« Vous, petits enfants, vous êtes de Dieu, et vous les avez vaincus, parce que celui qui est en vous est plus grand que celui qui est dans le monde. Eux, ils sont du monde ; c’est pourquoi ils parlent d’après le monde, et le monde les écoute. » (1 Jean 4:4-5)
Bultmann et ses enfants « spirituels »[1] ne prennent pas leur point de départ dans la Bible mais dans l’histoire, les sciences naturelles, la psycho-sociologie, les systèmes philosophiques rationalistes et existentialistes[2].
Si l’on sait ce que la théologie « officielle » doit à la perspective bultmanienne, l’on n’ignore pas davantage la perversité de cette mouvance kérygmatique dont les séductions fallacieuses ont largement imprégné la foi chrétienne au 20ᵉ siècle.
Le mal est cependant infiniment plus ancien ; il plonge ses racines dans les courants anthropocentriques des quatre derniers siècles qui ont vu l’épanouissement des fleurs de l’orgueil humain, depuis les prétentions incommensurables de l’humanisme laïc jusqu’aux conséquences les plus sordides des proclamations syncrétistes, en passant par les chemins hyperintellectualisés de la théologie libérale dont devaient sourdre, dans le domaine de la foi elle-même, la glorification du quantitatif et l’exaltation du rationnel.
C’est précisément contre ce courant théologique moderniste, très largement influencé par Schleiermacher en Allemagne au siècle dernier, qu’ont vu le jour, à la jonction des 19ᵉ et 20ᵉ siècles, des mouvements nombreux que l’histoire du christianisme retiendra sous le nom de « réveil ».
Puisqu’il est demandé que l’on se souvienne de nos conducteurs[3], on rappellera ici au titre d’illustration, ce propos de J. H. Alexander dans « Contre vents et marées » :
« H. E. Alexander, opposé par principe à tout prosélytisme, confiait les jeunes convertis aux pasteurs de leur localité. Or, ces « conducteurs spirituels », souvent gagnés au libéralisme, n’hésitaient pas à nier en pleine chaire les miracles du Nouveau Testament, ni à décrier l’Ancien Testament devenu, au fil des sermons, « un tissu de légendes ». Dès lors, il était donc urgent d’instruire ces nouveaux convertis et de les revêtir des armes défensives et offensives de la justice. »[4]
Henry Mottu, professeur de théologie systématique et doyen de la faculté de théologie de l’université de Genève, regrette, dans un journal romand[5], que le protestantisme ne trouve guère de place dans les médias et que le mot « Église » signifie, de plus en plus souvent, dans nos contrées, « catholicisme ».
Il n’entre pas dans mes intentions de nier ces deux évidences quand bien même, au regard de Jean Paulhan, il appartienne en propre à l’évidence de passer inaperçue.
En revanche, l’article en pleine page d’Henry Mottu appelle un certain nombre de remarques en relation avec ce qui précède.
Trois contributions du protestantisme paraissent essentielles aux yeux d’Henry Mottu : la liberté de pensée dans la foi, l’attachement à une lecture critique de la Bible et le refus de la dérive religieuse autoritaire.
Se référant « au maître Karl Barth » (sic), Mottu interprète « fides quaerens intellectum »[6] comme le fondement « d’une spiritualité réflexive, humaniste, et non d’un chantage au miraculeux ».
La foi ici devient prétexte à la justification d’horizontalité. Il ne s’agit pas de croire au Christ « à salut » mais à des fins toutes terre à terre : « Je crois au Christ, écrit Mottu, pour mieux comprendre autrui, pour mieux coller au plus près du monde, de ses attentes, de ses échecs, de ses espoirs. »
Imaginerait-on Paul et Silas répondant à Henry Mottu : « Crois au Seigneur Jésus, et tu colleras au plus près du monde » ?
Il est vrai qu’en Actes 16, la question que le geôlier pose à Paul et à son compagnon de voyage relève d’une aspiration d’une toute autre nature que celles auxquelles se réfère le théologien genevois !
