Éditorial – Spiritualité… laquelle ?

par | Résister et Construire - numéros 34-35

Préliminaires

Le retour du spirituel

Au moment où le 20ᵉ siècle, témoin d’avancées étonnantes de la science et de la technologie, touche presque à sa fin, paradoxalement la spiritualité réaffirme ses droits, et les spiritualités, surtout non-chrétiennes ou pseudo-chrétiennes, sont à la mode. La méditation, sous diverses formes, et le mysticisme ont la cote. Une société saturée de scepticisme, d’humanisme athée, de sécularisation et de matérialisme semble redécouvrir une dimension qui avait été reléguée dans l’ombre.

Je reviendrai sur cette résurgence du spirituel ou du religieux dans le monde contemporain, mais mon propos essentiel est d’aborder la question de la spiritualité dans la sphère spécifiquement chrétienne.

Qu’est-ce que la spiritualité ?

Commençons par définir ce qu’il faut entendre sous ce terme, sans prétendre du tout épuiser le sujet.

  • Dans son sens objectif, spiritualité désigne les éléments constitutifs et caractéristiques d’une croyance, comme aussi de la dévotion et du culte qui l’accompagnent. Ainsi, il y a une spiritualité bouddhiste, hindouiste, islamiste, chrétienne.
  • Mais au sens subjectif, le mot désigne la forme d’esprit, la tendance qui marque quelqu’un dans sa façon d’aborder l’objet de sa foi. Ainsi les adeptes d’une religion peuvent être surtout orientés vers l’observation des préceptes, ou vers l’attachement aux rites, ou vers la recherche du contact avec Dieu ou avec le divin. À chacune de ces orientations correspond une spiritualité d’un certain type. Dans la mesure où le sujet passe à côté de ce qui est premier, primordial, dans le système religieux qu’il a fait sien, il introduit un déséquilibre dans sa spiritualité. Celle-ci devient douteuse, malsaine, déviante.

Exemples historiques de déviations de la spiritualité

J’illustre le principe général que je viens d’énoncer par des exemples puisés dans l’histoire du christianisme.

Dans la période apostolique nous voyons les Galates, fraîchement convertis à Jésus-Christ par l’Évangile que Paul leur a annoncé, pencher dangereusement vers le légalisme pour n’être pas restés fixés, centrés, sur la pleine efficacité de l’œuvre de salut parfaitement accomplie par Jésus-Christ à la croix. La détérioration de leur spiritualité est vigoureusement dénoncée par l’apôtre (cf. 3:1).

Quant aux Corinthiens, ils titubent dans l’exercice des dons spirituels – en particulier celui de la glossolalie – et inclinent vers une pratique désordonnée, parce qu’ils ont perdu de vue que le principe directeur et régulateur dans l’usage des dons, ce n’est pas la satisfaction personnelle mais l’édification de l’Église, l’amour (agape) et non l’égoïsme. Paul consacre pas moins de trois chapitres de sa première épître (12-14) à redresser cette déviation.

La spiritualité des Colossiens et celle des destinataires des épîtres de Jean étaient menacées par des influences nocives relevant d’aspects distincts du gnosticisme naissant. Celle des chrétiens de Colosses par une école de pensée prétendant à une connaissance (gnosis), spéciale, supérieure, secrète, destinée à des initiés. Cette influence pouvait détourner le regard des croyants de l’excellence et de la splendeur de la Personne de Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (Col. 2:3).

Quant aux lecteurs des épîtres de Jean, exposés à l’enseignement de séducteurs négateurs de l’incarnation (des docétistes), ils couraient le risque de perdre de vue l’importance capitale de cette doctrine et du fait rédempteur glorieux qu’elle exprime et sans lequel il n’y a pas de salut (cf. II Jean 7 à 11).

À partir du 2ᵉ siècle et jusqu’au 19ᵉ, d’autres déviations sont apparues que j’énumère brièvement : les Montanistes, de Montanus leur fondateur (2ᵉ siècle) ; les Illuminés du 16ᵉ siècle, à l’époque de la Réforme ; les prophètes (et prophétesses) Cévenols (17ᵉ siècle) ; les Quakers (trembleurs), aussi du 17ᵉ siècle ; les Irvingiens, d’Irving, le fondateur, et d’où sont issus les Néo-Apostoliques, au milieu du 19ᵉ siècle.

