Introduction[1]
Un nombre croissant de personnes commencent à mesurer l’ampleur de la faillite des différents modèles politiques que nous avons hérités de la Révolution française et du XIXᵉ siècle.
Loin de nous effrayer, une telle situation devrait plutôt agir sur nous, chrétiens, comme un puissant stimulant spirituel et intellectuel. En effet, elle nous offre la possibilité de réfléchir avec sérieux sur la question, dans le but d’apporter des éléments de réponse chrétiens, clairs et cohérents à nos contemporains. Nous serons ainsi, par notre présence et notre action le monde, fidèles à notre vocation de « sel de la terre », dont la fonction est de limiter les effets de la corruption.
Les problèmes politiques actuels étant fort complexes et malheureusement très sérieux, il ne serait ni honnête, ni responsable de notre part de proposer des solutions légères. Le Chrétien dans la Cité contribue à poser certains fondements ; il doit donc être pris en considération.
En quoi pose-t-il des fondements ? En ce qu’il cherche à répondre avec soin et de façon exhaustive à la question suivante : Le chrétien réformé doit-il faire de la politique ? (p. 9) Cette interrogation est à prendre dans un sens large, comme le titre du livre l’indique ; il n’englobe pas seulement le domaine de mandats politiques bien précis, mais bien la place que doit occuper le chrétien dans la Cité (à savoir dans la vie de sa communauté politique). Cette question est fondamentale, car elle est une interrogation profonde sur la nature du lien devant unir l’enfant de Dieu au monde dans lequel il vit.
À regarder au contexte religieux qui est le nôtre, où les évangiles sociaux côtoient allègrement les sensibilités piétistes, répondre à cette question n’est pas une mince affaire. Les auteurs de cet ouvrage s’y attellent avec succès et c’est là sa grande force.
Le Chrétien dans la Cité est divisé en deux grandes parties. La première propose une réponse aussi massive qu’affirmative à la question initiale. La seconde partie se penche ensuite sur les principes devant guider le chrétien dans son engagement politique.
Le Chrétien dans la Cité
Le Chrétien dans la Cité s’ouvre sur un constat de crise. Nos auteurs constatent en effet que le mot le plus courant du vocabulaire social, politique, économique et culturel – pour ne rien dire du vocabulaire religieux – est celui de crise (p. 21). Cette crise touche à tous les domaines de la connaissance humaine. Elle se caractérise par l’absence de toute norme et d’une quelconque finalité qui permettraient aux hommes de sortir des problèmes souvent inextricables dans lesquels ils se sont plongés.
Mais dépassant ce constat général et commun, les auteurs suggèrent qu’une telle situation (dépérissement spirituel, déséquilibre social, désarroi moral) n’est que la simple récolte des fruits empoisonnés de la pensée humaniste[2] et de l’autonomie de la Raison par rapport à Celui qui demeure l’unique fondement de l’être et en qui se trouve le sens de toutes choses (p. 23-24). Ce qui revient à dire qu’au-delà de ses manifestations précises et « techniques », la situation de crise dans laquelle nous vivons a un fondement religieux, celui-ci étant caractérisé par l’abandon d’une pensée théocentrique.
Ce fait occupe une place importante dans le propos de nos auteurs, puisqu’il leur permet de soutenir, avec raison, que la nature avant tout religieuse de la crise devrait empêcher le chrétien de se détourner des problèmes contemporains pour se réfugier dans un « cocon spirituel », même si ce dernier est bien chaud. Il est tout d’abord demandé d’abandonner la conception individualiste de l’homme et de son salut qui s’est emparée de la pensée protestante au XVIIIe, pour ensuite retrouver les préoccupations des Réformateurs, dans la mesure où celles-ci étaient conformes à l’enseignement apostolique.
Caractérisant brièvement ces préoccupations, nos auteurs nous rappellent que les Réformateurs ne se bornaient pas au domaine exclusif de la foi comprise au sens restreint d’expérience religieuse subjective. Les activités intellectuelles, sociales, scientifiques et techniques retrouvaient leur place légitime en son message et dans son éthique. La version calvinienne de la Réforme ouvrait un vaste champ de témoignage et de larges perspectives d’action. Elle avait redécouvert le sens du mandat primitif culturel (p. 24).
