Une Bible chrétienne apocryphe

par | Résister et Construire - numéros 36-37

Nous constatons depuis environ deux ans l’apparition aux États-Unis d’attaques de plus en plus violentes contre l’historicité des Évangiles ainsi que contre le récit évangélique de la vie du Christ et contre sa Personne à la fois pleinement divine et pleinement humaine, cela sans confusion, ni mélange et sans séparation, ni division de ses deux natures. Ces attaques provenant de ce qu’on nomme le Jesus Seminar (où la vérité biblique se détermine par le vote démocratique des participants) ne font que vulgariser les attaques déjà anciennes des biblistes libéraux. Ils bénéficient aujourd’hui de l’appui systématique des médias et de ceux qui en sont les maîtres. Nous constatons une recrudescence des attaques de l’apostasie juive et chrétienne contre le Christianisme. Le phénomène examiné par Jacques Herman n’est qu’un prolongement local de cette déferlante qui nous vient d’outre-Atlantique[1].

Rédaction

Car il viendra un temps où les hommes ne supporteront plus la saine doctrine ; mais au gré de leurs propres désirs, avec la démangeaison d’écouter, ils se donneront maîtres sur maîtres ; ils détourneront leurs oreilles de la vérité et se tourneront vers les fables. (II Tm 2:3-4)

La publication des apocryphes néotestamentaires[2] prévue pour 1996 dans la prestigieuse collection de la Pléiade, chez Gallimard, constituera peut-être un événement littéraire. Un événement littéraire, mais en aucun cas un événement théologique. En effet, contrairement à ce que d’aucuns laissent entendre, Jean-Daniel Kaestli et alii ne révéleront pas un trésor tenu secret jusqu’ici. Ils devront limiter leurs ambitions à la diffusion à large échelle et en langue française de textes profanes à caractère parabiblique. Des textes d’autant plus mal connus du grand public que, comme le relève Emmanuel Küffer, « la presque totalité des chrétiens contemporains n’ont jamais lu la Bible, ni même le Nouveau Testament en entier de manière suivie… Devant ce constat, il est illusoire de s’imaginer, comme le prétendent les promoteurs de ces recherches sur les textes apocryphes, que les symboles qui s’en dégagent augmenteront notre faible foi et enrichiront nos connaissances bibliques. »

Dans un numéro d’avril 1995 d’un grand quotidien vaudois[3], le journaliste Gilbert Salem annonce cette publication sur le ton propre à sa profession. C’est ainsi qu’il laisse entendre qu’une équipe de théologiens lausannois va enfin porter à la face du monde des textes jusque-là tenus cachés. Pour peu, à force d’enthousiasme et bien malgré lui, réussirait-il à réduire le niveau de la publication considérée à celui des « Mystères de l’Atlantide enfin révélés » ou des « Clés secrètes de la Grande Pyramide à la portée de tous », ou d’autres pitoyables fleurons de l’humanisme « New Age ».

Il est vrai que l’on assiste régulièrement à la publication de pseudo-révélations relatives à des textes apocryphes que d’aucuns croient réservés à quelques initiés parce que des Églises les conserveraient jalousement à l’abri des regards indiscrets, préférentiellement dans les méandres délétères de quelque cave vaticane.

Les cuistres, dans ce contexte, ne manquent évidemment pas d’étaler, avec l’assurance tranquille des ignorants, des contrevérités qu’ils ont glanées au hasard de contestables et dérisoires pérégrinations culturelles.

Ainsi donc, un volume nouveau prendra place, dans la Pléiade, à côté de l’Ancien et du Nouveau Testaments et des Écrits intertestamentaires.

C’est avec pertinence, incontestablement, que, dans « Le mystère apocryphe »[4], Éric Junod précise : « Il est temps qu’on relise ces textes comme des documents historiques des débuts du christianisme ». Ces documents relèvent effectivement de l’histoire, comme autant de témoignages de la littérature hérétique. Les hérésies font partie intégrante de l’histoire de l’Église.

On marquera en revanche un désaccord total avec l’affirmation, dans le même ouvrage, de Daniel Marguerat : « Les vingt-sept livres choisis par l’Église ne reflètent que partiellement la richesse et le chatoiement de la tradition née de Jésus. Lire les apocryphes permet donc de restituer à la généalogie du christianisme l’ampleur qui fut la sienne, avant que des mesures de contrainte fassent naître l’illusion (et le devoir) de l’unanimité ».

Les textes concernés appartiennent au patrimoine culturel de l’humanité. Ces documents, par ailleurs très inégaux quant à la portée du message qu’ils véhiculent, relèvent pour l’essentiel de l’imaginaire des milieux hérétiques des premiers temps du christianisme ; ils se situent catégoriellement au même niveau que n’importe quelle œuvre littéraire à caractère religieux comme les miracles, les mystères ou les hagiographies. Jean-Daniel Kaestli qui relève que « contrairement à une idée assez répandue, la plupart des écrits apocryphes n’entretiennent pas avec les écrits bibliques une relation d’opposition et de concurrence »[5] considère qu’ils constituent les équivalents chrétiens des midrash juifs. C’est leur faire beaucoup d’honneur. Sur les plans historique et littéraire, ils ont suscité jadis un certain intérêt. Mais ils ne sauraient être considérés comme des textes inspirés à l’instar des soixante-six livres du canon hébraïque et toute démarche qui les y assimilerait serait à la fois fallacieuse et perverse.