Plusieurs de ces mouvements présentent la même caractéristique : la prétention à des révélations ou inspirations directes du Saint-Esprit, donc à un prophétisme extra-scripturaire et par conséquent malsain. Chez certains le parler en langues s’est manifesté et on a signalé des cas de guérison. Des phénomènes bizarres se sont produits, comme paroles automatiques, prédications faites par des enfants au berceau[1] On a mis un accent trop fort sur l’expérience personnelle au détriment de la doctrine, et sur la nécessité de l’illumination intérieure pour arriver à la vérité[2]. Plusieurs de ces mouvements ont annoncé le retour imminent de Jésus-Christ et l’établissement du Millenium.

Comme cela arrive toujours quand on se pose en prophète – au lieu de voir que toute la prophétie s’offre à nous dans la Parole écrite de Dieu – des comportements fanatiques, liés à un certain orgueil spirituel, sont apparus.

Pour clore ce survol, je n’ai pas besoin d’insister sur les diverses vagues de spiritualité trouble qui, depuis le début du 20ᵉ siècle, avec l’apparition du pentecôtisme classique et dans son sillage, ont déferlé sur le monde, jusqu’aux aberrations de la prétendue bénédiction de Toronto.

Déviations dans la spiritualité des chrétiens individuels

Mon but, toutefois, n’est pas de m’attarder sur ce qui caractérise certains mouvements, mais d’attirer l’attention sur ce qui peut arriver à tout chrétien indépendamment de son appartenance dénominationnelle. Dans le domaine de la spiritualité, en effet, les clivages ne se font pas seulement au niveau des dénominations, mais aussi des individus. Par exemple, un pentecôtiste peut avoir une spiritualité plus saine, plus équilibrée qu’un évangélique traditionnel, et ce malgré les erreurs du mouvement auquel il appartient.

La saine doctrine, si précieuse soit-elle, n’est pas la garantie automatique, absolue, d’une sainte spiritualité. L’esprit des chrétiens très attachés à la pureté doctrinale peut manifester de dangereuses inclinations et un profond déséquilibre. En fait, la ligne de démarcation entre saine spiritualité et spiritualité déviante traverse les milieux (je parle de ceux qui aiment et honorent la Bible) et départage les chrétiens individuellement. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il faille relativiser ou minimiser les erreurs doctrinales, car elles sont un terrain favorable à l’éclosion de spiritualités douteuses, mal orientées.

Origine des mauvaises orientations de la spiritualité

En deçà même et en l’absence d’une hérésie, où faut-il trouver la racine d’une spiritualité déviante ? Je crois que cela tient à une certaine attitude de notre esprit quand il contemple l’œuvre grandiose du salut.

Ce qui peut tout fausser, c’est une sorte de déplacement du centre de gravité dans l’esprit du chrétien, la perte du sens de ce qui est tout à fait proéminent, essentiel, dans la présentation biblique du salut !

Si cette mauvaise orientation n’est pas rapidement corrigée, elle se cristallisera en fausse spiritualité, c’est-à-dire qu’il y aura durcissement de la tendance déviante. Par exemple, Paul, à l’égard du légalisme qui s’était emparé de l’esprit des Galates, va jusqu’à parler de persuasion, ce qui marque un degré de plus par rapport à la simple tendance déviante. :

Vous couriez bien : qui vous a arrêtés, pour vous empêcher d’obéir à la vérité ? Cette influence (ou cette persuasion) ne vient pas de celui qui vous appelle. (Gal. 5:7-8)

Ici, persuasion ne peut indiquer qu’une fausse conviction. Et quand il y a fausse conviction, l’hérésie n’est pas loin !

Le fond du problème. Du théocentrisme vers l’anthropocentrisme

Le chrétien se maintient dans une saine spiritualité aussi longtemps que les trois personnes de la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, restent tout à fait prioritaires quand il pense son salut.