Cet extrait annonce en quelque sorte l’effort central de cet ouvrage, qui est une volonté explicite de redéfinir les liens unissant la foi au mandat créationnel, avec les diverses implications qui en découlent.
Les auteurs commencent à expliciter le contenu de cet héritage dans le deuxième chapitre de leur ouvrage, intitulé « La vision chrétienne du monde ». Ils nous rappellent que, contrairement à ce que beaucoup croient, le mot « monde » (en grec « cosmos ») possède deux acceptions différentes dans la Bible. La première, généralement admise à la suite de nombreux textes du Nouveau Testament (par exemple I Jn 2:15-17), désigne le domaine de l’Adversaire. Les chrétiens sont appelés à ne pas se laisser infiltrer par cette réalité mauvaise et à s’y opposer avec la dernière énergie.
La seconde acception, plus méconnue, englobe toute la réalité créée par Dieu, destinée au rachat et à la restauration eschatologique (par exemple Jn 3:16). La négligence de cet aspect de la vérité – aussi appelé « acosmisme » – a été le support théologique de tous les mysticismes, de la gnose des premiers siècles au mouvement de Toronto en passant par Maître Eckhart.
Laissant de côté la première acception du terme, les auteurs se concentrent dès lors pleinement sur la seconde et constatent, à la suite de Romains 8:19-22, que la création tout entière soupire après le salut de Dieu. Elle fait donc partie intégrante du plan de salut divin et de ce fait, la nature n’est pas un no man’s land, un domaine libre et autonome, neutre, mais un domaine entièrement soumis à Dieu et régi par son Esprit et par sa Parole-Loi (p. 29).
Le chrétien n’a donc nullement le droit d’ignorer sa mission de la cultiver, de la gérer dans toute sa richesse, pour s’adonner exclusivement à la seule culture de ses sentiments religieux. Mais, au contraire, si quelqu’un est bien placé pour s’occuper du monde, c’est bien le disciple du Christ qui, dans la foi, reste toujours investi de la mission de s’occuper du domaine de Dieu, comme il en avait à l’origine reçu la vocation. Tout pouvoir a été soumis au Christ. Il envoie les siens l’annoncer au monde, enseigner tout ce qu’il leur avait enseigné. La piété chrétienne ne saurait se borner à cultiver la vie intérieure, à être confinée dans une chambre haute. Au contraire, elle s’affirme sur le champ de bataille, sur le terrain où elle mène son existence et livre le combat contre les forces adverses de l’arrière-monde. Il est urgent pour les Églises de repenser le message qu’elles annoncent et de se demander si le salut des âmes traduit correctement et totalement le contenu de la Bible et de l’Évangile, qui est un message de libération totale (p. 30). La « vision chrétienne du monde » va alors être le cadre général de pensée qui orientera et conduira le chrétien dans le combat susmentionné.
Une telle approche de l’expérience chrétienne, qui place l’ensemble de la réalité créée sous le regard et dans la dépendance directe de Dieu, s’oppose donc et radicalement à toute forme de dualisme. Nos auteurs consacrent un chapitre entier au dualisme et le caractérisent de la façon suivante : Le dualisme est cette séparation qui coupe indûment notre vie en deux sphères, et qui nous fait croire que nous devrions être spécifiquement obéissants à Dieu dans la première sphère [à savoir le domaine religieux, spirituel, la vie d’église, etc.]. La seconde sphère [les loisirs, le travail, l’engagement politique, etc.] est censée être une sphère plus neutre, dans laquelle la Parole de Dieu aurait moins à nous dire (p. 36).
Cette manière de penser a littéralement envahi le monde chrétien. Or, comme le démontre très clairement Eric KAYAYAN, petit historique et nombreux exemples à l’appui, le dualisme est une façon de percevoir l’expérience chrétienne et son rapport au monde radicalement opposé à l’éclairage biblique sur le sujet. Il relève, avec perspicacité, que les éducateurs chrétiens passent beaucoup de temps à tâcher de contrer des mouvements tels que le New Age. Mais pourquoi le New Age est-il si attrayant ? Précisément parce qu’il propose une vision globale de la vie. Si nous n’étions pas devenus des chrétiens dualistes, notre vision du monde engloberait l’existence tout entière de manière harmonieuse, et le New Age ne serait pas devenu une telle menace pour nous (p. 39). L’ensemble de ce chapitre est fort éclairant et gagne à être lu.