Se réclamant de l’attachement à la lecture critique de la Bible, Mottu, à l’instar de tous les théologiens modernistes, réfute « logiquement » l’inspiration plénière et l’inerrance des Écritures.
S’il subsistait encore un doute quant aux intentions qui président aux destinées de l’herméneutique officielle, Mottu s’empresse de le lever : « Nous autres protestants, nous sommes en faveur de l’ordination des femmes au ministère pastoral, d’une plus grande tolérance à l’égard de l’homosexualité, d’une éthique familiale et sexuelle fondée sur le bonheur et non sur des interdits dépassés, dépassés parce que non bibliques finalement. D’où[7] la nécessité d’une lecture différenciée, critique des textes fondateurs : d’où l’impératif d’une formation biblique et théologique, montrant que tous les textes ne sont pas à lire sur le même plan. »
Il s’agit donc, on l’a compris, de faire appel à la haute critique afin que le texte biblique puisse, au mieux, constituer un justificatif des choix que la volonté a déjà établis et, au pire, ne pas y faire obstacle !
Enfin, la dérive identitaire semble constituer une pierre d’achoppement dans le cheminement théologique du protestantisme libéral puisqu’il réclame un renouvellement de la ritualité : « Il faut de toute urgence, note Henry Mottu, que se lèvent des poètes, des musiciens, des liturges, afin d’exprimer, dans un langage neuf, la libération proclamée par le salut par la grâce seule. Un tel effort de modernisation est impératif. »
Les membres des Églises de type moderniste accepteront-ils encore longtemps des réformes liturgiques accélérant l’inféodation au monde ? Rien n’est moins sûr. Mais l’essentiel, en l’occurrence, ne réside pas dans la question toujours discutable de la validité d’un remède. Il paraîtrait plus utile de s’interroger sur la nature même de la « dérive identitaire » dont il est question.
De rappeler, à cet égard, que la lecture historico-critique n’appartient pas en propre aux Églises issues de la Réforme.
De rappeler que les mouvements œcuméniques ne véhiculent pas que des manifestations d’amour fraternel par-delà les frontières doctrinales.
De souligner qu’un théologien catholique romain d’aujourd’hui aurait pu souscrire sans sourciller aux propos d’Henry Mottu lui-même :
« Nos contemporains sont-ils sortis de fausses images de Dieu, patriarcales et aliénantes ? Les journalistes (sic) et les théologiens devraient donc unir leurs efforts pour que le public puisse avoir accès aux expressions d’une foi authentiquement moderne et chrétienne, et non à des caricatures ou à du folklore. »
Les propos tenus par le doyen de la faculté de théologie de Genève, sans s’y référer explicitement, s’inscrivent dans la mouvance de la théologie de la sécularisation.
Il n’y a effectivement qu’un nombre très restreint de pas entre les fondements de l’herméneutique historico-critique et « La Cité Séculière » de Cox.
« Finalement, notait G. Bergmann en 1970, si l’Église est menacée, elle l’est aujourd’hui assez peu par l’action extérieure du marxisme. Elle l’est bien davantage par l’action de désintégration qui s’exerce à l’intérieur d’elle-même et par le canal de ses théologiens. »[8]
Jacques C. HERMAN
[1] Bultmann doit une large part formative à Martin Heidegger.
[2] L’adjectif est à considérer dans son acception la moins restrictive
[3] Héb. 13:7.
[4] H.E. et J.H. Alexander, Contre vents et marées, La Maison de la Bible, Genève, 1983, 170 pp., p. 134.
[5] Le Nouveau Quotidien, 23.02.1995.
[6] La foi en quête d’intelligence.
[7] C’est nous qui soulignons cette connexion qui trahit clairement les intentions.
[8] G. Bergmann, Tempête sur la Bible, Bons Semeurs, Paris, 1970, 142 pp., p. 133.