Le centre de gravité de sa vision est :

  • ce que Dieu le Père a conçu et résolu en sa faveur, avant même la fondation du monde, dans son conseil souverain (Éphésiens 1:3-6) ;
  • ce que Dieu le Fils a accompli pour lui dans l’histoire (Romains 5:6-8 ; Galates 4:3-5) pour exécuter le dessein éternel du Père (I Tim. 1:15 ; II Tim. 1:8-11 ; I Jean 4:9-11, 14) ;
  • ce que Dieu le Saint-Esprit a opéré et créé en lui quand, en vertu de la puissante attraction du Père, il est venu au Fils dans la repentance et la foi (Éphésiens 2:10 ; II Corinthiens 5:17 ; Jean 6:44).

Pour ce chrétien, tout procède des trois personnes divines dans l’ordre où je les ai nommées, et même s’il sait que la responsabilité humaine n’est pas anéantie par l’action souveraine et toute-puissante de Dieu (cf. Actes 2:37-38 ; Actes 3:19-20 ; Actes 20:20-21 ; II Corinthiens 5:20) – ce qui reste pour nous, je le concède, un mystère indéchiffrable – il ne souffre pas que l’homme prenne la place de Dieu, empiète sur sa grandeur et sa gloire, si peu que ce soit (Jude 24-25).

a) Pour la connaissance de Jésus-Christ, Sauveur et Seigneur, il ne reconnaît d’autre source que la révélation que le Père donne du Fils par le Saint-Esprit dans les Écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament (cf. Romains 2:1-2 ; I Jean 5:9-10).

Théocentrique – centré exclusivement sur le témoignage de Dieu en personne – il n’admet aucune espèce de prolongement, d’extension, ou de complément humain à ces données divines infaillibles et immuables : ni tradition, ni phénomènes mystérieux tels que voix, rêves, visions, ni intuitions mystiques. Le centre de gravité reste pour lui Dieu parlant dans l’Écriture, et il ne tolère rien par-delà.

Il en est de même pour ses choix existentiels. Il puise ses directives dans la Parole de Dieu et non dans des éléments subjectifs, les élans, les mouvements de son âme (Psaume 119:105).

Aujourd’hui, les éléments d’ordre anthropocentrique que j’ai nommés dans les deux paragraphes ci-dessus prennent de plus en plus de place dans la vie des Églises et des chrétiens individuels, jusqu’à une hypertrophie. Ce qui signifie que la Parole de Dieu est détrônée.

De plus en plus l’on va vers une source de révélation à côté des Écritures, étrangère à ce qui est écrit, et donc rivale de la Bible.

b) Pour le fondement de ses convictions, il ne reconnaît d’autre source que la Parole de Dieu vivante et efficace (Hébreux 4:12) agissant au fond de son être et y produisant la foi (cf. Romains 10:14).

Théocentrique, il ne déplace pas, ne transfère pas sa confiance sur les émotions humaines, les sentiments qui peuvent naître dans le sillage de l’action de la Parole. Il les tient pour ce qu’ils sont : des épiphénomènes psychiques qui ne se confondent pas avec la conviction forgée par la Parole de Dieu seule, et qui ne sauraient s’y substituer. (Il se méfie aussi au plus haut point des moyens de pression psychologiques auxquels on recourt pour créer la conviction. C’est s’appuyer sur des techniques humaines et non sur l’action inimitable de l’Esprit de Dieu.)

La preuve que beaucoup de chrétiens déplacent leur confiance sur ces éléments anthropocentriques, c’est leur désarroi quand ces phénomènes cessent de se manifester. Ils n’ont pas compris que tout est dans la Parole, la semence incorruptible, et en elle seule. Sans le savoir, ils ont échangé le roc inébranlable de l’Écriture contre le sable mouvant des sensations humaines. Et quand celles-ci disparaissent, ils s’enfoncent dans le trouble.

