[3] Alfred Kuen : Comment interpréter la Bible, Emmaüs, Saint-Légier, 1991, pp. 305 – 306.
[4] 24 Heures, 13.1.1995.
[5] Ou « des Cieux » dans le langage matthéen.
[6] Revelation and the Bible, p. 234.
[7] Emmaüs, Saint-Légier, 1992, p. 223.
[8] Référence aux Églises d’État en Suisse où les frais du culte et le salaire des pasteurs sont assumés par la collectivité.
[9] Un reportage y a été consacré dans le « Nouveau Quotidien » du 10.10.1994.
[10] Il existe dans cette perspective « œcuménique » un groupement solidement implanté en Allemagne : AKUT (Aktion Kirche und Tiere).
[11] « Le Matin », 4.09.1994 (une photo d’andouilles, saucissons et autres charcuteries illustre le propos).
[12] « Femina », 24.10.1993.
[13] « L’Hebdo », 26.08.1993.
[14] Jacques Herman est professeur de français et d’histoire dans la région lausannoise.