Suit alors un bref historique des différentes positions théologiques relatives à la relation Église / monde. Sont ainsi passées en revue les approches de l’église primitive, du monachisme, du catholicisme médiéval, de Luther, de l’anabaptisme, du piétisme, du christianisme social, de Jean Brun, de la théologie de la libération, d’Abraham Kuyper et enfin de Jean Calvin. La pensée politique de ce dernier fait l’objet d’un développement particulier.
Le mérite des deux chapitres évoqués et consacrés à ces diverses approches historiques est de bien mettre en lumière les multiples facettes du problème qui nous occupe. Ils nécessitent cependant quelques remarques. Relevons d’abord que le survol est des plus rapides (la position de Calvin exceptée), parfois au risque de simplifier un peu trop certaines positions. Le cadre de l’ouvrage nécessitant une certaine concision, les auteurs sont pleinement excusables. Nous regrettons cependant l’absence d’une bibliographie, même brève, qui aurait permis au lecteur intéressé d’avoir accès à une information plus complète.
Il nous semble également que le titre générique de « relation Église / monde » ne contribue pas à mettre en évidence la problématique qui traverse les pages de ce chapitre. Nous avons parfois eu le sentiment que c’étaient les relations Église / État qui étaient traitées, d’autres fois les relations chrétien / monde, etc. Toutes ces relations sont naturellement fortement interdépendantes, ce qui ne facilite pas une approche « analytique » du sujet.
Nous relevons encore l’emplacement de ces deux chapitres qui coupe l’argumentation générale de façon arbitraire et rend difficilement intelligible le passage de la première à la deuxième partie du livre. Nous aurions mieux vu cette partie historique figurer dans la phase introductive de l’ouvrage.
La première partie du chapitre VI, intitulé « La vocation chrétienne », a déjà pu être appréciée en avant-première par nos lecteurs[3]. Elle est importante dans la mesure où elle reprend l’argumentation abandonnée au chapitre III (traitant, nous l’avons vu, de la vision dualiste du monde). Les auteurs remarquent qu’une conséquence affligeante de l’approche dualiste est que, bien souvent, les chrétiens estiment qu’à moins de se consacrer à un ministère ecclésiastique à plein temps, ils n’ont pas le droit de considérer leur profession comme une vocation chrétienne (p. 125). Comment penser autrement lorsqu’on est convaincu que seule compte l’expérience spirituelle, une vie avec Dieu perçue non comme une source vivifiante qui contribue à réformer l’ensemble de la réalité créée, mais comme une forteresse qui doit toujours plus protéger et couper le croyant du monde ? Pauvre ménagère, pauvre avocat, plombier, etc. Avec une telle perspective dualiste, vous figurerez toujours dans la deuxième caste, derrière l’élite spirituelle des évangélistes, pasteurs et autres théologiens, qui eux ont véritablement une vocation spirituelle ! L’humble tâche de rester sur place et de faire tout, sans exception, au nom du Seigneur, et de le faire avec reconnaissance, ne semble pas mobiliser un zèle excessif. Qu’il est donc difficile de nos jours d’être un chrétien simplement ordinaire ! (p. 126). Les auteurs développent alors ce que la Bible entend véritablement par vocation chrétienne.
Puis, dans la deuxième partie de ce chapitre et dans celui qui suit, une mise à jour théologique sur la notion de « Royaume de Dieu » est effectuée. Elle est, à nos yeux, d’une grande importance.
Après avoir rappelé, à l’aide de Matthieu 13:33, que le Royaume de Dieu, s’il n’est pas encore pleinement manifesté n’en est pas moins réellement présent aujourd’hui déjà, les auteurs distinguent deux dimensions à ce Royaume : la première est dite « intensive » et correspond à l’Église, la seconde est « extensive » et concerne toute la création.
Par dimension intensive, il faut comprendre tout ce qui touche à l’Église en tant qu’institution, communauté visible de croyants. Manifestation temporelle centrale, quoique ni exclusive ni inclusive, de l’Église-Corps de Christ, l’Église-institution tient du Seigneur sa vocation particulière au service de la Parole et des sacrements[4]. Elle est en quelque sorte la capitale du Royaume de Dieu.