Dans une intention bénigne on pourrait leur poser la question que Sanchérib, dans une intention maligne, posait aux habitants de Jérusalem : Sur quoi repose votre confiance… ? (II Chroniques 32:10)

c) Pour l’assurance du salut, il ne reconnaît d’autre source que l’acte divin, gratuit et définitif de la justification : Étant donc justifiés par la foi, nous avons la paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ. (Romains 5:1. Rien – même les écarts hors de la communion avec Dieu, même les péchés répétés et les fautes graves – ne peut invalider le statut de parfaite justice que Dieu nous a accordé une fois pour toutes en son Fils par la foi (Hébreux 10:10, 14).

Le péché est certes haïssable, et le chrétien est exhorté à le fuir, le combattre, le détester (cf. Romains 12:9), le confesser pour être pardonné et justifié (I Jean 1:8-10). À aucun moment il n’est question de le tolérer sous le prétexte que là où le péché a abondé, la grâce a surabondé (Romains 5:20). Quiconque prend ce prétexte prouve tout simplement qu’il n’a jamais connu Dieu.

Mais c’est aussi un grave péché – et en même temps la preuve d’un manque profond d’intelligence spirituelle – de croire que notre salut éternel est compromis, ou même qu’on l’a perdu, parce que le mal nous a surpris et vaincus. C’est une offense directe envers Dieu qui justifie non le saint mais l’impie (Romains 4:5). C’est une méconnaissance totale de l’extraordinaire générosité de son acte gratuit, un déni insultant de l’abondance de la grâce et du don de la justice (Romains 5:17).

Dieu a-t-il eu besoin de notre sainteté personnelle, d’une justice anthropocentrique, pour nous justifier ? Nous n’en avions pas même la moindre goutte (Ésaïe 64:4-6). Il nous l’a conférée dans son entièreté comme un don de sa grâce. Il l’a fait de l’extérieur, c’est-à-dire sans trouver en nous le moindre motif pour agir ainsi, mais en vertu de la vie parfaite et du sacrifice parfait de son Fils (II Corinthiens 5:21). Il l’a fait pour toujours, par un acte juridique sans appel.

Théocentrique jusqu’au bout, le chrétien conséquent ne prétend ni ajouter à ce statut parfait de justice et de sainteté en Christ – ce serait blasphématoire – ni le maintenir en s’efforçant d’atteindre, par le processus de la sanctification pratique progressive (qui ne sera jamais parfaite en deçà de l’éternité), à un certain degré de sainteté. Ne serait-ce pas subordonner la justification à la sanctification, donc renverser l’ordre biblique, inverser les priorités ? Ne serait-ce pas mettre le don de Dieu dans la dépendance de ce que l’homme peut accomplir, comme s’Il avait besoin, pour garantir le salut final de sa créature, de cet ajout anthropocentrique ?

Ceux qui déplacent leur confiance sur leurs progrès dans la sanctification pour rester dans la grâce de Dieu n’ont pas compris, selon Romains 5:2, que c’est Dieu lui-même qui se charge de nous établir dans la grâce, de nous y garder fermement. Et comment pourrait-il en être autrement ? Seul Celui qui nous a donné accès à la grâce, par son Fils, peut nous maintenir dans cette grâce.

Sans le savoir, les chrétiens anthropocentriques ont fait de leurs œuvres la cause finale de leur salut éternel. Ils ont peut-être gardé jalousement la doctrine du salut par la grâce seule, mais, inconsciemment, ils ont transféré leur confiance, de Dieu sur l’homme, et, pour tout dire, sur eux-mêmes. Leur spiritualité est faussée. Certes, ils ne projettent pas la doctrine légaliste du salut par les œuvres, mais ils agissent quand même comme si elle était vraie.

Que de chrétiens, même au sein des églises évangéliques, ont encore une confiance souterraine en l’homme et n’arrivent jamais au repos de leur âme ! Ils naviguent entre deux pôles : la foi centrée sur Dieu et la foi centrée sur l’homme. Pour n’être pas philosophique et conscient, leur anthropocentrisme n’en est pas moins réel. Il s’agit d’un anthropocentrisme instinctif.

d) Pour la croissance de la vie spirituelle, il ne reconnaît d’autres sources que la simple marche en Christ par la foi :

« Ainsi donc, comme vous avez reçu le Seigneur Jésus-Christ, marchez en lui, étant enracinés et fondés en lui, et affermis par la foi, d’après les instructions qui vous ont été données… » (Colossiens 2:6-7)

