Analyse d’une émission télévisée

par | Résister et Construire - numéros 36-37

Introduction

Je ne regarde habituellement pas le petit écran. Il ne me paraît pas vraiment digne d’intérêt pour un chrétien, même si celui-ci a le souci de ne pas voir sa vie complètement déconnectée de celles de ses semblables. La télévision ne me laisse pourtant pas indifférent. Notamment parce qu’elle « habite » de plus en plus de maisons chrétiennes, mais aussi parce que, malgré tout, elle est peu ou prou le reflet du monde dans lequel je vis, reflet en lequel se reconnaissent l’immense majorité de ceux qui m’entourent.

Quand il m’est arrivé – rarement – d’aborder le sujet avec ces chrétiens téléspectateurs, j’ai souvent eu l’occasion de constater qu’un argument revenait dans leur défense du petit écran : « Il y a quand même des émissions intéressantes à la télévision », et de citer alors en particulier la « Marche du Siècle ». Récemment, l’occasion s’étant présentée, j’ai regardé une « Marche du Siècle ». C’était le 13 septembre 1995, sur la troisième chaîne française. René Monory, président du Sénat, en était le principal invité et le sujet promettait beaucoup puisqu’il concernait la question économique.

Le contenu de l’émission : Pour le novice que je suis en la matière, un classement généralisant des données de l’émission repris selon plusieurs perspectives a été utile. Le voici sans autre ambition que celle d’y voir un peu plus clair.

Les intervenants : Tout d’abord des intellectuels habitués à analyser des données mais sans prise directe avec la réalité du terrain économique, des hommes aux « mains propres » de n’avoir jamais été trempées ni dans le cambouis ni dans la boue (ce qu’on saura bien leur faire remarquer). Ensuite des hommes de terrain – pas des ouvriers, non, non ! – mais des dirigeants de grandes entreprises ou des hommes politiques « chargés d’affaires ». Enfin, un romancier-philosophe, difficile à classer, qui intervenait en duplex d’Amérique et qui n’intéressait personne, tant son discours apparaissait détaché de toute réalité : une espèce d’alibi culturel.

Les modèles économiques : S’opposaient sur cette question deux grandes options. Il y avait d’un côté les apôtres de modèles économiques taillés à l’échelle de la planète, quasi petits dieux, qui fournissaient leurs solutions miracles aux problèmes du temps en niant les frontières, les langues, les cultures, tout ce qui situe (pour combien de temps encore ?) les hommes les uns par rapport aux autres, et qui niaient au fond l’espace et le temps (il faut aller chercher l’argent là où il est – pour en faire ! –, à Shanghai par exemple, la ville champignon, nouvelle Babel) et, de l’autre côté, les avocats de modèles économiques moins larges, de modèles à l’échelle des pays voisins et à celle de l’Europe surtout, ces derniers ayant un peu plus le respect de ce qui fait qu’un homme ne se confond jamais tout à fait avec son voisin le plus proche.

Le poids de l’État : La présentation de ce thème n’a guère différé des deux précédents. Là aussi se sont affrontées deux thèses majeures. On a plaidé d’une part pour une emprise moins affirmée de l’État dans le secteur de l’entreprise (c’est elle qui doit rester reine !) et, à l’inverse, pour que l’État lui-même soit à l’origine des mutations économiques qu’il faut impérativement opérer aujourd’hui. Les tenants de la première thèse parlaient – on l’aura deviné – de flexibilité et de dérégulation (comme s’il s’agissait de rompre un esclavage !), tandis que les autres souhaitaient vivement voir l’État agir en faveur de projets économiques précis au lieu de laisser agir des acteurs économiques sans contraintes ou quasiment « hors-la-loi ». Autrement dit s’affrontaient les partisans d’un libéralisme plus ou moins exacerbé et ceux d’un étatisme plus ou moins interventionniste.

Éléments d’analyse

Il ne faut jamais jeter le bébé avec l’eau du bain. Tout n’est pas absolument noir à la télévision et une émission comme celle du 13 septembre présente un certain intérêt, même pour un chrétien. Voici, sans souci de tout dire, quelques éléments méritant d’être relevés.

La télévision peut servir à mieux connaître le monde et le pays dans lequel nous vivons, ainsi que ceux qui l’habitent. Plus précisément, cette émission centrée sur « nos » problèmes économiques favorisait une meilleure compréhension du fonctionnement de l’économie française et mondiale.

D’autre part, il n’était pas sans intérêt de voir de grands responsables français discuter ensemble d’un même sujet à partir de points de départs assez nettement différents. Cela pouvait faire penser – mutatis mutandis – à certaines querelles théologiques d’un passé encore récent. L’émission posait de vraies questions, et constater que ces hommes pouvaient, malgré de profondes divergences, échanger sur un ton courtois constituait pour nous chrétiens un “spectacle” passablement édifiant, alors même que nous pouvons être tentés par des mises à l’écart radicales. On a ici l’illustration d’une attitude foncièrement évangélique, d’une grâce que Dieu accorde communément. En cas de divergence théologique ferons-nous moins ? Le souci chrétien du discernement de la Vérité de Dieu ne nous poussera-t-il pas au moins à cela ?