La dimension extensive découle du ministère de l’Église-institution. Lorsque cette dernière est fidèle à sa vocation, notamment en annonçant toute la Parole de Dieu et rien qu’elle, elle équipera solidement les chrétiens fidèles pour les tâches qu’ils ont à remplir dans les autres domaines de l’existence selon leurs places et leurs vocations […] Elle encouragera ses membres non pas à se fermer mais à s’ouvrir à ce monde qui est à eux parce qu’il est au Christ et à Dieu[5].
Mentionnons au passage que nous aurions beaucoup apprécié de voir figurer dans ce chapitre une exégèse solide et systématique des textes clef fondant une telle perspective du Royaume, tout comme la réfutation de l’interprétation piétiste de passages bien connus, tels que Jean 18:36, Matthieu 22:21, etc.
L’ouvrage se termine sur deux chapitres ayant une visée plus directe et plus pratique sur la question politique. N’étant guère spécialiste en la matière, nous laissons à d’autres le soin d’en effectuer une critique plus substantielle.
Problèmes et perspectives
Ce qui, à nos yeux, fait la force de ce livre est le ferme attachement de ses auteurs à la pensée de Herman Dooyeweerd (1894-1977), grand philosophe réformé néerlandais. Cette pensée est en effet fortement enracinée dans la Révélation biblique, ce qui lui donne cohérence et vigueur. Les passages à coloration dooyeweerdienne abondent dans Le Chrétien dans la Cité et sous-tendent pratiquement toute l’argumentation « anti-piétiste »[6] développée dans l’ouvrage. Caractérisons brièvement cette pensée.
Désireux de lutter contre l’hégémonie de la raison sur la pensée philosophique, Dooyeweerd mit en évidence le fait que toute expérience humaine est multiple, car composée de plusieurs sphères. Ainsi, il y a une sphère de nature biologique, physique, psychique, sociale, éthique, juridique, etc. Chacune de ces sphères a sa propre spécificité, c’est-à-dire possède ses propres règles, ses propres structures internes. L’homme sans Dieu, ne sachant comment unifier cette multiplicité des sphères qui caractérise toute expérience humaine, aura tendance à absolutiser une sphère aux dépens des autres ; il aura ainsi l’impression de maîtriser le phénomène mais tombera par là même dans le monde des «-ismes ». C’est ainsi que le philosophe qui fait de la raison humaine le fondement de toute sa démarche sera appelé rationaliste. De même, le psychologue qui tentera de tout expliquer par des données biologiques tombera dans le biologisme, etc.
Selon Dooyeweerd, un seul élément permet d’agencer correctement toutes ces sphères de l’expérience humaine, tout en en respectant leur spécificité : c’est le motif central de la Révélation. Ce dernier peut se résumer de la façon suivante : Création-Chute-Rédemption[7]. Sa nature est religieuse et central dans la mesure où lui seul permet d’appréhender correctement la réalité. Il est fondamental, car il précède et agence toute expérience humaine. Relevons qu’il est pré-logique, qu’avant d’être de l’ordre du discours (qui n’est qu’une des nombreuses sphères), il est constitutif de la réalité créationnelle elle-même.
Nous retrouvons cette affirmation du caractère premier et fondamental du motif religieux dans l’extrait suivant : Nous admettrons dès le départ – ceci est une présupposition fondamentale pour notre démarche – que rien, absolument rien, ni dans une société donnée ni dans l’Univers créé comme œuvre divine, n’existe dépourvu de signification religieuse (le terme religion revêtant ici son sens biblique de direction fondamentale de la pensée et des activités humaines, dans toutes les sphères de l’existence). La religion selon la Bible est le moteur central de toute pensée, de toute action, de tout sentiment, de l’orientation globale et totale de l’esprit humain. Une telle conception de la religion confesse que la terre est au Seigneur, car elle a été créée pour Lui. Dès lors il n’existe pas la moindre parcelle de celle-ci pouvant prétendre à une quelconque neutralité (p. 146). Très fortement dooyeweerdien, ce texte est on ne peut plus clair. Il condense en quelques mots l’ensemble de l’argumentation que nous avons présentée ci-dessus.
Les conséquences d’une telle approche sont énormes. En effet, une telle perspective rend impossible l’absolutisation d’une sphère au détriment des autres, balaie toute prétention à une quelconque autonomie religieuse, rappelle aux chrétiens que la terre est au Seigneur tout en affirmant que le noyau central de l’homme est de nature religieuse (ce qui est parfaitement conforme à la notion biblique d’homme créé à l’image de Dieu).