Il sait que la vie qu’il a reçue de Christ à la conversion se développe exactement sur le même terrain, par une marche en Christ – voilà l’enracinement dont il a besoin – et selon le même principe, la foi. Et cette foi ne flotte pas dans le vide, mais elle se fonde sur les instructions apostoliques – Parole de Dieu infaillible – dont elle se nourrit. Il ne s’agit pas non plus d’une foi accrochée à des choses visibles comme les signes, les prodiges et les miracles, si recherchés aujourd’hui par une foule de chrétiens égarés, amateur d’une spiritualité tout à fait opposée à celle de l’apôtre et à son enseignement catégorique : Car nous marchons par la foi et non par la vue (II Cor. 5:7).

Le chrétien garde la route, la bonne orientation, dans la mesure où il reste fermement christocentrique, comme Paul le lui ordonne, et ne court pas après des expériences spéciales, extraordinaires, qui lui apporteraient un complément de spiritualité ou une super-spiritualité.

C’est un fait avéré que la spiritualité déviante veut toujours se donner pour la spiritualité à l’état pur, insurpassable, le dessus du panier. Elle se réclame avec arrogance du Saint-Esprit, d’une mesure exceptionnelle de sa présence, de sa puissance, de son onction. Elle veut en être nimbée. C’est l’auréole sur la tête des saints !

Mais elle va en fait contre le Saint-Esprit, lui qui tend inlassablement à centrer les pensées et l’être entier du chrétien, non sur une expérience, une bénédiction, mais sur Jésus-Christ seul par l’action de la vérité biblique qui révèle la splendeur de l’Évangile de la gloire de Christ, qui est l’image de Dieu (2 Cor. 4:3-4 ; Jean 16:14).

Si Dieu a voulu que toute plénitude habitât en Christ (Col. 1:19), si en Lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité (Col. 2:9), c’est aller directement contre la volonté de Dieu le Père que de rechercher une plénitude exceptionnelle dans une expérience hors du commun. La marche ordinaire en Christ par la foi est tout ce qui nous est commandé, et c’est d’une parfaite logique, puisque nous avons tout pleinement en Lui (Col. 2:10). Il est vrai que la plénitude que nous avons connue jusqu’à ce jour peut augmenter. Mais elle ne le fait qu’à travers un approfondissement de notre connaissance de Jésus-Christ – qui reste donc toujours au centre et le centre – et non pas la vertu de quelque expérience extraordinaire, telle qu’un baptême de l’Esprit, ou dans l’Esprit, après la conversion. La Bible ne connaît qu’un baptême de l’Esprit, initial, marquant l’entrée dans la vie chrétienne et dans l’Église, corps de Christ, celui dont parle I Corinthiens 12:13. Ce baptême est le fait de tous les croyants authentiques et le même pour tous. Il appartient au fondement. Ce n’est pas un privilège, un plus – comme on dit aujourd’hui – qui distingue et différencie une élite, et qui divise, mais plutôt le trait d’union qui unit tous les vrais enfants de Dieu (Galates 3:26-29).

Chercher une plénitude extra dans une expérience hors du commun, c’est aussi se leurrer complètement, c’est devenir la proie d’une vaine tromperie, comme Paul nous avertit juste après nous avoir ordonné de marcher en Christ par la foi (Colossiens 2:8). Dans ce verset, il montre d’une part le glissement du terrain théocentrique sur celui de l’anthropocentrisme – la tradition des hommes, les rudiments du monde – mais aussi la perte, l’abandon du spirituel authentique, de ce qui est le fruit de l’action de l’Esprit, pour une spéculation philosophique – mystique, pour quelque chose de vain, de vide.

Tous ceux qui cultivent aujourd’hui ce type de spiritualité jugée supérieure, et qui croient marcher sur les sommets, doivent savoir qu’ils sont en fait en train de s’éloigner du Saint-Esprit et de déchoir… Et que loin de cheminer vers une plénitude telle qu’on n’en peut concevoir de plus grande, c’est vers le vide qu’ils s’avancent.