L’article de Gilbert Salem a provoqué de nombreuses réactions de lecteurs. On retiendra, entre autres, cette affirmation du pasteur François Forel, de Chigny : « Il serait totalement faux de laisser croire au public qu’il y a une sorte d’équivalence entre le Nouveau Testament et les apocryphes ; ce serait ignorer que l’Église appuie sa foi sur le témoignage de l’Écriture sainte parce que l’Église l’a reconnue. C’est donc à juste titre que saint Paul écrivait à Timothée : Rejette les fables profanes qui ne sont que contes de bonnes femmes. » Jean-Marc Fellay considère, quant à lui, que les théologiens concernés « apportent aujourd’hui la plus grande confusion par le doute scientifique qui est la caractéristique de notre époque ». Enfin, on ne peut que souscrire aux propos de Dominique Rivier qui s’indigne : « Plutôt que de se pencher avec ostentation et complaisance sur les livres apocryphes pour « les rendre accessibles au grand public chrétien d’Occident » (oh la belle formule universitaire !) ces professeurs ne seraient-ils pas mieux inspirés d’étudier les Évangiles et de les enseigner aux futurs pasteurs ? Tâche combien urgente, à entendre les fadaises à la mode que viennent trop souvent, hélas, nous débiter du haut de la chaire de prétendus ministres du saint Évangile ! »

Il conviendrait déjà, en guise de prolégomènes à l’examen des « apocryphes chrétiens », de clarifier, pour le grand public, quelques notions fondamentales, ne serait-ce qu’au plan terminologique. Démarche d’autant plus indispensable qu’il règne, quant aux concepts mêmes, une grande confusion, y compris dans les milieux généralement tenus pour bien informés.

Il faut rappeler aux lecteurs qui découvrent la réalité pseudépigraphique qu’à l’époque de Néhémie et de Malachie déjà, le canon hébraïque était complet. Les 24 livres d’alors correspondaient aux 39 livres qui constituent l’Ancien Testament tel que nous le connaissons aujourd’hui. Ce sont les livres canoniques (appelés protocanoniques par les catholiques romains).

Au concile de Trente (1546-1563), l’Église romaine avait admis comme canoniques les livres apocryphes qui n’ont jamais figuré dans la Bible hébraïque mais que contenait la Septante (à l’exception de 2 Esdras et de la prière de Manassé). Ces apocryphes vétérotestamentaires qualifiés par le catholicisme romain de deutérocanoniques[6] sont : I Esdras, II Esdras, I Macchabées, II Macchabées, Tobit, Judith, additions au livre d’Esther, additions au livre de Daniel, Sagesse de Salomon, Ecclésiastique (ou Siracide), et Baruch. Ces livres (que Luther considérait comme utiles à lire bien que non inspirés) ne figurent aujourd’hui que dans les versions catholiques romaines de la Bible et dans la TOB.

À côté des apocryphes vétérotestamentaires (dits deutérocanoniques dans les milieux romains), il se trouve des pseudépigraphes rédigés dans les deux siècles qui ont précédé la mort du Christ et dans les deux siècles qui l’ont suivie. Le Psaume 151 appartient à cette catégorie particulière d’écrits quand bien même il ne présente pas d’erreur doctrinale alors que les pseudépigraphes reposent le plus souvent sur des spéculations douteuses, des mythes religieux, des récits hérétiques quand ils ne contrefont pas purement et simplement les livres prophétiques. On a répertorié une vingtaine de pseudépigraphes de l’Ancien Testament. Ceux-ci sont dits « apocryphes » dans les milieux catholiques romains.

Pour ce qui regarde le Nouveau Testament, Réformés et Catholiques s’accordent sur la canonicité des vingt-sept livres qui le composent ; sept d’entre eux sont dits « antilégomènes »[7] : Hébreux, Jacques, 2 Pierre, 2 Jean, 3 Jean, Jude, Apocalypse. Tous sont canoniques, mais, dans le catholicisme romain, les antilégomènes sont qualifiés de deutérocanoniques et les homologoumènes de protocanoniques. Enfin, on relève l’existence de plusieurs dizaines de livres appelés « apocryphes néotestamentaires ». Rome ne les a jamais tenus pour canoniques mais des Pères de l’Église leur ont attribué la canonicité (ce qui les distingue des pseudépigraphes néotestamentaires). Au nombre des apocryphes néotestamentaires appartiennent : les Sept Épîtres d’Ignace, l’Épître de Polycarpe aux Philippiens, l’Épître de Clément aux Corinthiens, la Deuxième Épître de Clément (ou Ancienne Homélie), la Didachè des Douze Apôtres, le Berger d’Hermas, l’Épître de Barnabas, l’Apocalypse de Pierre, les Actes de Paul et de Thécla, l’Épître aux Laodicéens, l’Évangile selon les Hébreux.