Allons plus loin maintenant et disons tout de suite les choses clairement (elles ne paraîtront abruptes qu’à celui qui s’est déjà habitué aux compromis !). Le Dieu qui parle de toute autorité dans sa Parole d’aujourd’hui et de demain de tout faire pour sa gloire (1Cor. 10:31 ; cf. Col. 3:23…) ! Or, je n’ai pas eu la preuve une seule fois au cours de la soirée que tel était le souci des intervenants. Aucune affirmation, aucune pensée, ni de près ni de loin, n’était chrétienne, malgré le classement affiché de quelques-uns dans le camp catholique. Le souci que tous montraient pour la « polis » n’était manifestement pas chrétien. Impossible de voir clairement un commandement du Seigneur à l’origine d’une remarque, d’une analyse, d’un projet. Pour autant que l’on puisse en juger, il n’y avait ce soir-là aucun chrétien sur le plateau, aucun homme dont l’intelligence avait été renouvelée auparavant par le Christ et capable, par conséquent, de discerner sa volonté (cf. Rom. 12:1ss). Le « spectacle » était païen ! Malheureusement !

Les hommes : Reconnaître l’aptitude des personnages invités par M. Cavada à discuter ensemble rappelle un certain diagnostic biblique sur le rapport entre la parole et l’action. Celui-ci m’en suggère un autre, qui nous concerne celui-là ! En regardant ce 13 septembre 1995 la télévision, je n’ai pas agi moi-même ! J’étais « au spectacle » et j’ai vu sans faire des hommes qui disaient aussi sans faire !! Que ferai-je donc ? J’ai assisté à un spectacle (que j’ai cautionné donc), dans lequel la langue était reine et ne bénissait pas le Seigneur. Sans doute ne pouvais-je pas m’attendre à autre chose, mais était-ce bien utile d’être là ?

Cela dit, il y avait bien un seigneur ce soir-là sur le plateau et c’était Monsieur Cavada. C’est lui, en effet, qui tirait les ficelles et apparaissait comme le véritable régulateur de la parole des uns et des autres. C’est que le pouvoir des hommes de télévision est à ce point réel qu’il est reconnu et accepté par tous, alors même que celui du deuxième personnage de la France pouvait être bafoué ! Ce dernier s’est vu à maintes reprises couper la parole comme s’il s’agissait d’un homme « tout à fait comme les autres » !! Il régnait sur le plateau un égalitarisme de bien mauvais aloi, et plusieurs ont singulièrement manqué au respect dû aux autorités par tout un chacun.

En fait, il y avait probablement plusieurs seigneurs ce soir-là. La chose était frappante : beaucoup d’intervenants parlaient comme de petits dieux qui raisonnaient comme si la terre leur appartenait et qui cherchaient à convaincre leurs pairs que leurs modèles étaient les meilleurs. Plus : le dieu argent avait quelques-uns de ses plus grands adorateurs, là, devant nos yeux ; lui à qui l’on pouvait sacrifier sa famille, ses amis, sa culture et son pays pour aller l’y chercher sur les nouveaux marchés, chinois notamment.

Ces « grands » ont eu tout le loisir d’étaler leur propagande dévastatrice. On sait que pour s’asservir les peuples, rien ne vaut une véritable émigration ! Une fois obtenu le déplacement du travailleur et éclatée la cellule familiale, le rapport aux proches et à la « terre de culture », la bataille est gagnée ! Édifiant, n’est-ce pas ?

Les modèles économiques : À aucun moment l’éventualité de modèles économiques à visage humain, à taille humaine, n’a été envisagée. La mondialisation de l’économie paraît à tous tellement inéluctable – une donnée même de la réalité – que tout discours la remettant en cause (même au seul nom du bien-être immédiat de l’homme) est a priori disqualifié. Et pourtant ! Ne serait-il pas souhaitable de voir se rétrécir les circuits économiques ? Ne serait-il pas désirable que nous achetions en priorité les produits qui sont fabriqués là où nous habitons, au lieu de choisir systématiquement les produits les moins chers, favorisant par là l’exploitation d’une main d’œuvre de plus en plus mal payée, et enrichissant ainsi non pas notre prochain mais notre « lointain » ? Ne devrions-nous pas avoir le souci du « local » d’abord, considérant encore que notre témoignage doit normalement s’inscrire là où nous sommes ? Nous n’avons pas à sauver le monde ni à penser et à vivre comme si le pouvoir que nous donnait l’argent nous obligeait à une mondialisation de notre consommation. Certains changements de nos habitudes ne s’imposeraient-ils pas ?

