Satan, ange de lumière, dévoilé par Dieu

par | Résister et Construire - numéros 34-35

Parmi les purs esprits survint l’esprit immonde
Quand Satan, haletant d’avoir tourné le monde,
Se glissa dans la presse : aussitôt l’œil divin
De tant d’esprits bénins tria l’esprit malin.
Il n’éblouit de Dieu la clarté singulière
Quoiqu’il fût déguisé en ange de lumière,
Car sa face était belle et ses yeux clairs et beaux,
Leur fureur adoucie ; il déguisait ses peaux
D’un voile pur et blanc de robes reluisantes ;
De ses reins retroussés les pennes blanchissantes
Et les ailes croisaient sur l’échine en repos.
Ainsi que ses habits il farda ses propos,
Et composait encore sa contenance douce
Quand Dieu l’empoigne au bras, le tire, se courrouce,
Le sépare de tous et l’interroge ainsi :
« D’où viens-tu, faux Satan ? que viens-tu faire ici ? »
Lors le trompeur trompé, d’assuré devient blême,
L’enchanteur se trouva désenchanté lui-même.
Son front se sillonna, ses cheveux hérissés,
Ses yeux flambants dessous les sourcils renfoncés ;
Le crêpe blanchissant qui les cheveux lui couvre
Se change en même peau que porte la couleuvre
Qu’on appelle coiffée, ou bien en telle peau
Que le serpent mué dépouille au temps nouveau
La bouche devint pâle : un changement étrange
Lui donna front de diable et ôta celui d’ange.
L’ordure le flétrit, tout au long se répand.
La tête est décoiffée et se change en serpent ;
Le pennache luisant et les plumes si belles
Dont il contrefaisait les angéliques ailes,
Tout ce blanc se ternit : ces ailes, peu à peu
Noires, se vont tachant de cent marques de feu
En dragon africain ; lors sa peau mouchetée
Comme un ventre d’aspic se trouve marquetée.
Il tomba sur la voûte, où son corps s’allongeant,
De diverses couleurs et venin se chargeant,
Le ventre jaunissant, et noirâtre la queue,
Pour un ange trompeur mit un serpent en vue.
La parole lui faut (manque), le front de l’effronté
Ne pouvait supporter la sainte majesté.

Agrippa d’Aubigné (1616)

Ce texte est tiré de l’épopée spirituelle d’Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, Livre V, Les Fers, vers 37-66. Marcel Didier, Paris, 1962, Tome III, p. 99-102.