Pour clore ce développement, encore une remarque et une question. Le glissement d’une vision théocentrique à une vision anthropocentrique peut aussi affecter le domaine du service chrétien. Cela se traduit d’une façon évidente aujourd’hui non seulement par le fait que les Églises empruntent de plus en plus largement aux méthodes et aux techniques du monde, mais aussi – et cela va de pair – qu’elles placent leur confiance dans la perfection de l’organisation, de la programmation, dans le gigantisme des moyens mis en œuvre, dans la grandeur numérique, dans la notoriété de ceux qui patronnent leurs entreprises pour Christ. Où est le regard sur le Dieu trinitaire souverain, Celui qui tient tout dans sa main – le Cosmos, l’histoire, les êtres visibles et invisibles, notre salut – dans tout cela ?

De plus, il est étonnant que les chrétiens ne voient pas que cette forme d’esprit ne cadre pas du tout avec ce que nous enseigne la croix de notre Seigneur Jésus-Christ (Galates 6:14), qui a triomphé du monde, du péché et de Satan alors qu’il était dans la plus extrême faiblesse (I Corinthiens 1:22-25). La spiritualité saine est celle qui a assimilé avec l’apôtre la vérité que lui a enseigné le Dieu fait homme : Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse (II Corinthiens 12:9)… Et qui nous fait dire avec lui : Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort (v. 10).

Cette propension du chrétien, quel qu’il soit, à dérailler, à déplacer insensiblement sa confiance, de Dieu sur l’homme – donc sur lui-même aussi – n’est-elle pas la marque indélébile de la chute originelle, où sur l’instigation de la parole venimeuse du Serpent, l’homme a cédé à la tentation de devenir lui-même le centre et la mesure de toutes choses ? N’est-ce pas pour cela que l’humanisme – la religion de la foi en l’homme – trouvera toujours un écho dans la nature entachée de péché du chrétien, même si celui-ci l’a consciemment répudié ?

Mise en garde

Il nous faut prendre très au sérieux les déséquilibres et les déviations de notre spiritualité puisqu’ils impliquent un mouvement d’éloignement par rapport au Saint-Esprit et à la Parole. Cet éloignement constitue en soi un motif de préoccupation. Mais nous devons de plus nous rappeler qu’à s’éloigner de quelque chose on se rapproche d’une autre.

Cela me ramène au début de mon article sur le retour du spirituel dans notre société si profondément malade.

La déviance de la spiritualité dans les limites de la sphère chrétienne peut progressivement amener de véritables enfants de Dieu à côtoyer des spiritualités étrangères, propres aux systèmes religieux non-chrétiens, et aux philosophies spiritualistes.

Il est à craindre, en fin de compte, que cela ne conduise à une concomitance et même à une fusion avec les courants gravitant autour d’un pôle invisible et surnaturel radicalement opposé au christianisme biblique et historique, l’Adversaire de Dieu déguisé en ange de lumière (II Corinthiens 11:14).

Dans une culture hautement matérialiste, fixée sur la recherche de l’argent, les biens terrestres, les jouissances de la chair, beaucoup peuvent être enclins à croire que tout ce qui est spirituel – quelle que soit l’étiquette – est désirable (Genèse 3:6), et que la quête de la spiritualité ne peut qu’élever l’homme. Mais ils oublient que toute spiritualité se définit par son pôle, et que si celui-ci est négatif, la recherche du spirituel n’équivaut pas à une élévation mais à une descente vers l’abîme, donc vers les ténèbres. Celles-ci peuvent paraître lumineuses dans l’immédiat. Mais rappelons-nous alors le solennel avertissement du Seigneur :

Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront grandes ces ténèbres ! (Matthieu 6:23)

Paul-André Dubois[3]

[1]      Jules-Marcel Nicole, Précis d’Histoire de l’Église, Nogent-sur-Marne, p. 203.

[2]      Idem, p. 194.

[3]      Paul André Dubois a longtemps exercé le ministère pastoral dans l’Action Biblique. Il y dirigea également l’École Biblique de Genève. Dans sa retraite très active il visite encore des Églises où il exerce le ministère de la Parole.