Pour ceux que cette petite parenthèse philosophique effraie, nous rappellerons simplement que les auteurs sont d’excellents « synthétiseurs » et qu’il est tout à fait possible de comprendre leur livre sans pour autant avoir pleinement saisi le contenu de la philosophie de Dooyeweerd. Il nous a cependant semblé utile de mettre en avant les fondements de la pensée de nos auteurs, un tel effort devant faire ressortir la cohérence du propos du Chrétien dans la Cité.
En effet, si la réalité est composée de différentes sphères, et que ces dernières sont toutes postérieures à un motif religieux fondamental, il est nécessaire d’affirmer que nul domaine de la réalité créée n’est spirituellement neutre. Le champ de bataille du chrétien ne touchera donc pas aux seules questions dites « spirituelles », mais au contraire à tous les aspects de la réalité. Ce que nous avons appelé « vision chrétienne du monde » se voit alors corroboré, et le dualisme évacué. La dimension intensive du royaume est celle qui touche directement au motif de base Création-Chute-Rédemption, la dimension extensive développera les applications de ce motif dans les différents domaines de la réalité.
Mais ce modèle très cohérent et parfaitement biblique se montre impitoyable lorsqu’on s’en détourne, ce que nos auteurs découvrent à leurs dépens dans les pages 162 à 165 de leur ouvrage.
En effet, se proposant d’examiner à la lumière de la Bible la nature du lien devant unir l’État moderne à la Loi de Dieu (notamment aux Dix Commandements), ils abandonnent soudainement leur rigueur théologique pour entrer dans le labyrinthe d’une éthique (dite « optimale ») dont les principes sont fort mal définis.
Les auteurs cherchent une position pragmatique devant leur permettre d’être entendus dans les sociétés occidentales qui sont les nôtres : voilà qui, en soi, n’est pas nécessairement mauvais. Ce qui, par contre, pose problème est que les diverses positions exposées dans ces pages sont censées répondre à la question : que dit la Bible ? Les auteurs ne se placent donc pas sur le plan de l’application pratique mais sur celui de la vérité révélée, plus particulièrement sur les normes divines en matière d’éthique.
- COURTHIAL le rappelle, Les possibilités d’une politique chrétienne seront différentes selon que les chrétiens qui l’élaboreront et la mèneront, vivront sous un régime totalitaire avec la dictature d’un homme ou d’un parti, ou sous un régime plus ou moins libéral ; dans un pays où les chrétiens fidèles seront nombreux ou dans un pays où ils ne seront qu’une faible minorité. Toute politique tient compte de ce qui est possible[8] (nous soulignons). Dans le sens où la politique est ce qui a trait au possible et non à un idéal absolu, nous pourrions souscrire à l’idée d’une « éthique optimale ».
Mais pour tenter d’éviter la confusion et les malentendus, il nous semble opportun d’appliquer certains principes que nous avons présentés précédemment. Comme nous l’avons vu, la vocation de l’Église-institution (dimension intensive) n’est pas de faire de la politique. Sa tâche réside dans la prédication fidèle des textes bibliques, dans l’administration des sacrements et dans l’exercice de la discipline. Telle est, pourrions-nous dire la loi interne de la sphère “Église”.
Mais il y a, au niveau de la vie sociale, d’autres sphères avec d’autres lois internes. Il en va ainsi de l’État, de la famille, de l’école, de l’entreprise, etc. Chacune de ces sphères possède ses lois propres, indépendantes l’une de l’autre, devant toutes être soumises à la Loi de Dieu. L’Église ne doit donc pas s’ingérer dans le domaine de l’État, pas plus que ce dernier ne doit toucher aux prérogatives de la famille, etc.
La fonction de l’Église est d’ordre exégétique. Comme nous l’avons vu, elle doit notamment dégager les principes bibliques propres à chaque sphère de la réalité. Dans le cas précis, elle mettra sur pied une « politique principielle », ce que les auteurs ont fort bien mis en évidence. Quant à l’application de cette dernière, elle ne peut être théorisée et doit tenir compte de nombreux facteurs.