Au rang des pseudépigraphes du Nouveau Testament (on en a répertorié aujourd’hui plusieurs centaines[8]), on mentionnera de nombreux Évangiles (dont ceux de Pierre, de Thomas, des Égyptiens, de Nicodème, de Joseph le Charpentier, de la Naissance de Marie et de l’enfance de Jésus), d’innombrables Épîtres (dont six que Paul aurait envoyées à Sénèque), des Apocalypses aussi, de Paul, de Thomas, d’Étienne.

C’est la publication de ces livres-là qui élargit régulièrement le flot d’une encre annonciatrice et publicitaire. « Les énigmes posées depuis vingt siècles par la vie de Jésus remplissent l’existence de nombreux chercheurs et, parfois, le tiroir-caisse des éditeurs », souligne Isabelle Guisan dans un article intitulé selon les normes journalistiques : « Du sang neuf dans la vie de Jésus »[9].

Il ne semble plus guère utile, dans les lignes qui suivent, d’insister davantage sur la prétention manifestée par un réseau international d’une soixantaine de théologiens, historiens et philologues à vouloir élargir le paysage théologique ! En revanche, on s’interrogera légitimement sur cette affirmation du professeur Kaestli à la journaliste précitée : « On admettra ainsi que Jésus avait certains pouvoirs de guérison, même si ce point n’est pas central dans les Évangiles. » Quelle découverte ! Ne serait-ce pas ici le lieu de s’interroger avec G. Bergmann[10] : « Les théologiens rationalistes ont-ils la foi ? » et de répondre avec lui : « S’ils ont la foi, ils ne tirent pourtant pas les conséquences de la foi ».

Les apocryphes (terme générique en l’occurrence) ne sont d’aucun intérêt au plan de la foi. Ils ne l’enrichissent pas d’un quadrant ni même d’une pite. Les Écritures sont la Parole de Dieu infaillible et sans erreur. Les apocryphes sont parole purement et exclusivement humaine. Suggérer que la Bible serait incomplète sous prétexte qu’il se trouve des apocryphes que la science des hommes exhume de temps à autre au cours de l’histoire est une attitude aussi pernicieuse et irresponsable que celle qui consiste à semer le doute au nom de la raison et par le truchement de la haute critique sur l’inspiration verbale, plénière, infaillible, inerrante et illimitée des Écritures[11].

Jacques C. Herman

[1]      Voyez à ce sujet les ouvrages de Gregory A. Boyd, Jesus Under Siege (Jésus Assiégé) et Cynic Sage or Son of God ? (Sage cynique ou Fils de Dieu ?) publiés par Victor Books, Wheaton, 1995. Pour une magnifique défense de l’historicité des récits des Évangiles de Matthieu et de Marc et de la datation de leur rédaction avant la chute de Jérusalem en l’an 70 (ce qui détruit d’un coup deux siècles de spéculations de la critique néo-testamentaire) voyez les deux ouvrages exégétiques ment révolutionnaires du papyrologue allemand Carsten Peter Thiede, Qumrân et les Évangiles, Guibert, 1994 et Témoins de Jésus, Laffont 1996.

[2]      L’adjectif paraissant nécessairement et quasi institutionnellement accolé au substantif qu’il qualifie.

[3]      24 Heures n° 88, 15-17 avril 1995.

[4]      Éditions Labor et Fides, Genève, 1995.

[5]      Divers auteurs, Le mystère apocryphe, Labor et Fides, Genève, 1995, 152 pp., p. 38.

[6]      C’est-à-dire relevant d’un deuxième canon.

[7]      Pendant un certain temps, ces livres ont fait l’objet de débats contradictoires et, comme l’indique l’étymologie, ont « soulevé la discussion ». À côté des sept antilégomènes néotestamentaires, il existe cinq antilégomènes vétérotestamentaires : Esther, Proverbes, Ecclésiaste, Cantique des Cantiques et Ezéchiel.

[8]      Déjà au 9ᵉ siècle, Photius en dénombrait 285 !

[9]      Allez savoir ! No 1, avril 1995, pp. 15 ssq.

[10]    G. Bergmann, Tempête sur la Bible, Bons Semeurs, Paris, 1970, pp. 124 ssq.

[11]    On recommandera à cet égard la lecture d’un excellent petit ouvrage de Charles C. Ryrie, doyen de la Faculté de Théologie Évangélique de Dallas : La Perfection de la Bible, Maison de la Bible, Genève, 1982, 118 pp. Il s’agit de la traduction de « What you should know about inerrancy ». En annexe, on trouve le texte intégral de la Déclaration de Chicago publiée à l’issue du Congrès international sur l’inerrance biblique (octobre 1978).