Le poids de l’État : La navigation n’est pas facile ici entre l’écueil d’un état bureaucratique qui a si bien imposé sa morale économique au peuple que ce dernier ne peut plus ni penser ni même travailler (les exemples historiques ne manquent pas) et celui d’un état libéral qui s’est si bien “retiré” du monde des affaires qu’il a encouragé un fonctionnement parfaitement anarchique de l’économie et finit alors par ne plus être état du tout (ce vers quoi nous courons à grands pas) est lui aussi religieux ! Cependant, la navigation n’est-elle possible qu’entre ces deux écueils ?

Autres pistes : On se rappellera que c’est « grosso modo » pendant les bouleversements des quinzième et seizième siècles qu’une véritable amoralisation de l’économie prend place. Jusqu’alors la règle médiévale de la modération du gain prévalait et on va voir à ce moment, pour la première fois de l’histoire, la pensée économique faire abstraction de considérations éthiques. En cette soirée du 13 septembre 1995, sur la troisième chaîne française, on a pu constater que la chose avait duré… En effet, l’absence de considérations éthiques était patente.

  • On a très peu parlé directement de bien ou de mal.
  • La monstruosité du fait technicien n’a été évoquée qu’une fois clairement.
  • La difficulté de la vie ouvrière faite la plupart du temps de surtravail ou de chômage n’a été rapportée à plusieurs reprises que par un seul intervenant.
  • La famille comme valeur fondamentale à protéger, parce que constitutive de toute société véritable, a été royalement ignorée comme si économie et famille n’avaient rien à voir ensemble. On a très peu tiré les leçons de l’histoire dans cette émission. On regardait à courte vue ; la chose n’est d’ailleurs pas très étonnante si l’on considère que le souci majeur des entrepreneurs n’est pas de fournir du travail à l’individu et de servir un corps social mais de faire de l’argent. Regarder en arrière empêche d’avancer !

Cette absence de références morales quant au rapport de l’économie à l’individu, au groupe social, au pays, à la culture, bref à la terre, marquait particulièrement le groupe libéral. Ses représentants étaient ceux qui encourageaient la flexibilité et la dérégulation avec le plus de “ferveur”. Hors « capitulation sans conditions » devant « les lois du marché », pas de salut ! Aucune éthique supérieure à cette reddition ne semblait possible.

A contrario, de par son apparente détermination à ne pas accepter ces fameuses lois du marché, de par son souci aussi de voir l’État ne pas se placer sous la botte économique des lobbies du moment, et enfin de par sa position interventionniste sans excès, l’autre camp paraissait proposer un modèle un peu plus équilibré au premier abord. Cependant, depuis que le libéralisme en matière économique a trouvé en J.S. Mill son apôtre définitif – c’est lui qui établit vers 1850 une véritable codification de l’individualisme – et que les réactions interventionnistes se sont multipliées jusqu’à aboutir à un étatisme intégral, la prudence est de mise. En parvenant des deux côtés à un asservissement de l’homme, on constate une fois de plus que les extrêmes se rejoignent et que l’homme sans Dieu se perd, en économie comme ailleurs.

Il faut retrouver la vision authentiquement chrétienne de l’économie – loin des écueils signalés plus haut – et s’y plier en se soumettant à Celui qui nous l’a donnée pour notre bien. Sans faire comme ces modèles qui nous ont été proposés, l’ “économie” de la création de la chute et de la rédemption en Jésus-Christ, modèle chrétien par excellence.

Le deuxième grand axe de réflexion aurait pu concerner l’image elle-même, le fait télévisuel et l’image comme spectacle du mal, en particulier parce que Dieu n’encourage pas la représentation (voir le deuxième commandement) et encore moins la représentation du mal. À suivre donc…

Conclusion

J’en viens à la question centrale. Nous importe-t-il vraiment de connaître les avis, les analyses et les exhortations (celle de M. Monory, en fin d’émission, fut délivrée avec beaucoup de sentiment ! Retour inévitable de cette éthique que l’homme rejette sans pouvoir s’en passer ?) de tous ces hommes dont on a vu l’absence d’intérêt pour les choses de Dieu ? Je n’en suis pas convaincu. Reste quand même que c’est probablement parce que nous avons séparé ce qui est du domaine de la foi de ce qui est du domaine du concret (et donc de l’économique) que nous regardons de telles émissions, les considérant même comme tout à fait sérieuses alors que ceux qui les animent ont rejeté l’Essentiel. Si Dieu est, se révèle et sauve, le laisser de côté est à tous égards ruineux et la constatation d’une telle ruine un spectacle fort peu édifiant.

 Quel est donc le poids de l’argument de ceux qui pensent pouvoir justifier leur consommation d’images télévisuelles par la présence d’émissions “sérieuses” ? Relativement à la foi chrétienne et au rôle que doit jouer la Parole de Dieu dans l’édification du corps de Christ, il ne paraît malheureusement pas possible de voir quelque chose de clairement édifiant dans une émission comme celle-là.

Que dire alors des autres !

Jean-Robert Comte