Il nous semble donc qu’il y a eu légère confusion chez nos auteurs, entre la question de la position principielle, relevant de la fonction exégétique et pastorale, et la question d’application, qui elle relèverait plutôt de la compétence de politiciens chrétiens confrontés à la réalité concrète, locale et à la spécificité de la sphère.
L’Église contemporaine a un grand besoin de tels politiciens, tout comme il est urgent que des économistes, des sociologues, des philosophes, historiens, etc., se lèvent et cherchent à appliquer et à développer dans leur domaine les enseignements principiels et exégétiques des théologiens.
Les auteurs du Chrétien dans la Cité semblaient souscrire à une telle position (lire les « Remarques préliminaires », p. 121 à 124), ce qui rend leur « dérapage » à nos yeux incompréhensible.
Mais ce ne serait pas faire justice à l’ouvrage que d’insister sur ce problème d’application. En effet, le chemin qui nous mène de la question Le chrétien réformé doit-il faire de la politique ? à ces problèmes est long et sinueux et nos auteurs auront été d’excellents guides.
Nous ne connaissons pas d’autres ouvrages en français qui traitent de façon si complète la question du rapport du chrétien au monde. Il s’agit là d’un travail fondamental dans le cadre du rétablissement d’un christianisme entier et plein, touchant à tous les domaines de la vie, loin des visions étriquées et « monacales » que nous proposent de nombreux théologiens influencés par le piétisme. Il donne aussi accès au public francophone à des pensées puissantes, comme celle de Dooyeweerd, Kuyper, Van Til, Rushdoony, ce qui est aussi intéressant que précieux.
Ainsi, les lecteurs directement intéressés par la question politique trouveront en ce livre un très bon stimulant à la réflexion. L’honnêteté intellectuelle de ses auteurs, accompagnée d’un constant soucis d’équilibre, sont des qualités non négligeables qui en rendent la lecture très vivante. Les deux chapitres historiques contribuent également à donner de la profondeur à la démarche générale.
Pour les chrétiens qui ne sont pas appelés à s’engager – au sens de vocation première – dans l’activité politique, cet ouvrage fournit une exposition profonde et éclairante de la vision et des principes qui doivent orienter leur attitude face à leur métier, et plus généralement face aux divers aspects (sphères) de leur vie. Là réside à nos yeux le principal intérêt du Chrétien dans la Cité.
Le sujet n’est pas de « seconde zone », superflu, ou ne touchant que des personnes bien particulières. Il en va plutôt de l’équilibre et de la croissance de tout chrétien. Ne pas comprendre pleinement la nature de sa vocation et de sa place dans le monde revient à se condamner à n’être qu’un « chrétien kangourou », sautant d’activité spirituelle en activité spirituelle, de bouffées d’oxygène en bouffées d’oxygène et passant complètement à côté de sa réalité quotidienne. Le résultat est le suivant : au lieu de tendre à toujours plus d’équilibre, le chrétien devient de plus en plus schizophrène. Au lieu de se développer en ampleur et en profondeur, le Royaume de Dieu se confine dans de petites sphères sujettes à de grandes oscillations.
Ce qui est loin d’être souhaitable.
Bertrand Rickenbacher
[1] Eric et Aaron KAYAYAN, Le Chrétien dans la Cité, Lausanne, L’Age d’Homme, 1995, 205 p.
[2] Lorsqu’ils parlent de pensée humaniste, les auteurs visent toute pensée qui, tout en rejetant Dieu, prend l’homme pour centre et fondement. Elle s’oppose ainsi à la pensée théocentrique, et occupe les devants de la scène philosophique depuis la Renaissance.
[3] lire Résister et Construire n° 28-29, p. 51-55.
[4] Pierre COURTHIAL, « Parole de Dieu et pouvoirs » in Fondements pour l’avenir, Aix-en-Provence, Kerygma, 1981, p. 131. Excellent article : à ne manquer sous aucun prétexte !
[5] Ibid, p. 131 et 132.
[6] Précisons qu’il ne s’agit pas là d’une attaque faite contre des personnes, ni même contre ce que le piétisme a de bon. C’est l’ « acosmisme », souvent fortement présent dans ce mouvement, qui est mis en cause dans cet ouvrage.
[7] Pour un plus ample développement de ce sujet, lisez Résister et Construire, n° 32-33, p. 33-34.
[8] P. COURTHIAL, op. cit, p. 133-134.